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Dans mon chapeau...
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31 mars 2010

Paradoxe temporel

“Le retour des caravelles” d’António Lobo Antunes51MXHXJPWNL__SL500_AA240_
3 ½ étoiles

Points, 2003, 291 pages, isbn 978020526524

(traduit du Portugais par Michelle Guidicelli et Olinda Kleiman)

C'est un vrai dépaysement que cette première étape de mes retrouvailles avec l'écrivain portugais António Lobo Antunes, auteur des mois de février et mars 2010 sur Lecture/Ecriture.

En abordant avec ce livre, une dizaine d'années à peine après l'implosion de l'empire colonial portugais, le sujet du retour des colons dans leur Mère-Patrie, António Lobo Antunes nous offre un roman atypique en comparaison du reste de sa production. Pendant moderne des "Lusiades", le grand poème épique du siècle des découvertes, oeuvre de Luis de Camões, délaissant l'analyse des horreurs de la guerre ou des sentiments humains bouillonnant dans la touffeur familiale, "Le retour des caravelles" nous entraîne à la suite de toute une galerie de personnages les plus divers – modeste fonctionnaire, petit commerçant ou trafiquant de diamants – auxquels António Lobo Antunes a imaginé de redonner les noms des grands héros des explorations maritimes du XVème siècle, en un paradoxe temporel aux effets saisissants.

Dans le port de Lisbonne, les caravelles jouent au coude à coude avec les tankers irakiens. Les autocars pleins de touristes se mêlent aux charettes des tailleurs de pierre pour créer un gigantesque embouteillage aux abords du chantier du couvent des Hiéronymites. Diogo Cão, explorateur des côtes occidentales de l'Afrique dans les années 1485-1486, se double ainsi d'un employé de la Compagnie des Eaux angolaise, tandis que François-Xavier, missionnaire jésuite en Extrême-Orient et saint patron de Setubal, se révèle aussi un proxénète au demeurant fort peu sympathique... Et quant au roi Manuel 1er et à son compère Vasco de Gama - "ce couple de vieillards déguisés qui portaient les costumes extravagants d'un carnaval ancien, un poignard en fer-blanc à la ceinture, des mocassins pointus en velours, des pourpoints à rayures et de longues mèches sentant l'origan d'arrière-cuisine dans lesquelles pullulaient des parasites de siècles révolus" (p. 143) –, ils ne suscitent que des regards effarés de la part de leurs concitoyens d'un état désormais devenu républicain.

Porto_22

Panneau d'azulejos décorant une façade du vieux Porto (Cliché Fée Carabine)

Le résultat est décapant et par moments des plus cocasse. Mais l'impression qui domine en fin de compte est celle d'un très fort sentiment d'amertume, si bien que l'on ne peut que souscrire à cette constatation formulée par une vieille prostituée, amie de Diogo Cão: “je n’ai jamais croisé d’hommes aussi amers qu’à cette époque douloureuse où les paquebots rentraient au royaume pleins à craquer de gens rageurs et désespérés, avec, pour tout bagage, un baluchon à la main et une aigreur incurable au fond du cœur (…)” (pp. 234-235).

Extrait:

“Le premier ami qu’ils se firent à l’hôtel Apôtre des Indes dormait trois matelas plus loin, il s’appelait Diogo Cão, avait travaillé en Angola comme agent de la Compagnie des Eaux, et quand, l’après-midi, une fois que la mulâtresse était partie au bar, il venait s’asseoir avec le petit et moi sur les marches de l’hôtel pour regarder sur les voliges des toits la frénésie des tourterelles, il m’annonçait, d’une voix déjà incertaine, tout en buvant au goulot d’une bouteille cachée dans la doublure de son manteau, que trois cents, quatre cents ou cinq cents ans plus tôt, il avait commandé les vaisseaux de l’Infant tout au long de la côte africaine. Il m’expliquait la meilleure façon d’étouffer dans l’oeuf des mutineries de marins, de saler la viande et de naviguer à la bouline, et combien il était difficile de vivre en ces temps rudes de huitains épiques et de dieux en colère, et je faisais semblant de le croire pour ne pas froisser la susceptibilité de ses emportements d’ivrogne, jusqu’au jour où il a ouvert sa valise devant moi et où, sous les chemises, les gilets et les caleçons tachés de vomissures et de lie de vin, j’ai vu apparaître des cartes anciennes toutes moisies et un carnet de bord en lambeaux.” (pp. 82-83)

