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Dans mon chapeau...
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25 février 2011

Intime et distancié

"L’amour des Maytree" d’Annie Dillard511EplZHXiL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Christian Bourgois, 2008, 278 pages, isbn 9782267019827

(traduit de l’Anglais par Pierre-Yves Pétillon)

Une rencontre, des fiançailles, un mariage, la naissance d’un enfant, une séparation et une mort. L’histoire de Lou Bigelow et de Toby Maytree est une histoire tout aussi ordinaire et commune qu’elle n’est unique aux yeux des intéressés... puisque, tout simplement, c’est leur histoire. Et installés dans un petit village de pêcheurs à la pointe du Cap Cod, adeptes d’une vie spartiate, sans voiture ni télévision pour les détourner de ce qui est pour eux l’essentiel – la poésie, la peinture, et la beauté de l’infini des dunes posées entre le ciel et l’océan -, les Maytree ont beau être ce genre de gens dont le nez est perpétuellement plongé dans un livre, toute cette littérature ne leur est d’aucune utilité, ainsi que le note Lou: "L’amour lui avait si soudainement bondi dessus qu’elle pensait sérieusement que personne n’avait jamais analysé d’un peu près ce phénomène. Où en était-il question dans la littérature? Quelqu’un avait bien dû écrire quelque chose à ce sujet? Ça avait dû lui échapper. Il était temps de tout relire." (p. 45)

De ce paradoxe d’une histoire à la fois si commune et si personnelle, Annie Dillard a su tirer parti – par un humour à froid qui ne va pas tout à fait jusqu’au sourire, et par un ajustement perpétuel du regard, du distancié au plus intime - pour faire de son "Amour des Maytree" un roman universel et unique, sans décidément plus rien d’ordinaire. Un roman parcouru aussi des embruns balayant la pointe du Cap Cod, des parfums des pinèdes du Maine - "La beauté du Maine n’est pas du ciel, mais de la terre. La lumière du soleil tombait sur des pins noirs, et mourait, ou bien se répandait sur les champs. Cette froide forêt finit par le séduire. Les aiguilles de pin qu’on foulait aux pieds devinrent son sable. Il humait l’humus noir, humait le roc à l’odeur de tuyau mouillé." (p. 136) -, ou encore des allers et venues de toute une communauté d’estivants – artistes, universitaires new yorkais en quête d’air pur et d’espace - excentriques et quelque peu bohêmes. Un roman aux multiples échos sous ses dehors modestes, et qui m’a bien donné l’envie de poursuivre au plus tôt ma découverte de l’oeuvre d’Annie Dillard...

Extrait:

"Certes, il avait pensé qu’il aimerait Lou et resterait avec elle pour toujours. Une vie entière, s’était-il imaginé, ne serait pas assez longue. (Pourquoi se donnait-il tant de mal et pour entraîner sa mémoire si elle ne devait que le tarabuster?) Mais, bien sûr, durant presque toute l’histoire de l’espère humaine, l’espérance de vie avait tourné autour de dix-huit ans. Les quatorze années où il avait honoré son mariage avec Lou auraient naguère probablement constitué un record du monde d’endurance. Il avait déjà passé avec une seule et unique personne l’équivalent de plusieurs vies monogames d’autrefois. Il avait quarante-quatre ans. Il n’avait jamais vraiment aimé Lou, il s’en apercevait maintenant. Il s’était seulement aimé lui-même à travers ses yeux. Son silence était du papier blanc sur lequel il écrivait. Elle aimait plus que tout le rendre heureux. Dans ces conditions, s’appartenait-il lui-même, ou non?" (p. 96)

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24 février 2011

L'esprit plutôt que la lettre

19628698_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20101229_095859"Incendies" de Denis Villeneuve,
avec Lubna Azabal, Mélissa Désormaux-Poulin, Maxim Gaudette
et Rémy Girard

Au moment d'adapter au grand écran les "Incendies" de Wajdi Mouawad, Denis Villeneuve a avoué à plusieurs reprises* avoir souhaité réaliser un film où les dialogues seraient réduits au strict minimum. C'est dire à quel point il était prêt à s'écarter de la lettre de la pièce de l'auteur libanais pour en tirer un bon film. Un film où les images auraient toute latitude de nous parler, de nous raconter leur part de l'histoire qui se joue devant nos yeux: cela devrait aller de soi, sans doute, puisque le cinéma est, à la base, un art de l'image, mais dans la masse de la production cinématographique actuelle, combien de cinéastes y a-t-il qui soient capables de proposer à leurs spectateurs des images véritablement chargées de sens? Quel que soit leur nombre, Denis Villeneuve est incontestablement l'un d'entre eux. Et son adaptation d'"Incendies", si elle s'écarte fortement de la lettre du texte de Wajdi Mouawad, tient pourtant la gageure de lui être fidèle en esprit. Servis par des comédiens formidables - Lubna Azabal en tête -, ces "Incendies" ont donc toutes les qualités d'une adaptation réussie, et mieux, d'un vrai grand film, tout simplement.

