"N'entre pas si vite dans cette nuit noire" d'António Lobo Antunes
3 ½ étoiles
Points, 2004, 670 pages, isbn 2020551756
(traduit du Portugais par Carlos Batista)
Maria Clara est restée seule dans la villa d'Estoril, tandis que sa jeune soeur Ana Maria a accompagné leur mère à la clinique où leur père vient d'être opéré du coeur. Jolie et délicate, Ana Maria est sans conteste le digne produit de la lignée maternelle, la descendante du général habitué à côtoyer les grands de ce monde, qui bâtit en Afrique une fortune dont il ne reste aujourd'hui plus rien. Noiraude et sans grâce, Maria Clara est "l'homme de la maison", la digne fille de son père, qui, selon le mantra répété jusqu'à satiété, n'a lui jamais eu de famille. Et la semaine que doit durer l'absence paternelle est, pour celle qui écrit dans son journal "j'étais si perdue
alors je ne tenais de personne puisque mon père n'avait jamais eu de famille, seul dans son bureau avec les Noirs et les Arabes ou recevant cérémonieusement des invités dans le salon, un éclat de soleil a rebondi sur le pot vers mon cou, s'est attardé au plafond avant d'être subitement avalé par la portière", l'occasion rêvée de fouiller dans les malles entassées au grenier où son père aime à s'enfermer le dimanche après-midi, et de tenter de reconstituer un passé familial occulté à partir des photos, des vieux bulletins scolaires ou des jouets qu'elle pourrait y trouver.
"N'entre pas si vite dans cette nuit noire" est le journal de ces sept jours. Un journal qui compose une sorte de récit des origines que viennent d'ailleurs scander des passages du récit de la création du monde dans la Genèse. Un journal offrant un récit très libre – "N'entre pas si vite dans cette nuit noire" est étiqueté "poème" et non "roman", et ce n'est certainement pas un hasard -, progressant par association libre comme lors d'une psychanalyse, et l'on découvrira plus avant dans le texte qu'il s'agit bien aussi de cela. Au fil des pages, Maria Clara laisse ainsi libre cours à son imagination, à ses fantasmes et à ses angoisses au moins autant qu'à ses souvenirs, et les autres voix qui viennent se mêler à la sienne ne sont peut-être rien d'autre encore que les fruits de son imagination débordante. Dès lors, faut-il encore préciser que l'on ne connaîtra pas le mot de la fin de cette histoire familiale dans laquelle on s'avance comme dans un terrain mouvant, incertain, piégé peut-être?
António Lobo Antunes n'est à mon avis jamais si bon que lorsqu'il plonge au plus profond des secrets familiaux, des non-dits, des frustrations, des rancoeurs et des liens de dépendance qui tissent, entre autres choses, les relations familiales. Et c'est bien le cas dans les deux premiers tiers de "N'entre pas si vite dans cette nuit noire", alors qu'une autre thématique, qui pointait déjà le bout de son nez dans son roman précédent, "Exhortation aux crocodiles", vient se mêler à l'exploration par Maria Clara de ses origines paternelles: tentative ou plutôt refus - je ne sais - d'apprivoiser la proximité de la mort à l’égal du poème si célèbre de Dylan Thomas "Do not go gentle into that good night" auquel le titre n'a d'ailleurs pas cessé de me renvoyer. Ou encore de cet autre poème d’Eugénio de Andrade qu’António Lobo Antunes a d’ailleurs choisi de placer en exergue de son livre
Les deux premiers tiers de "N'entre pas si vite dans cette nuit noire" sont à bien des égards magnifiques et bouleversants, oui vraiment. Mais ce livre souffre à mes yeux d'un gros défaut: il n'en finit littéralement pas... à croire que Maria Clara parle aussi pour l’auteur lorsqu’elle avoue: "J’arrive maintenant à la fin de mon récit et ça me fait de la peine
ça m’a toujours fait de la peine de voir la fin de quelque chose
je diffère alors le moment de sortir mon journal caché dans le tiroir et de m’asseoir à la table (…) j’écris une ligne ou deux, les efface, les réécris mais ça ne s’est pas passé ainsi, un trait plus appuyé barrant les mots, comme les mots restent lisibles un deuxième trait plus appuyé encore, d’autres traits vifs en X et quand la phrase n’est plus compréhensible je m’acharne à la redéchiffrer car ça s’est bien passé ainsi, à la refaire dans ma tête sans la retrouver, à chercher l’idée qui a engendré l’idée sans y arriver…" (p. 567) Et pendant que les confidences de Maria Clara n’en finissent pas d’en finir, irrésistiblement, la fascination des débuts cède la place à un désintérêt poli.
Extrait:
"et je crois que ce que je vous dit s'apparente aux nuages, lents, sans contours, changeant de forme et me faisant mal à l'intérieur tout comme ma mère et mon père me font mal à l'intérieur, ma mère me fait mal à l'intérieur, je me fais mal à l'intérieur et parce que cela me fait mal à l'intérieur j'invente sans cesse espérant que vous imaginez que j'invente et dès lors que vous imaginez que j'invente et que vous ne croyez pas en moi je deviens à même d'être sincère avec vous, il est sûr que de temps en temps, à supposer que vous me croyez honnête, je vous offre un nuage jaune ou un marron et une main pleine d'oiseaux en guise de vérité, la vérité par exemple c'est Ana m'embrassant à l'entrée de la clinique et moi repoussant ses mains, papa est malade Maria Clara
Clarinha
Papa est malade Clarinha, papa est si malade, qu'allons-nous faire, une fable vous comprenez, une exagération, mon père peut-être un peu plus faible mais déjà capable de manger, les gens nous regardent avec une pitié qui me donne envie de les effayer par des cris" (pp. 445-446)
D'autres livres d'António Lobo Antunes, auteur des mois de février et mars 2010 sur Lecture/Ecriture, et dans mon chapeau: "Le retour des caravelles" et "Exhortation aux crocodiles".