D'autres livres d'António Lobo Antunes, dans mon chapeau: "Exhortation aux crocodiles" et "N'entre pas si vite dans cette nuit noire"

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29 mars 2010

"L'oeil du graveur sur la ville"

102Meryon et Canaletto,
Musée de Louvain-la-Neuve,
jusqu'au 18 avril 2010

Il y a aujourd'hui un risque d'ambiguïté à parler du musée de Louvain-la-Neuve, mais c'est que le musée de l'Université catholique de Louvain a longtemps été le seul musée de la plus jeune des villes belges - jusqu'à l'ouverture l'année dernière d'un concurrent bien plus médiatisé et dont la stratégie de communication, selon l'expression en vigueur, a de quoi laisser perplexe. Le nom de musée de Louvain-la-Neuve lui est donc resté et c'est très bien ainsi, car ses collections disparates, résultats de donations et de legs divers, sa disposition en patchwork dans des espaces devenus quelque peu exigus (un nouveau bâtiment est en projet, qui devrait être implanté sur les bords du lac) ne sont pas dénués de charme, quand ils ne réservent pas à leurs visiteurs de magnifiques surprises - ce qui est justement le cas de l'exposition actuellement consacrée à Charles Meryon et à Canaletto sous le titre "L'oeil du graveur sur la ville".

Nul besoin, sans doute, de présenter ici Giovanni Antonio Canal, plus connu sous le surnom de Canaletto, que ses célèbres vues de Venise ont fait passer à la postérité. Ce ne sont pourtant pas ces tableaux qui nous sont présentés ici, mais bien quelques unes des gravures que Canaletto avait réalisé sur les mêmes thèmes, en réponse à une commande d'un de ses principaux mécènes britanniques, le marchand et collectionneur Joseph Smith.

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Charles Meryon, La morgue (source: wikimedia commons)

Ces Vedute sont en outre placées en regard d'un choix de gravures de Charles Meryon. Ce fils illégitime d'un médecin anglais et d'une danseuse de cabaret parisienne s'étant consacré exclusivement à la gravure après avoir longuement roulé sa bosse un peu partout, et s'être découvert daltonien - ce qui lui interdit définitivement la pratique de la peinture -, révèle ici un sens étonnant de la lumière et de la profondeur. Ses vues parisiennes empreintes de raffinement et d'une belle vivacité feraient presque paraître plates par comparaison les Vedute de Canaletto. Ne manquez donc pas cette occasion de les découvrir, vous ne le regretterez pas!

Pour en savoir plus sur Charles Meryon, vous pouvez vous reporter aux fiches qui lui sont consacrées sur wikipedia, en Français, ou en Anglais (fiche bien plus complète). 

Présentation de l'exposition sur le site du musée.

28 mars 2010

Noir, amer, fondant en bouche...

"Le chemin des écoliers" de Marcel Aymé418X4T78SML__SL500_AA300_
4 étoiles

Gallimard/Folio, 2005, 253 pages, isbn 2070361438

Avec ce roman publié tout juste après la deuxième guerre mondiale, en 1946, Marcel Aymé délaisse les campagnes et les paysans madrés qui formaient l'univers de "La jument verte" au profit des petits bourgeois parisiens, et le second empire pour l'occupation allemande, sans rien rabattre de son impertinence ni de sa sensualité piquante, sans renoncer surtout à pourfendre l'hypocrisie ambiante dès que l'occasion s'en présente. Et pourtant, il est bien difficile de croire que "le chemin des écoliers" est né de la même plume que "La jument verte" tant ces deux livres sont différents, tant le premier, en somme, offre à foison ce dont la seconde manquait à mes yeux cruellement: des personnages terriblement humains et un vrai regard de bonne grosse tendresse pour leurs innombrables défauts et manquements.

Car bien sûr, tout émoustillés par les longues jambes de Solange, leur secrétaire, les (anti-)héros de Marcel Aymé ne sont pas exactement des maris fidèles. Ils sont gourmands, fricotent tant et plus au marché noir – les temps sont durs et il faut bien vivre. Ils préfèrent tant que c'est possible reporter à plus tard l'achat d'une nouvelle paire de chaussures pour le fiston afin de pouvoir payer leurs cigarettes et ne sont que trop enclins à engouffrer au petit-déjeuner bien plus que leurs trois tartines beurrées réglementaires. Mais au fond, Michaud et Lolivier, son ami et associé de la S.G.I. ou Société de Gérance des fortunes Immobilières de Paris, ne sont pas des mauvais bougres. Ils sont même pleins de bonnes intentions, et de la bonne grosse tendresse, il y en tant dans leurs rapports qu'elle envahit jusqu'à leurs engueulades les plus sonores.

Au travers de la vie familiale et professionnelle de nos deux bonshommes, Marcel Aymé nous invite à la découverte de tout un petit monde grouillant de vie dans le Paris de l'occupation. On y croisera tour à tour soldats occupants et patriotes convaincus, cocottes et petits collabos, rapaces ou antisémites qui s'ignorent plus ou moins, autant de seconds rôles dont le destin nous est révélé en des notes de bas de pages souvent désopilantes alors même qu'elles apportent au "Chemin des écoliers" une incontestable touche de noirceur que vient encore renforcer le récit des penchants sadiques du fils Lolivier...

Tendre à faire fondre et pourtant bien sombre, voici un livre comme une tablette de chocolat: noir, amer, fondant en bouche... Et ça, franchement, ça me plaît bien. Voilà donc que je ne suis plus tout à fait fâchée avec Mr Aymé ;-), auteur des mois de décembre 2009 et janvier 2010 sur Lecture/Ecriture.

25 mars 2010

Des nouvelles de Glasthule

"Les Bons Chrétiens" de Joseph O’Connor51exrFuEobL__SL500_AA240_
4 ½ étoiles

Phébus/Libretto, 2010, 237 pages, isbn 9782752904331

(traduit de l’Anglais par Pierrick Masquart et Gérard Meudal)

Outre un lever de rideau à Belfast et quelques détours londoniens, l’essentiel des treize nouvelles rassemblées ici nous entraînent à Glasthule, modeste banlieue de Dublin, pour y partager les drames, les chagrins et les insatisfactions de gens ordinaires. "Taxi Blues" nous livre ainsi le récit tout simple de la très mauvaise journée d’un chauffeur de taxi. Le jeune garçon narrateur de la nouvelle qui donne son titre au recueil devient quant à lui le témoin de la séparation de ses parents, puis de la mort solitaire d’une vieille femme qu’il avait l’habitude de rencontrer tous les dimanches à l’église, tandis que le héros de "La liberté de la presse" dont l’épouse vient de mourir dans un accident de train est bouleversé de découvrir que sa compagne de toute une vie lisait ce jour-là le Daily Sentinel et non le Telegraph dont il pensait que c’était son journal habituel: "Je veux dire, imaginez un peu: avoir connu quelqu’un pendant toutes ces années. Avoir affronté tant de choses ensemble, tout ce qu’on a pu affronter, et ne même pas avoir deviné ce petit faible pour le Daily Sentinel, de temps en temps, comme s’il y avait du mal à cela. Ça vous en dit long – comme on se connaît peu, je veux dire." (pp. 193-194)

Dès la toute première de ces nouvelles - "Les collines aux aguets", récit de la liaison homosexuelle entre Danny Sullivan, militant de l’IRA, et Henry Woods, un soldat britannique -, le ton est donné. Aucun sujet n’est trop difficile pour Joseph O’Connor. Et tous sont traités avec autant d’humanité que de sobriété et de justesse. Que ce soit l’obsession malsaine d’un homme pour sa voisine du rez-de-chaussée dont il a pris l’habitude de voler le courrier ("Ailsa"), obsession qui devient par la bande le révélateur des frustrations que lui laisse son propre couple. Ou encore, dans "Les mères sont toutes les mêmes", le récit par un jeune Irlandais débarquant pour la première fois à Londres pour y chercher du travail, de sa rencontre avec l’une de ses compatriotes venue de toute évidence en Angleterre pour s’y faire avorter, récit qui tire sa force peu commune du fait que son narrateur ne comprend rien de rien à ce qui se passe…