* voir par exemple cet entretien paru dans Télérama

21 février 2011

Une passion absolue

"Lettre d’une inconnue" de Stefan Zweig41mhprADQcL__SL500_AA300_
5 étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 106 pages, isbn 9782234063112

(traduit de l’Allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac)

Seuls bien peu d’écrivains, sans doute, sont capables de coucher sur le papier les plus secrètes, les plus destructrices des passions humaines avec autant de pudeur et de dignité que l’auteur de "Vingt-quatre heures de la vie d’une femme". Bien peu sont capables d’une telle lucidité sans jugement. Mais on ne peut pourtant pas se laisser d’être surpris par la maîtrise et  l’extrême économie avec laquelle il nous fait pénétrer la passion ravageuse de l’héroïne de cette "Lettre d’une inconnue" pour un homme qui ne lui accorda jamais la moindre attention, ne se montra jamais capable de la reconnaître.

De cette passion qu’elle confesse enfin, de son lit de mort, à l’homme aimé, nous suivrons pas à pas les premières lueurs: "Avant même que tu fusses entré dans ma vie, il y avait  autour de toi comme un nimbe, comme une auréole de richesse, d’étrangeté et de mystère: tous, dans la petite maison de faubourg (ceux qui mènent une vie étroite sont toujours curieux de toutes les nouveautés qui passent devant leur porte), nous attendions impatiemment ton arrivée." (p. 25) Puis nous découvrirons les menus événements – minuscules à vrai dire - qui la confirmeront dans l'obsession dont elle ne s’est ensuite plus laissée distraire, jusqu’au dénouement tragique.

C’est absolu. D’autant plus absolu que c’est sans illusion. C’est beau. C’est impossible, et pourtant cela sonne tellement vrai...

Un des plus beaux textes de Stefan Zweig.

Extrait:

"Il n’en fallut pas plus, mon bien aimé. Mais depuis cette seconde, depuis que j’ai senti sur moi ce regard doux et tendre, je fus tout entière à toi. Je me suis rendu compte plus tard -  bien rapidement certes – que ce regard qui embrasse, ce regard qui attire comme aimant, qui à la fois vous enveloppe et vous déshabille, ce regard du séducteur-né, tu le prodigues à toute femme qui passe près de toi, à toute vendeuse qui te sert dans un magasin, à toute servante qui t’ouvre la porte; je me suis rendu compte que chez toi ce regard n’a rien de conscient, qu’il n’y a en lui ni volonté, ni inclination, mais que ta tendresse pour les femmes, inconsciemment, lui donne un air doux et chaud, lorsqu’il se tourne vers elles. Mais moi, enfant de treize ans -, je ne soupçonnais pas tout cela : je fus comme plongée dans un fleuve de feu. Je crus que cette tendresse ne s’adressait qu’à moi, à moi seule; cette unique seconde suffit à éveiller la femme en l’adolescente que j’étais, et cette femme fut à toi pour toujours." (pp. 31-32)

D'autres livres de Stefan Zweig, dans mon chapeau: "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme", "Un soupçon légitime", "Le Monde d'hier" et "Un mariage à Lyon"

20 février 2011

Tanka (3)

Sans raison
l'envie de courir à travers les prés
à bout de souffle

Ishikawa Takuboku, "L'Amour de moi", Arfuyen, 2003, p. 40 (traduit du Japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard)

