Paradoxe temporel
“Le retour des caravelles” d’António Lobo Antunes
3 ½ étoiles
Points, 2003, 291 pages, isbn 978020526524
(traduit du Portugais par Michelle Guidicelli et Olinda Kleiman)
C'est un vrai dépaysement que cette première étape de mes retrouvailles avec l'écrivain portugais António Lobo Antunes, auteur des mois de février et mars 2010 sur Lecture/Ecriture.
En abordant avec ce livre, une dizaine d'années à peine après l'implosion de l'empire colonial portugais, le sujet du retour des colons dans leur Mère-Patrie, António Lobo Antunes nous offre un roman atypique en comparaison du reste de sa production. Pendant moderne des "Lusiades", le grand poème épique du siècle des découvertes, oeuvre de Luis de Camões, délaissant l'analyse des horreurs de la guerre ou des sentiments humains bouillonnant dans la touffeur familiale, "Le retour des caravelles" nous entraîne à la suite de toute une galerie de personnages les plus divers – modeste fonctionnaire, petit commerçant ou trafiquant de diamants – auxquels António Lobo Antunes a imaginé de redonner les noms des grands héros des explorations maritimes du XVème siècle, en un paradoxe temporel aux effets saisissants.
Dans le port de Lisbonne, les caravelles jouent au coude à coude avec les tankers irakiens. Les autocars pleins de touristes se mêlent aux charettes des tailleurs de pierre pour créer un gigantesque embouteillage aux abords du chantier du couvent des Hiéronymites. Diogo Cão, explorateur des côtes occidentales de l'Afrique dans les années 1485-1486, se double ainsi d'un employé de la Compagnie des Eaux angolaise, tandis que François-Xavier, missionnaire jésuite en Extrême-Orient et saint patron de Setubal, se révèle aussi un proxénète au demeurant fort peu sympathique... Et quant au roi Manuel 1er et à son compère Vasco de Gama - "ce couple de vieillards déguisés qui portaient les costumes extravagants d'un carnaval ancien, un poignard en fer-blanc à la ceinture, des mocassins pointus en velours, des pourpoints à rayures et de longues mèches sentant l'origan d'arrière-cuisine dans lesquelles pullulaient des parasites de siècles révolus" (p. 143) –, ils ne suscitent que des regards effarés de la part de leurs concitoyens d'un état désormais devenu républicain.
Panneau d'azulejos décorant une façade du vieux Porto (Cliché Fée Carabine)
Le résultat est décapant et par moments des plus cocasse. Mais l'impression qui domine en fin de compte est celle d'un très fort sentiment d'amertume, si bien que l'on ne peut que souscrire à cette constatation formulée par une vieille prostituée, amie de Diogo Cão: “je n’ai jamais croisé d’hommes aussi amers qu’à cette époque douloureuse où les paquebots rentraient au royaume pleins à craquer de gens rageurs et désespérés, avec, pour tout bagage, un baluchon à la main et une aigreur incurable au fond du cœur (…)” (pp. 234-235).
Extrait:
“Le premier ami qu’ils se firent à l’hôtel Apôtre des Indes dormait trois matelas plus loin, il s’appelait Diogo Cão, avait travaillé en Angola comme agent de la Compagnie des Eaux, et quand, l’après-midi, une fois que la mulâtresse était partie au bar, il venait s’asseoir avec le petit et moi sur les marches de l’hôtel pour regarder sur les voliges des toits la frénésie des tourterelles, il m’annonçait, d’une voix déjà incertaine, tout en buvant au goulot d’une bouteille cachée dans la doublure de son manteau, que trois cents, quatre cents ou cinq cents ans plus tôt, il avait commandé les vaisseaux de l’Infant tout au long de la côte africaine. Il m’expliquait la meilleure façon d’étouffer dans l’oeuf des mutineries de marins, de saler la viande et de naviguer à la bouline, et combien il était difficile de vivre en ces temps rudes de huitains épiques et de dieux en colère, et je faisais semblant de le croire pour ne pas froisser la susceptibilité de ses emportements d’ivrogne, jusqu’au jour où il a ouvert sa valise devant moi et où, sous les chemises, les gilets et les caleçons tachés de vomissures et de lie de vin, j’ai vu apparaître des cartes anciennes toutes moisies et un carnet de bord en lambeaux.” (pp. 82-83)
D'autres livres d'António Lobo Antunes, dans mon chapeau: "Exhortation aux crocodiles" et "N'entre pas si vite dans cette nuit noire"