Chacune des treize nouvelles rassemblées dans ce recueil mériterait sans doute d’être évoquée plus en détails ici car toutes sont de très grande qualité. Et je ne peux me défendre d’être très impressionnée, vraiment, à l’idée que ces textes comptent parmi les tous premiers publiés par Joseph O’Connor au début des années 1990. Voilà donc un auteur à suivre et auquel je reviendrai assurément dans un proche avenir !

Extrait :

"La deuxième mission fut l’expédition punitive. En se rendant au parc, la fois suivante, il repensait à la conversation qu’il avait eue. Il se rappelait la tache de sang qui s’étendait sur le sol. Il se rappelait le visage implorant et terrifié du revendeur de drogue. Il se souvenait du son mat que faisaient les os lorsqu’on les brisait. C’était la première fois qu’il brisait un genou. Mais ils n’avaient pas utilisé de pistolet. Ils avaient pris des blocs de ciment pour fracasser les jambes de leur victime. C’était absurde. Dans les autres pays on se souvient de son premier jour d’école, de sa première visite chez le dentiste à la rigueur, de son premier baiser.
- Mais putain, qu’est-ce que l’Irlande a à foutre de moi ? avait ensuite demandé Danny Sullivan."
(pp. 28-29)

D'autres livres de Jospeh O'Connor sont présentés sur Lecture/Ecriture.

23 mars 2010

L'habitat suédois au fil des âges - Carnet de Stockholm (15)

44448632"Skansen",
Djurgården, Stockholm

Visiter Skansen par un beau dimanche ensoleillé de septembre, c'est s'exposer à entrer à tout moment en collision avec une petite tête blonde dissimulée derrière une énorme barbe à papa ou un cornet de glace dégoulinant. Car par un beau dimanche de fin d'été, Skansen est un lieu de sortie privilégié des familles suédoises, mélange d'excursion éducative (un peu) et de kermesse populaire (beaucoup).

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Maisonnette provenant du quartier de Södermalm, Parc de Skansen, Stockholm (Cliché Fée Carabine)

Mais les touristes de passage à Stockholm y trouveront aussi, sans quitter la ville, un avant-goût de la campagne suédoise, de ses fermes traditionnelles et de ses petites églises en bois. Car le parc de Skansen, fondé en 1891 par Artur Hazelius, est avant tout un musée en plein air s'attachant à retracer cinq siècles d'histoire de l'habitat suédois en préservant pour les générations futures des écoles, des fermes, des ateliers d'artisans, bref des maisons des plus modestes (telle cette maisonnette au toit gazonné que l'on pouvait trouver dès le début du XVIIIème siècle et jusque dans les années 1920 dans le faubourg de Södermalm) aux plus prestigieuses et chargées d'histoire, à l'exemple de ce pavillon ornant le jardin du philosophe et théologien Emmanuel Swedenborg qui s'y installait pour écrire pendant les beaux jours.

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Pavillon d'Emmanuel Swedenborg, Parc de Skansen, Stockholm (Cliché Fée Carabine)

Le site du musée de Skansen.

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22 mars 2010

La poésie n'est pas un long fleuve tranquille

"Le livre canoë (poèmes et autres récits)" de Serge Delaive41TDJ718GYL__SL500_AA240_
4 étoiles

Editions de la Différence/Clepsydre, 2001, 138 pages, isbn 2729113568

Bien avant de se faire romancier et de signer avec son "Argentine" une vraie réussite du genre, Serge Delaive était poète. Mais un poète qui déjà contait des histoires. Un poète qui, entre les pages de ses livres, offrait déjà tout un monde à ses lecteurs.