16 février 2011

Sous le signe du feu

"La cérémonie des poupées" de Chantal Deltenre56_2
4 ½ étoiles

Maelström, 2005, 123 pages, isbn 2930355395

Keiko Fujimori est née à Paris de parents japonais venus s’installer en France sitôt après la fin de la deuxième guerre mondiale, fuyant les ruines de Nagasaki et de Tokyo où leurs familles avaient péri. Mais jusqu’à ce jour où elle a suivi là-bas son compagnon, Pierre, orientaliste français en poste pour deux ans dans une université japonaise, elle n’avait jamais posé le pied sur la terre de ses ancêtres. Et d’entrée, dès leur installation dans ce petit appartement d’un immeuble moderne de la banlieue de Tokyo, dans un quartier complètement reconstruit après la guerre, Keiko se voit rattrapée par le passé, par cette histoire familiale dont elle ne sait rien, et dont la résurgence met à mal la relation fusionnelle qu’elle entretenait jusqu’alors avec Pierre : "Ma seule urgence est de donner sens à ces traces anciennes, les décrypter, les rassembler, que la mémoire du lieu et la mienne s’accordent et que le rébus de nos origines, ruines et cendres, trouve sa solution." (pp. 40-41)

D'emblée, sa quête se trouve placée sous un double signe. Le signe des poupées, et le signe du feu. Des poupées qui, au Japon, jouent un rôle important dans de nombreux rituels. Des poupées que Keiko a découvertes dès son arrivée, bien installées dans une niche au fond de la cuisine de son nouvel appartement, et dont la présence n'est pas, tant s'en faut, toute bienveillance: "(...) elles sont là, elles attendent, écoutent et se taisent. On leur parle et les mots tombent sur elles comme dans un puits, avec un écho mat et perdu. On ne sait ce qui les touche vraiment, de nos pires tortures qu’elles supportent bouche cousue, souriantes, ou de nos marques d’amour qui se déversent en elles, signes de manque ou de trop-plein, et qu’elles reçoivent avec le même silence." (p. 22). Des poupées, enfin, qu'au Japon l'on a coutume de brûler au cours d'une cérémonie*, lorsque l'on n'en veut plus, car "les poupées ont une âme, on ne les jette pas ainsi au rebut." (p. 107), une cérémonie qui nous conduit donc tout droit au deuxième signe planant sur la recherche de Keiko: le feu qui ne cesse de hanter ses nuits pendant lesquelles elle rêve d'un jeune cerisier en fleur, brûlant de l'intérieur. Le feu resté prisonnier des roches volcaniques dont elle fait collection depuis l'enfance. Le feu, enfin, auquel sa mère, plutôt que de les jeter, livrait certains objets de la vie courante: "Je me souviens du souci de ma mère de ne jamais jeter au rebut les baguettes, pas plus que d’autres objets usuels, aiguilles de couture ou porte-mine. Elle les enveloppait dans du papier de soie, celui-là même qu’elle utilisait pour emballer les objets d’art de sa galerie, et les déposait pieusement dans la cheminée du salon, où elle les brûlait. Les objets en métal et en plastique calcinaient longtemps sans parvenir à disparaître. La femme de ménage emportait leurs restes avec les cendres." (pp. 20-21)

C'est une belle découverte que celle de ce livre qui s'impose durablement à l'attention par la force d'images récurrentes dont les subtiles variations dans leur répétition même renforcent encore les échos. Des images que je qualifierais volontiers de "redoutablement efficaces" si je ne craignais par là de les faire passer pour simplistes, ce qu'elles ne sont en aucun cas: si riches d'harmoniques, de profondeurs et de couleurs changeantes, tout comme le roman qui en est tissé.

* Une cérémonie que Chris Marker a d'ailleurs filmée dans son très beau et très étrange "Sans soleil".

Extrait:

"Est-ce le mouvement des feuilles, j’ai l’impression que les arbres progressent avec moi: ils m’accompagnent, figures tutélaires protégeant mes premiers pas, et me guident jusqu’à un coin de la muraille où pousse un jeune cerisier. Son printemps est splendide, ses branches ploient sous les fleurs, essaimant une pluie de pétales qui tombent avec la douceur molle des flocons. Face au jeune arbre, j’ai la certitude d’être devant un autre moi-même et je ressens au plus profond la joie de sa floraison, sa poussée de sève, juvénile et un peu folle. L’envie me prend de jouer, et je plonge les mains dans cette neige soyeuse et odorante. Aussitôt j’éprouve une terrible brûlure: les pétales ne sont que cendres, la terre dessous est une braise. Les mains à vif, me mordant les lèvres pour ne pas hurler, je recule, regarde sans comprendre l’arbrisseau si paisible en apparence dont l’écorce vert tendre se craquelle révélant un tronc gris: l’arbre brûle de l’intérieur, de ses branches calcinées s’envolent des pétales de feu. Mes pieds s’enfoncent dans la cendre, la brûlure me gagne, je me sens aspirée par le brasier sous la terre, prise au piège des racines mortes. De toutes mes forces, je m’agrippe au tronc fragile du jeune cerisier: qu’il lutte, pousse, grandisse, malgré ses branches mortes et les arbres centenaires indifférents au drame. Posant ma joue contre le jeune tronc, j’entends résonner des craquements sinistres: métamorphosés en lave, la sève consume l’arbre de l’intérieur et ses fleurs, cendres éparpillées, volettent autour de moi pareilles à des âmes perdues..." (p. 10)

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15 février 2011

Une publicité mensongère?

