Une passion absolue
"Lettre d’une inconnue" de Stefan Zweig
5 étoiles
Stock/La cosmopolite, 2009, 106 pages, isbn 9782234063112
(traduit de l’Allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac)
Seuls bien peu d’écrivains, sans doute, sont capables de coucher sur le papier les plus secrètes, les plus destructrices des passions humaines avec autant de pudeur et de dignité que l’auteur de "Vingt-quatre heures de la vie d’une femme". Bien peu sont capables d’une telle lucidité sans jugement. Mais on ne peut pourtant pas se laisser d’être surpris par la maîtrise et l’extrême économie avec laquelle il nous fait pénétrer la passion ravageuse de l’héroïne de cette "Lettre d’une inconnue" pour un homme qui ne lui accorda jamais la moindre attention, ne se montra jamais capable de la reconnaître.
De cette passion qu’elle confesse enfin, de son lit de mort, à l’homme aimé, nous suivrons pas à pas les premières lueurs: "Avant même que tu fusses entré dans ma vie, il y avait autour de toi comme un nimbe, comme une auréole de richesse, d’étrangeté et de mystère: tous, dans la petite maison de faubourg (ceux qui mènent une vie étroite sont toujours curieux de toutes les nouveautés qui passent devant leur porte), nous attendions impatiemment ton arrivée." (p. 25) Puis nous découvrirons les menus événements – minuscules à vrai dire - qui la confirmeront dans l'obsession dont elle ne s’est ensuite plus laissée distraire, jusqu’au dénouement tragique.
C’est absolu. D’autant plus absolu que c’est sans illusion. C’est beau. C’est impossible, et pourtant cela sonne tellement vrai...
Un des plus beaux textes de Stefan Zweig.
Extrait:
"Il n’en fallut pas plus, mon bien aimé. Mais depuis cette seconde, depuis que j’ai senti sur moi ce regard doux et tendre, je fus tout entière à toi. Je me suis rendu compte plus tard - bien rapidement certes – que ce regard qui embrasse, ce regard qui attire comme aimant, qui à la fois vous enveloppe et vous déshabille, ce regard du séducteur-né, tu le prodigues à toute femme qui passe près de toi, à toute vendeuse qui te sert dans un magasin, à toute servante qui t’ouvre la porte; je me suis rendu compte que chez toi ce regard n’a rien de conscient, qu’il n’y a en lui ni volonté, ni inclination, mais que ta tendresse pour les femmes, inconsciemment, lui donne un air doux et chaud, lorsqu’il se tourne vers elles. Mais moi, enfant de treize ans -, je ne soupçonnais pas tout cela : je fus comme plongée dans un fleuve de feu. Je crus que cette tendresse ne s’adressait qu’à moi, à moi seule; cette unique seconde suffit à éveiller la femme en l’adolescente que j’étais, et cette femme fut à toi pour toujours." (pp. 31-32)
D'autres livres de Stefan Zweig, dans mon chapeau: "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme", "Un soupçon légitime", "Le Monde d'hier" et "Un mariage à Lyon"