A travers les quatre sections du "livre canoë" ("Parabellum", "Postures", "Antipoèmes" et "De la littérature"), à travers aussi une grand diversité formelle mêlant de longues séquence de vers libres à des poèmes courts dont la brièveté relève quasiment de l'instantané photographique ou encore à quelques textes en prose, Serge Delaive nous entraîne vers les horizons lointains de Vientiane ou de Buenos Aires où l'on croisera d'ailleurs quelques silhouettes qui réapparaîtront dans "Argentine". Tour à tour lyriques ou bien bousculés et comme heurtés par un sentiment d'urgence, ses vers nous immergent dans des histoires de fuite, de morts violentes, de suicide et d'abandon, flirtant avec le doute, les traîtrises de la mémoire et le sentiment, troublant au dernier degré, de l'impossibilité-même de la littérature. Et pourtant...

Décidément, sous la plume de Serge Delaive, la littérature et certainement la poésie n'ont rien d'un long fleuve tranquille. Et ce n'est certes pas le lecteur, tantôt déstabilisé, surpris, ému ou conquis, qui s'en plaindra...

Extrait:

Postures

(...)

La mousson renonce
à la terre ocre et détrempée
livrée désormais
au soleil carnivore
Les palmiers aréquiers
vigiles haut perchés
suent d'huile et du bétel
que l'on chiquera
en épiant les signes
avant-coureurs d'un
imminent typhon
qui trace déjà
larges gestes circulaires
en travers du ciel retiré
son lavis lourd et ses franges
aquatintes.

(...)

(Vientiane)
Le lent
l'indolent charme
de Vientiane en sarong
s'émiette par les mailles lâches
des heures qui pendouillent
se délitant jusqu'à l'usure
avant de glisser en vrilles paresseuses
à l'improviste
sur la nuit poussiéreuse.
(pp. 63-64 et p. 73)

Un autre extrait du "livre canoë", dans mon chapeau: "Sans doute".

D'autres livres de Serge Delaive, dans mon chapeau: "Argentine" et "Poèmes sauvages"

20 mars 2010

Un bijou d'humour juif... et très très noir

19155581_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20090818_052013"A serious man" d'Ethan et Joel Coen,
avec Michael Stuhlbarg, Sari Lennick et Fred Melamed

Dès le moment où sa femme lui a annoncé qu'elle voulait le quitter, et divorcer religieusement afin de se remarier dans la foi avec un de leurs amis, la vie de Larry Gopnik, professeur de Physique pas encore titularisé d'une petite université américaine, a viré au cauchemar, ou du moins s'est métamorphosée en une invraisemblable accumulation de déboires. Tous semblent s'être ligués pour lui empoisonner l'existence, et l'empêcher de se voir pour ce qu'il voudrait être, un pilier de sa communauté, "a serious man": sa femme et l'amant de cette dernière, bien sûr mais aussi ses enfants ou son frère, sans parler de l'étudiant qui tente de le soudoyer ou du corbeau qui envoie des lettres calomnieuses au comité chargé de décider de sa titularisation.

Mais pour savoureuses qu'elles soient les péripéties du dernier film des frères Coen comptent finalement moins que son ton, flegmatique et délicieusement absurde, et que son impeccable sens du rythme. Cela ne se décrit pas, se résume encore moins. Mais cette transposition dans une tranquille petite ville américaine des contes (pas si) moraux, fantastiques et un peu inquiétants du shtettle est tout simplement irrésistible. Un pur régal d'humour très très noir jusque dans ses toutes dernières images.

D'autres films d'Ethan et Joel Coen, dans mon chapeau: "Intolérable cruauté", "Burn after reading" et "O'Brother, Where Art Thou?"

18 mars 2010

La perte du paradis

"Floraison sauvage" d'Aharon Appelfeld41321A7PFPL__SL500_AA240_
4 ½ étoiles

Editions de l'Olivier, 2005, 259 pages, isbn 2879294916

(traduit de l'Hébreu par Valérie Zenatti)

Reconnu comme l'un des grands romanciers israéliens d'aujourd'hui, Aharon Appelfeld est né en 1932 en Bucovine, région à présent partagée entre l'Ukraine et la Roumanie, au pied des Carpates. Et il retrouve avec cette "Floraison sauvage" sa terre natale, en un temps (au XIXème siècle?) que l'on peine à préciser, le seul repère temporel étant une allusion succincte à Napoléon, mais un temps en tout cas où la braise de l'anti-sémitisme continue à couver sous les cendres d'une tranquillité trompeuse.

Au sommet d'une montagne, les tombes d'une poignée de juifs qui prirent les armes, refusant de se laisser massacrer sans combat lors d'un pogrom, font office de lieu de pèlerinage et de rassemblement pour la communauté juive de toute la région. La garde de ce cimetière des martyrs est traditionnellement confiée, génération après génération, aux membres d'une seule et même famille dont les derniers représentants - un frère et une soeur, Gad et Amalia – mènent à l'époque qui nous intéresse une vie retirée dans l'enceinte du cimetière sur lequel Gad veille jalousement, redressant soigneusement les tombes que le ruissellement des eaux a fait pencher, maintenant à l'écart voleurs et profanateurs avec l'aide de ses deux chiens de garde.

Gad et Amalia sont jeunes encore. Ils vivent là protégés d’une certaine manière du monde extérieur mais, aussi, terriblement seuls. Et si le frère et la sœur vivent leur mission de façons très différentes – Amalia très instinctive, Gad dans la stricte observance de la Loi et de la Tradition -, les effets conjugués des longues nuits d’hiver, de la nostalgie de la vie dans la plaine, de la solitude et du slivovitz les font en fin de compte dériver l’un comme l’autre vers cette noire mélancolie contre laquelle leur oncle Arié, qui les avait précédé comme gardien du cimetière, les avait mis en garde - une mélancolie que certains théologiens chrétiens auraient sans doute nommée du nom d’acédie, ce vice si redouté des aspirants à la vie monastique – et vers un amour interdit.

Pas une seule fois, tout au long des pages de "Floraison sauvage", Aharon Appelfeld ne porte le moindre jugement sur ses deux héros. Se contentant de retranscrire, d’une écriture fluide et souvent sensuelle, leurs émotions, leurs actes et leurs paroles jusque dans leurs sophismes les plus appuyés, il nous offre une réécriture du mythe du péché originel et de la perte du paradis qui ne cesse jamais d’être aussi une histoire d’amour. Et il nous ouvre la voie de réflexions inépuisables sur la nature humaine, la véracité de l’expérience religieuse et la frontière ténue qui la sépare parfois de la folie et de la perversion.

Extrait:

"- Les rêves nous trompent et nous éloignent du chemin.
- De quel chemin? demanda Amalia. Ce qui le surprit.
- Mais ce qu'un homme est tenu de faire, bien sûr. Et nous grâce à Dieu, nous avons de quoi. Nous ne pouvons pas faire ce que la montagne fait, ce que les vieux font, mais nous pouvons offrir aux gens une tasse de café et une part de gâteau. C'est un service saint, je dirais.
Amalia le regardait. Elle comprenait chaque mot pris séparément, mais assemblés, ils ne lui plaisaient guère. Elle avait envie de dire: et notre solitude, notre nostalgie, ça ne compte pas?
- C'est ainsi, dit Gad d'une voix presque solennelle. Chacun son destin.
Et la conversation prit fin."
(pp. 47-48)

D'autres livres d'Aharon Appelfeld sont présentés sur Lecture/Ecriture.

17 mars 2010

"Sans doute"