"Avalanche" de Tuncer Cücenoglu,
dans une mise en scène d'Isabelle Gyselinx

Théâtre Royal de Namur, le 12 février 2011

Un petit village perdu dans les montagnes vit neuf mois sur douze dans la terreur d'une avalanche, ses habitants contraints à un mutisme presqu'absolu, la plupart des événements marquants de leurs vies familiales - mariages et naissances - cantonnés aux trois mois de la belle saison. Fable décrivant la vie d'une communauté où le sort de l'individu est strictement subordonné à la survie de tous, et où la loi s'immisce jusqu'au plus intime de la vie des familles - la conception et la naissance des enfants -, "Avalanche" nous était annoncé tout à la fois comme un "conte incroyable et singulier", et une dénonciation des régimes totalitaires teintée d'humour, de tendresse et de suspense. Mais si j'y ai pour ma part bel et bien trouvé un peu de suspense - quoique pas assez pour soutenir réellement mon intérêt deux heures durant -, je dois avouer que l'humour plutôt caricatural de Tuncer Cücenoglu m'a laissée de marbre et que sa tendresse, réelle ou supposée, m'a complètement échappé.

Chaque nouvelle saison théâtrale amène avec elle son lot de spectacles choisis par simple curiosité, ou pour satisfaire aux règles de composition d'un abonnement. Et parfois la découverte - fut-elle un saut complet dans l'inconnu - se révèle un vrai bonheur. Mais dans le cas présent, et sans que la mise en scène ni l'interprétation des comédiens n'encourent le moindre reproche, il n'en est rien. L'expérience de cette "Avalanche" n'est pas concluante. Et il ne reste plus selon moi qu'à la passer aux pertes et profits de la saison 2010-2011, sans épiloguer davantage...

Présentation du spectacle sur le site du Théâtre Royal de Namur

12 février 2011

Un vol très laborieux

"Passager pour Francfort" d’Agatha ChristieIMG
1 ½ étoiles

Club des masques, 1992, 254 pages, isbn 2702412882

(traduit de l’Anglais par Jean-André Rey)

En ces temps de flemme et autres virus hivernaux, rien de tel qu’un bon petit roman policier anglais, ses petits meurtres bien convenables entre le thé et le sherry, pour se distraire en restant calfeutré au coin du feu. Et Agatha Christie reste la reine incontestée du genre. Il y a quelques jours, j’ai donc exhumé ce titre peu connu d’un recoin de ma bibliothèque. Un roman hors série, et qui d'ailleurs n'est pas à proprement parler un roman policier, sans Hercule Poirot, ni miss Marple, ni même Tuppence et Tommy Beresford. Car le passager pour Francfort, c’est sir Stafford Nye. Il fut autrefois un jeune diplomate plein de promesse mais son tempérament facétieux et anti-conformiste lui ont valu de se retrouver peu ou prou cantonné sur une voie de garage. Bref, c’est exactement le genre d’homme qui est susceptible de se laisser entraîner à venir en aide, dans des circonstances rocambolesques, à une mystérieuse – et séduisante – inconnue rencontrée à l’aéroport de Genève: le héros idéal. L’homme est un cauchemar pour ses supérieurs hiérarchiques, mais c’est peut-être tout justement ce qui en fait un compagnon si sympathique pour quelques heures de lecture.

Le voyage avait donc plutôt bien commencé, en compagnie de sir Stafford et de sa mystérieuse inconnue. Hélas, à mesure qu’en avançant dans ma lecture ce qui avait débuté comme un roman d’espionnage ou en tout cas d’aventure évoluait vers tout autre chose, et que sir Stafford se trouvait repoussé à l’arrière-plan, j’ai bien dû me rendre à l’évidence: ce vol pour Francfort allait devenir de plus en plus laborieux. Ecrivant en 1970 ce roman qu’elle qualifiait quant à elle de "fantaisie", Agatha Christie nous a en effet livré une tentative de roman d’anticipation situé - à l’époque - dans un futur proche. Mais malheureusement, elle a échoué à donner à son histoire de complot planétaire d’une organisation néo-nazie s'appuyant sur le jeunesse en révolte, ne serait-ce que deux sous de crédibilité. Voilà donc un titre peu connu dans la bibliographie de la reine du polar anglais, et qui gagnerait à le rester...

Extrait:

"Il se trame quelque chose... quelque part. On en aperçoit des bribes, comme s’il s’agissait d’un paquet mal ficelé. A un certain moment, on a l’impression que tout se passe au Festival de Bayreuth, et l’instant d’après, il vous semble que ça provient d’Amérique du Sud, puis des Etats-Unis. La vérité, c’est qu’il y a, en divers endroits, un tas d’affaires louches qui préparent quelque chose de plus important. Peut-être est-ce une révolution politique, peut-être autre chose de tout à fait différent..." (pp. 46-47)

D'autres livres d'Agatha Christie sont présentés sur Lecture/Ecriture.

11 février 2011

De l'Italie à l'Allemagne

"Le clavecin de Rinaldo Alessandrini"

Théâtre Royal de Namur, le 8 février 2011

Chef d'orchestre dont la réputation n'est plus à faire, spécialiste des répertoires baroques qu'il explore avec la complicité de son ensemble le Concerto italiano, Rinaldo Alessandrini a mis à profit son récent séjour en Belgique - il a dirigé au début du mois une toute nouvelle production de "L'Inimico delle Donne" de Baldassare Galuppi, à l'Opéra royal de Wallonie - pour coiffer aussi sa casquette de claveciniste. Le temps d'un récital, il a en effet entraîné le public namurois dans une promenade bien agréable au coeur du répertoire de clavecin, de l'Italie de Girolamo Frescobaldi et Bernardo Storace à l'Allemagne de Dietrich Buxtehude et Jean-Sébastien Bach. En passant par Georg Böhm, organiste de l'église Saint-Jean à Lunebourg où il exerça une profonde influence sur un tout jeune Jean-Sébastien Bach, qui y était alors simple choriste. Et sans oublier bien sûr Georg-Friedrich Händel dont les huit suites pour le clavecin, publiées en 1720 alors qu'Händel était déjà bien établi à Londres, offrent une véritable synthèse des manières italiennes et germaniques. Ce fut un beau moment de musique, intimiste et coloré.

Présentation du concert sur le site du Théâtre Royal de Namur

8 février 2011

"Forêt, forêt de haute futaie, des arbres à abattre"

"Des arbres à abattre" de Thomas Bernhard01016655851
4 ½ étoiles

Gallimard/Folio, 1997, 232 pages, isbn 2070403955

(traduit de l'Allemand par Bernard Kreiss)

Déstabilisé par l'annonce du suicide de Joana, une amie très proche, le narrateur de "Des arbres à abattre" a commis l'erreur – imprudence ou inconséquence en tout cas – d'accepter une invitation à dîner – plus précisément un dîner artistique - chez un couple d'anciens amis rencontreés par hasard sur le Graben, les Auersberger, pour le soir-même des funérailles. Une décision qu'il a immédiatement regrettée, ainsi qu'il nous le confie:  "Le fait est d'ailleurs que je n'ai cessé de me demander, tout au long des journées qui se sont écoulées depuis le moment où j'ai été invité à ce dîner artistique jusqu'au jour où celui-ci devait avoir lieu, si j'alais vraiment me rendre chez les Auersberger, tantôt je pensais, je vais chez les Auersberger, tantôt se pensais, je ne vais pas chez les Auersberger, tantôt je me disais, j'y vais, tantôt je n'y vais pas, j'y vais, je n'y vais pas, j'avais failli devenir fou à force de jouer avec ces mots dans ma tête tous ces derniers jours, et le soir même encore, donc peu avant d'être finalement quand même allé chez les Auersberger, je n'avais pas encore su avec certitude si j'irais effectivement chez les Auersberger." (p. 59) C'est que pour notre homme, écrivain autrefois fort en vue dans les milieux culturels viennois mais expatrié en Angleterre depuis de longues années, les Auersberger représentent la quintessence de ce monde – celui des cercles artistiques viennois - qu'il avait certes aimé autrefois mais qui l'irrite à présent au plus haut point.

Enfin, ce qui est fait est fait, et lorsque s'ouvre "Des arbres à abattre", le narrateur se trouve bel et bien dans le salon des Auersberger, à attendre la vedette de leur dîner artistique, un comédien qui vient de s'illustrer au Burgtheater dans "Le canard sauvage" d'Henrik Ibsen, et que notre homme déteste déjà, avant même de l'avoir vu. Et le texte de "Des arbres à abattre" est tissé tout à la fois des propos qu'il capte autour de lui, et de son monologue intérieur, de ses souvenirs et des réflexions suscitées par le petit monde qui l'entoure et qu'il dissèque sans vergogne, selon son propre aveu: "Ils le voyaient bien: je suis l'observateur, l'ignoble individu qui s'est confortablement installé dans le fauteuil à oreilles et s'adonne là, profitant de la pénombre de l'antichambre, à son jeu dégoûtant qui consiste plus ou moins à disséquer, comme on dit, les invités des Auersberger. Ils m'en avaient toujours voulu de les avoir toujours disséqués en toute occasion, effectivement sans le moindre scrupule, mais toujours avec une circonstance atténuante; je me disséquais moi-même encore bien davantage, ne m'épargnais jamais, me désassemblais moi-même en toute occasion en tous mes éléments constitutifs, comme ils diraient, me dis-je dans le fauteuil à oreilles, avec le même sans-gêne, la même grossièreté, la même indélicatesse." (p. 63)

Au jeu de massacre qui se met en place au cours de cette soirée, il n'y a finalement que la morte, Joana, qui s'en tire à peu près honorablement, se voyant évoquée avec une émotion sincère: "(...) la Joana, l'artiste du mouvement qui a eu absolument tout pour être heureuse et qui a finalement quand même seulement été malheureuse. J'entendis sa voix et tombai sous le charme de ses phrases, de son rire, de sa réceptivité au beau, car la Joana avait eu, comme personne d'autre dans ma vie, le don de voir aussi constamment le beau côté de toute la laideur monstrueusement omniprésente, destructrice et annihilante, en somme un don que peu de gens possèdent." (p. 197) Joana, et dans une moindre mesure, le comédien du Burg, dont la devise – "Forêt, forêt de haute futaie, des arbres à abattre" – répétée à satiété mènera le dîner, sinon vers sa minute de vérité, du moins vers sa minute philosophique, tout en permettant à Thomas Bernhard de dresser un état des lieux de ses relations conflictuelles – oh combien! - avec les milieux culturels de sa patrie.

D'autres livres de Thomas Bernhard, dans mon chapeau:  "Un enfant", "Avant la retraite", "Maîtres anciens" et "Le naufragé".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Thomas Bernhard était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2010.

7 février 2011

Tout le poids de la routine

18452271_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20051004_120010"Le petit lieutenant" de Xavier Beauvois,
avec Nathalie Baye et Jalil Lespert

Ayant découvert l'année dernière - sur le tard mais avec bonheur - le cinéma de Xavier Beauvois avec "Des hommes et des dieux" (un film dont il n'est, finalement, pas si facile de parler... mais je m'y risquerai peut-être un peu plus tard), je ne pouvais que sauter sur l'occasion qui m'était fournie de compléter ce premier contact avec "Le petit lieutenant", diffusé dimanche dernier sur France 2.

Abordant ce récit de l'enquête menée par une division de la police judiciaire parisienne suite à l'assassinat d'un sans-abri, j'en savais sans doute assez sur l'oeuvre de Xavier Beauvois pour ne pas m'attendre à me trouver plongée dans un polar classique. Mais je n'en ai pas moins été surprise par l'aspect presque documentaire de ce film qui montre, sans la plus petite trace de suspence ni de glamour, le quotidien d'un commissariat parisien dans toute ce qu'il a de plus monotone et routinier: un quotidien que l'enthousiasme un peu naïf d'Antoine, le petit lieutenant du titre, fraîchement émoulu de l'école de police, ne fait que rendre, par contraste, plus gris et plus terne. Alors oui, il y a bien une enquête et un scénario irréprochable, mais je retiendrai avant tout de ce "petit lieutenant" une atmosphère, un état d'esprit noir de chez noir. Et la lassitude, l'usure qu'un métier très dur impose à ceux qui l'exercent, et qu'on n'avait peut-être jamais filmé avec un tel dépouillement, une telle vérité qui ne s'embarrasse d'aucune fausse pudeur.

 

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