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Dans mon chapeau...
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28 mai 2011

Une belle leçon d’Histoire

"De lait et de miel" de Jean Mattern31BQzJRi9VL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Sabine Wespieser, 2010, 133 pages, isbn 9782848050867 

Dans son premier roman intitulé "Les bains de Kiraly", Jean Mattern nous contait l’errance de Gabriel à la recherche de racines familiales que ses parents avaient occultées sous une chape de silence. Sans être à proprement parler la suite de ce premier livre, "De lait et de miel" nous permet de retrouver, entre les lignes, un Gabriel dont on apprend qu’il a pu enfin renouer le dialogue avec son père. Et c’est d’ailleurs ce père qui prend ici la parole, le temps d’une confession qui vient combler quelques unes des fissures que "Les bains de Kiraly" avaient tout justement laissées béantes.

Dans un savant désordre qui épouse les rythmes incertains du souvenir, Jean Mattern nous retrace donc la vie de cet homme qui, né dans une famille de la minorité germanophone du Banat – région devenue roumaine en 1919 après avoir fait partie intégrante successivement de l’empire ottoman et de l’empire des Habsbourg -, avait su échapper tout d’abord aux tentatives de l’occupant allemand pour le recruter à son profit, puis, en 1944, encore adolescent, aux représailles des troupes soviétiques, pour trouver enfin refuge en France – le pays que ses lointains ancêtres avaient quitté au XVIIème siècle pour s’établir dans cette région frontalière que l’Histoire ne devait pas épargner. En cela, "De lait et de miel" nous offre entre autres choses une belle leçon d’histoire, ramenant à la lumière ces pages méconnues que son héros lui-même, fraîchement arrivé dans une France encore profondément marquée par ses propres blessures de guerre, s’était vu contraint de laisser derrière lui: "En 1948, les plaies de mes nouveaux compatriotes étaient profondes, cela, je le compris très vite. Derrière l’apparence d’un pays libéré, pacifié par un homme d’Etat providentiel, on esquivait beaucoup de questions, ou les posait seulement à voix basse. « Collabo ou résistant », j’étais de fait exclu de ce nouveau jeu qui distribuait les loges ou les strapontins dans le théâtre de la société française d’après-guerre. Tout se passait en fonction des déchirements de l’Occupation, même si l’on prétendait le contraire. L’étranger fraîchement naturalisé que j’étais pouvait observer et compter les points, mais de par mon ignorance du passé récent des gens de mon entourage, je restais extérieur à cet étrange spectacle." (p. 35)

La leçon d’histoire est sans doute d’autant plus belle, et le roman d’autant plus fort et émouvant, qu’ils restent l’une et l’autre à hauteur d’homme, en suivant le flux et le reflux des sentiments du narrateur. La nostalgie d’avoir laissé derrière soi sa grand-mère et son ami d’enfance, Stefan, qui avait lui choisi de s’engager dans l’armée allemande. L’espoir de la rencontre avec Suzanne, la jeune réfugiée hongroise qui deviendrait sa femme : "Nous avions besoin l’un de l’autre, nous voulions vivre. Cette volonté ne nous a jamais quitté." (p. 32). L’espoir et le bonheur tranquille fracassés par la mort brutale de Marianne, leur fille aînée, dans un accident de la route. D’un bout à l’autre, l’exposé historique, d’une clarté exemplaire, reste ainsi indissolublement mêlé aux émotions de cet homme si profondément humain, aussi fragile que déterminé. Et c’est tout à la fois profondément intelligent et touchant.

Extrait:

"Jadis aux confins de l’empire habsbourgeois, après une parenthèse turque d’un siècle et demi, le Banat avait été découpé en morceaux sur les cartes d’état-major lors de la conférence du Petit-Trianon, et pour l’essentiel, la région fut intégrée à la Grande Roumanie en 1919. Mes parents, jeunes mariés, devinrent roumains du jour au lendemain, mais sans oublier la mosaïque de langues et de mythologies familiales si diverses qui remontaient pour la plupart au dix-huitième siècle. Dès 1719 la couronne viennoise n’avait pas tardé à peupler ces terres fertiles – quoique infestées de moustiques porteurs de la malaria – qu’elle venait d’arracher à l’ennemi turc, en allant chercher des colons dans le sud de l’Allemagne, en Italie, en Slovénie, mais aussi en Alsace et en Lorraine, d’où étaient partis mes ancêtres. Ma grand-mère n’avait eu de cesse de me rappeler qu’ils avaient fondé le village de Charleville dans le Banat, avant de gagner la ville - Timisoara, que les Autrichiens et les Hongrois appelaient Temesburg ou Temesvar -, et qu’ils avaient été francophones, comme sans doute vingt mille autres colons dans un océan de deux cent mille nouveaux arrivants, certes d’origine diverses mais dans leur grand majorité de langue allemande." (pp. 20-21)

Un autre livre de Jean Mattern, dans mon chapeau: "Les bains de Kiraly"

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Commentaires
F
C'est une très belle plongée dans un chapître méconnu de l'histoire européenne, j'espère donc que cela vous plaira. <br /> <br /> Et le premier roman de Jean Mattern - "Les bains de Kiraly" - vaut aussi le détour, notamment par les belles pages qu'il consacre à Thomas Mann dont son héros entreprend de traduire "Le docteur Faustus".
E
Très intéressé par l'explosion européenne du XXème Siècle et les écrivains qui l'ont vécue,Zweig,Mann,Musil,Schnitzler,Perutz,Marai,VonRezzori,etc... ce livre me tente beaucoup.
Dans mon chapeau...
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