En un dixième de seconde
un peu moins sans doute
mon enfance s'est plombée
sur une détonation
et depuis c'est elle que je cherche
à mesure que tous les jours
un peu plus sans doute
mon enfance m'échappe
et je l'ai traversée sur les continents
dans la foule et la solitude
aussi sur des ventres matriciels
et j'ai fouillé les angles du monde
à l'envers j'ai dormi dans le lit des secrets
qu'on épluche un à un le dernier découvrant
le suivant comme poupées gigognes
pour refluer au point de départ
où tout commence quand l'enfance
finit je n'ai rien trouvé sinon rien
on a beau jouer le jeu le jour
feindre que vivre au coin d'un sourire
on sait quand même qu'au milieu de soi
quelque chose à l'écart pourrit
et qu'à cette rapide moisissure
il est inutile de rétracter
la dernière consonne de détonation
parce que ça sonne le temps à peine
d'un dixième de seconde vous aviez un père
et le voilà en allé avec votre enfance
sur son épaule puis il faudra bien vivre
devenir père et simuler peut-être
de croire en la poursuite
d'un temps révolu disparu
au moment mécanique du revolver
le temps d'annuler le temps
un peu moins un peu plus qu'importe
des bras chauds un modèle
une exigence et la belle et pure folie
entre lesquels loger notre enfance
à côté du coffre aux trésors
de tout ce qui est à jamais
sans nul doute
perdu.

Serge Delaive, "Le livre canoë (poèmes et autres récits)", Editions de la Différence/Clepsydre, 2001, pp. 23-24

14 mars 2010

Une ambiance "fin de siècle"

"Les Maia" de José Maria Eça de Queiroz41RYW9NHFEL__SL500_AA240_
4 ½ étoiles

Chandeigne, 2002, 797 pages, isbn 2906462748

(traduit du Portugais par Paul Teyssier)

Unanimement considéré comme le grand œuvre de José Maria Eça de Queiroz, "Les Maia" est le roman d’une famille de l’aristocratie portugaise. Et plus particulièrement de l’amour impossible de son dernier rejeton, Carlos da Maia, un amour dont on devine du reste assez rapidement – alors que notre héros n’est encore qu’un gamin en culotte courte – quel interdit viendra le frapper. Mais cette intrigue sans grande surprise n’occupe à dire vrai qu’une part secondaire de ce gros livre, où le peu d’événements qui se produisent compte finalement bien moins que ce que José Maria Eça de Queiroz nous montre et qui ne se passe pas, l’absence d’événement porté à son paroxysme, l’immobilisme élevé au rang des beaux arts. Suivant Carlos da Maia et le petit cénacle artistique qu’il forme avec quelques amis – le musicien Cruges, le poète João da Ega, alter ego de l’auteur qui se dépeint là avec une bonne dose d’ironie -, José Maria Eça de Queiroz dresse en effet un portrait impitoyable de la bonne société lisboète des années 1870, de l’inertie de sa jeunesse, du cynisme de ses hommes politiques et des manœuvres de ses banquiers, dans une ambiance qui apparaît déjà et fut-ce prématurément comme très fin de siècle.

Déliquescence, lenteur et langueur, "luxe, calme et volupté" sont les maîtres–mots des descriptions qui grèvent ce roman, et qui ne vont pas sans quelques vraies longueurs. "Les Maia" – vous l’aurez sans doute compris – tomberont très vite des mains des amateurs d’action trépidante et de rebondissements en série. Mais d’autres lecteurs - dont je suis - se laisseront séduire par la prose élégante de José Maria Eça de Queiroz et par son tableau d’un Portugal enlisé à l’aube de la modernité, à la croisée des chemins entre une royauté autoritaire et une monarchie parlementaire qui peine à trouver sa voie: un tableau servi par une extrême minutie, alliant un grand raffinement à une rare subtilité et par là-même véritablement fascinant.

Extrait:

"Et il se remit à parler de l’événement de la veille, le fameux article de la Gazette. Il trouvait cela, comme il l’avait dit, purement et simplement insensé, et d’une flagornerie indécente. Ce qui l’affligeait, c’est qu’Ega, avec son talent, sa verve pétillante, ne faisait rien…
- Personne ne fait rien, dit Carlos en s’étirant. Toi, par exemple, que fais-tu ?
Cruges, après un silence, grogna en haussant les épaules:
- Si je faisais un bon opéra, qui me le représenterait ?
- Et si Ega faisait un beau livre, qui le lirait ?
Le maestro finit par dire :
- Ce pays est impossible !... Je crois que que moi aussi je vais prendre du café."
(p. 255)

D'autres livres de José Maria Eça de Queiroz sont présentés sur Lecture/Ecriture.

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