"... mais c'est un roseau pensant"*
"Le roseau révolté" de Nina Berberova
4 ½ étoiles
Actes Sud, 1993, 68 pages, isbn 2742701575
(traduit du Russe par Luba Jurgenson)
A travers les aléas de son existence, ses obligations professionnelles, ses responsabilités envers ses proches et les épreuves de la guerre, la narratrice de ce bref roman de Nina Berberova s'est toujours efforcée de préserver tant bien que mal un espace personnel, un espace de liberté où se retrouver seule face à elle-même, le lieu de sa vie intérieure. On l'aura compris, l'ombre de Pascal n'est jamais bien loin dans ce récit dont le titre-même porte son empreinte.
A Paris, juste avant cette guerre qui devait devenir la deuxième guerre mondiale, notre héroïne avait cru trouver en Einar son âme-soeur, l'homme qui partageait son attachement à cette forme de liberté intérieure. Mais la guerre est intervenue, Einar est reparti pour la Suède tandis que notre héroïne restait à Paris où elle devait prendre soin de son vieil oncle, savant renommé à la santé chancelante. Dans ce roman qui s'ouvre le soir-même de la séparation des amants, Nina Berberova nous plonge tout simplement (simplement, si l'on veut, car lorsque c'est si bien fait, c'est du tout grand art) dans les pensées, les états d'âme et les émotions de la jeune femme au cours des années de guerre, puis lorsque, le conflit enfin terminé, Einar ne répondra pas à ses lettres, et, plus tard encore, lorsque leurs retrouvailles se mueront en désillusion. Tout le charme de ce récit tient à l'élégance et à la sobriété du style, à son refus de tout pathos et à cette acuité psychologique que j'avais déjà tellement appréciée lors de ma lecture de "La souveraine" et qui me semble décidément constituer la marque de fabrique de la romancière russe. Et ce n'est que du bonheur!
Extrait:
"Depuis ma prime jeunesse, je pensais que chacun, en ce monde, a son no man's land, où il est son propre maître. Il y a l'existence apparente, et puis l'autre, inconnue de tous, qui nous appartient sans réserve. Cela ne veut pas dire que l'une est morale et l'autre pas, ou l'une permise, l'autre interdite. Simplement chaque homme, de temps à autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère, seul ou avec quelqu'un, une heure par jour, ou un soir par semaine, ou un jour par mois. Et cette existence secrète et libre se poursuit d'une soirée ou d'une journée à l'autre, et les heures continuent à se suivre, l'une l'autre.
De telles heures ajoutent quelque chose à son existence visible. A moins qu'elles n'aient leur signification propre. Elles peuvent être joie, nécessité ou habitude, en tout cas elles servent à garder une ligne générale. Qui n'a pas usé de ce droit, ou en a été privé par les circonstances découvrira un jour avec surprise qu'il ne s'est jamais rencontré avec lui-même. On ne peut penser à cela sans mélancolie. Ils me font pitié, ceux qui, en dehors de leur salle de bains, ne sont jamais seuls." (pp. 32-33)
* "L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.", Blaise Pascal, "Pensées"
Un autre livre de Nina Berberova, dans mon chapeau: "La souveraine".
Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture