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Dans mon chapeau...
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22 octobre 2010

Les mémoires d'un honnête homme

"Le Monde d’hier" de Stefan Zweig49530131_p
4 ½ étoiles

Le livre de poche, 2009, 507 pages, isbn 9782253140405

(traduit de l’Allemand par Serge Niémetz)

"Je n’ai jamais attribué tant d’importance à ma personne que j’eusse éprouvé la tentation de raconter à d’autres les petites histoires de ma vie." (p. 7) Dès la toute première phrase, le ton est donné: au moment où il entreprend d'écrire ses mémoires, dans son exil brésilien, Stefan Zweig n'a aucunement l'intention de s'étendre longuement sur sa personne. Non, s'il écrit ses mémoires c'est avant tout pour parler du monde où il vivait, un monde qu'il vit s'effondrer par deux fois, au cours de deux guerres mondiales, pour en fin de compte ne pas se trouver capable de survivre à son deuxième effondrement...

Autobiographie dont l'auteur ne parle que très peu de lui-même, "Le Monde d'hier" se singularise davantage encore par une approche alternant de longs passages d'exposition - si généraux qu'ils en confinent à l'abstraction, bizarrement dépourvus de vie et de pouvoir d'évocation, à l'inverse de ce que l'on aurait pu attendre sous la plume d'un romancier de la trempe de Stefan Zweig -, et d'autres passages bien plus anecdotiques. C'est que Stefan Zweig cherchait dans ce livre, avant tout et de son propre aveu, à recréer "l'atmosphère morale" de son époque et que "l’expérience a montré qu’il est mille fois plus facile de reconstituer les faits d’une époque que son atmosphère morale; celle-ci ne se manifeste pas dans les événements officiels, mais bien plutôt dans de petits épisodes personnels tels ceux que je voudrais rapporter ici." (p. 245)

Anecdotiques, les nombreux comptes-rendus des rencontres de Stefan Zweig avec d'autres personnalités de son temps - qu'elles soient littéraires (Hugo von Hofmannsthal, l'autre jeune prodige des lettres allemandes de la fin du XIXème siècle, Emile Verhaeren, Romain Rolland, Maxime Gorki...), artistiques (James Ensor, Richard Strauss...) ou politiques (Walther Rathenau, ministre des affaires étrangères de la république de Weimar, mort assassiné en 1922) – le sont peut-être. Mais les portraits souvent nuancés et sensibles que Stefan Zweig dresse de ses contemporains n'en contribuent pas moins au charme et à l'intérêt de ces mémoires, tel celui-ci, de James Joyce: "Il donnait toujours l’impression d’une force obscure et ramassée sur elle-même, et quand je le voyais dans la rue, serrant fortement ses lèvres minces et marchant toujours d’un pas rapide, comme s’il avait un but bien déterminé, je sentais mieux encore qu’au cours de nos conversations l’attitude de défense, l’isolement intérieur de sa nature. Et je ne fus nullement étonné, plus tard, que ce fût lui justement qui eût écrit l’œuvre la plus solitaire, la plus impossible à rattacher à quoi que ce fût d’autre, tombée comme un météore au milieu de notre temps." (p. 325)

Anecdotiques, les chapitres traitant de la première guerre mondiale et de ses conséquences ne le sont certainement pas, tant le séisme de cette première guerre eut une influence profonde sur la suite de l'oeuvre de Zweig, en l'amenant à délaisser les expérimentations esthétisantes de sa jeunesse pour se muer en un écrivain pleinement engagé dans son époque: "Je le sais aujourd’hui: sans tout ce que j’ai souffert pendant la guerre, en sympathie avec les victimes, avec la prescience de ses lendemains, je serais resté l’écrivain que j’étais avant la guerre, «agréablement animé», comme on dit en musique, mais je n’aurais jamais été saisi, pris, atteint jusqu’aux plus intimes entrailles. J’avais pour la première fois le sentiment de parler au même titre pour moi-même et pour mon temps. En m’efforçant d’aider les autres, je me suis alors aidé moi-même: je me suis disposé à écrire mon œuvre la plus personnelle (…)" (pp. 299-300). Et anecdotiques, ces chapitres le sont d'autant moins que Stefan Zweig s'y efforce, tant bien que mal et avec les moyens du bord, de reconstituer les états d'esprit qui prévalurent alors en Autriche et en Allemagne, et de comprendre l'enchaînement des faits qui permirent à Hitler de s'emparer du pouvoir tout en recherchant les racines du mal bien en amont des faits...

L'on pourrait continuer longtemps à tenter d'établir la liste des points forts et des points faibles de cet ouvrage, à s'enthousiasmer pour son tableau de la vie culturelle européenne du début du XXème siècle, ou à s'offusquer de l'excès d'optimisme – d'aucun parlerait peut-être de naïveté – dont son auteur a pu faire preuve à certains moments: "Car toujours, aux heures de danger, la volonté d’espérer encore devient immense." (p. 264) Mais tout cela n'est que peu de chose au regard de ceci: il n'y a que bien peu de livres dont on puisse dire, autant que du "Monde d'hier", qu'ils nous donnent le privilège de passer le temps de leur lecture en compagnie d'un honnête homme, au sens le plus plein du terme.

Extrait:

"Mais voici qu’au bout d’une semaine environ commença dans les journaux tout un jeu d’escarmouches, dont le crescendo était trop bien synchronisé pour qu’il pût être tout à fait accidentel. On accusait le gouvernement serbe d’intelligence avec les assassins, et l’on insinuait à demi-mot que l’Autriche ne pouvait laisser impuni ce meurtre de l’héritier du trône – qu’on disait bien-aimé. On ne pouvait se défendre de l’impression que quelque action se préparait avec l’aide de la presse, mais personne ne pensait à la guerre. Ni les banques, ni les maisons de commerce, ni les particuliers ne modifièrent leurs dispositions. En quoi nous regardaient ces perpétuelles chamailleries avec la Serbie qui, nous le savions bien, n’étaient nées que de certains traités de commerce relatifs à l’exportation des procs serbes? J’avais bouclé mes malles en vue de mon voyage en Belgique, où j’irais retrouver Verhaeren, mon travail était en bonne voie; qu’est-ce que cet archiduc mort, dans son sarcophage, avait à faire avec ma vie? L’été était beau comme jamais et promettait de devenir encore plus beau; tous, nous admirions le monde sans la moindre inquiétude. Je me souviens encore que je m’étais promené dans les vignes de Baden avec un ami, la veille de mon départ, et qu’un vieux vigneron nous avait dit: «Un été comme celui-ci,  nous n’en avons pas eu depuis longtemps. Et si cela dure, nous aurons un vin comme jamais. Les gens se souviendront de cet été.»
Mais il ne savait pas, ce vieillard en habit d’encaveur, à quel point ce qu’il disait était terriblement vrai."
(pp. 259-260)

D'autres livres de Stefan Zweig, dans mon chapeau: "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme", "Un soupçon légitime", "Lettre d'une inconnue" et "Un mariage à Lyon"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

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Commentaires
F
Oui, je suis d'accord avec vous: c'est un livre indispensable aussi dans ma bibliothèque idéale. Et c'est un peu bizarre car on peut lui trouver ici ou là quelques défauts, mais ils n'ont aucune importance en comparaison de qualités qui sont elles vraiment uniques...
D
Il fait partie pour moi des meilleurs livres, je trouve que Zweig ici se hausse bien au dessus de son talent de romancier<br /> Comme vous le dites un livre d'honnête homme qui a une place dans ma bibliothèque idéale
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