Un exercice d’exécration
"Maîtres anciens" de Thomas Bernhard
4 ½ étoiles
Gallimard/Folio, 2005, 254 pages, isbn 2070383903
(traduit de l’Allemand par Gilberte Lambrichs)
Le narrateur de "Maîtres anciens", Atzbacher - écrivain très secret puisqu'il se refuse catégoriquement à publier la moindre ligne de ses écrits – s'est rendu au Kunsthistorisches Museum de Vienne bien en avance pour y retrouver son ami Reger – musicologue renommé en Angleterre, mais méconnu dans sa patrie autrichienne. En attendant l'heure exacte de leur rendez-vous, il met à profit ses quelques instants de liberté pour observer Reger, assis à sa place habituelle, sur la banquette de la salle Bordone, face à L'homme à la barbe blanche du Tintoret, et pour se remémorer quelques unes de leurs conversations, ou encore d'autres discussions que lui avait rapportées Irrsigler, le gardien de service dans la salle Bordone, lui aussi très proche de Reger. Et le texte de "Maîtres anciens" n'est finalement rien d'autre que le long monologue intérieur d'Atzbacher, un long monologue tissé des propos de Reger et Irrsigler, et des opinions, goûts et surtout dégoûts de Reger.
Le Tintoret, Sebastiano Venier, Kunsthistotrisches Museum Wien (source)
Car "Maîtres anciens" est, plus que tout, un long exercice d'exécration – claquant sec et nu au terme de la dernière phrase de la dernière page, "exécrable" est d'ailleurs le mot de la fin. Tout y passe. L'Etat et l'Eglise, évidemment. Les historiens de l'art et les guides des musées dont les bavardages interminables détruisent l'art. Mais aussi l'art lui-même, et les artistes qui l'ont créé, "Les soi-disant maîtres anciens n’ont jamais fait que servir l’Etat ou servir l’Eglise, ce qui revient au même, ne cesse de dire Reger, un empereur ou un pape, un duc ou un archevêque. Tout comme le soi-disant homme libre est une utopie, le soi-disant artiste libre a toujours été une utopie, une folie, c’est ce que dit souvent Reger." (pp. 52-53) Etonnamment, dans la bouche du musicologue qu'est Reger, la musique n'est pas mieux traitée que la peinture: Brückner ou Mahler se font ratiboiser, et quant à Beethoven... Hé bien, disons qu'aux yeux de Reger, il n'est pas si génial que ça... Quoique le plus à plaindre soit peut-être encore l'écrivain Adalbert Stifter dont l'oeuvre est littéralement passée à la moulinette d'une ironie dévorante.
Même la défunte épouse de Reger – que son mari regrette pourtant profondément - n'échappe pas totalement à ce traitement décapant, se trouvant prise à partie pour son goût du mobilier Jugendstil que Reger, lui, a en horreur. Mais c'est tout justement cela, le mélange complexe de sentiments que dissimule mal cette détestation perpétuelle et par moments quelque peu forcée, qui donne tout son prix à ce livre hors norme, plus encore que l'extraordinaire virtuosité ou que l'énergie folle que déploie Thomas Bernhard dans l'art du ressassement, de la répétition et de la variation infinitésimale. Les espoirs fiévreux, les exigences astronomiques, les attentes déçues... et la résignation, au bout du compte, et comme en désespoir de cause, à se satisfaire à défaut de mieux du peu que l'on peut vraiment avoir, et des vertus – même insuffisantes - de l'art des maîtres anciens: "Hé oui, a dit Reger, même si nous le maudissons et même si, parfois, il nous paraît complètement superflu et si nous sommes obligés de dire qu’il ne vaut tout de même rien, l’art, lorsque nous regardons ici les tableaux de ces soi-disant maîtres anciens, qui très souvent et naturellement avec les années nous paraissent de plus en plus profondément inutiles et vains, et de plus, rien d’autre que des tentatives impuissantes pour s’établir habilement sur la terre entière, tout de même rien d’autre ne sauve les gens comme nous que justement cet art maudit et satané et souvent répugnant à vomir et fatal, voilà ce qu’a dit Reger." (pp. 197-198)
Extrait:
"Depuis des dizaines d’années, les guides de musée disent toujours la même chose et naturellement quantité de sottises, comme dit M. Reger, me dit Irrsigler. Les historiens d’art ne font qu’inonder les visiteurs de leur bavardage, dit Irrsigler qui, avec le temps, a repris à son compte de nombreuses phrases de Reger, sinon toutes, mot pour mot. Irrsigler est le porte-parole de Reger, presque tout ce que dit Irrsigler, Reger l’a dit, depuis plus de trente ans Irrsigler répète ce que Reger a dit. Lorsque j’écoute attentivement, j’entends Reger parler à travers Irrsigler. Quand nous écoutons les guides, nous entendons tout de même toujours le bavardage sur l’art qui nous tape sur les nerfs, l’insupportable bavardage sur l’art des historiens d’art, dit Irrsigler, parce que Reger le dit si souvent. Tous ces tableaux sont sublimes, mais pas un seul n’est parfait, voilà ce que dit Irrsigler, d’après Reger. Tout de même les gens ne vont au musée que parce qu’on leur a dit qu’un homme cultivé doit y aller, pas par intérêt, les gens ne s’intéressent pas à l’art, quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l’humanité, en tout cas, ne s’intéresse pas le mois du monde à l’art, voilà ce que dit Irrsigler, d’après Reger, mot pour mot." (pp. 13-14)
D'autres livres de Thomas Bernhard, dans mon chapeau: "Un enfant", "Avant la retraite", "Le naufragé" et "Des arbres à abattre".
Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Thomas Bernhard était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2010.