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Dans mon chapeau...

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3 février 2011

Un amour d’enfance

"Le tombeau de Samson" de Philippe de la Genardière31FRQ0P6MAL__SL500_AA300_
3 étoiles

Actes Sud/Un endroit où aller, 1998, 133 pages, isbn 2742716645

Un tombeau, ce livre l’est au sens que Marin Marais ou Maurice Ravel auraient pu donner à ce mot, composant le premier son tombeau de Monsieur de Sainte-Colombe, le second son tombeau de Couperin: tout à la fois un hommage et l’apurement d’une dette. Et la référence musicale est tout à fait de circonstance car c’est de Samson François qu’il s’agit ici, pianiste touché par la grâce qui fut une véritable star dans les années d’après-guerre. Un pianiste au "jeu souverain, mais à sa manière à lui, qui plaît ou déplaît. A cause de la volupté, et de la liberté, à cause des deux mains décalées mais qui se jouent de tout, à cause de la poésie surtout, suprême, qui fait croire à la douceur des ténèbres – et par exemple, dans l’Etude en fa mineur de l’opus 10, qui fait frissonner tellement ça chante, tellement ça danse, et funèbrement. L’illusion est parfaite: on meurt, et c’est un bonheur!" (pp. 50-51)

C’est, tout d’abord, le récit d’un amour d’enfance et d’adolescence: l’amour qui foudroya un petit garçon de sept ans, à Bordeaux, en 1956, lorsqu’il entendit pour la première fois Samson François jouant Frédéric Chopin. Un amour jamais démenti pour celui qui devait incarner aux yeux de Philippe de la Genardière, tout au long de son enfance et de son adolescence, la rébellion, la liberté, le jeu face aux figures imposantes de ce qu’il dénomme l’instance, la triple figure du général de Gaulle, de Pablo Casals, maître respectueux du texte avant toute chose érigé en exemple devant le violoncelliste en herbe que l’auteur était alors, et d’un père, officier en Algérie et donc essentiellement absent… C’est alors un accès aux "choses cachées du monde (…), ce qu’un homme reçoit, ce qu’il en fait" (p. 59). Puis, bien plus tard, pour le petit garçon de Bordeaux devenu écrivain, c’est un idéal à atteindre: "écrire comme on joue d’un instrument – physiquement! Du moins comme Samson jouait du sien, à l’instinct et en s’exposant à des défaillances. Comme fit Glenn Gould aussi, dans un autre genre, moins romantique, et sur d’autres partitions, dans une autre "folie". C’est comme eux que vous voudriez écrire, sur un clavier en transe et avec des doigts de violoncelliste – sans jamais être sûr de jouer "juste". Car c’est là, dans l’incertitude du son, du corps, que ça se passe, vous en êtes sûr, dans un no man’s land." (p. 90)

Voilà un tombeau, donc, articulé en deux parties bien distinctes. La première, récit d’une enfance et d’une adolescence émerveillées par la musique, avec en arrière-plan une famille nombreuse – véritable tribu, que l’on devine chaleureuse, rassurante, encore que quelque peu étouffante – et une certaine bourgeoisie française en voie de disparition, un récit entre essai et autobiographie qui touchera les mélomanes, et les enfants qui n’ont pas tout à fait fini de grandir. Et la seconde, autoportrait d’un écrivain à l’ouvrage, dressant l’état de ses recherches et de l’idéal qui l’anime, coup d’œil indiscret jeté dans les cuisines et dont le pouvoir d’évocation ne donnera sans doute sa pleine mesure qu’aux yeux des autres cuisiniers, eux-mêmes familiers de l’œuvre obscure qui se joue là, mystérieuse au commun des mortels. C’est un tombeau, donc, hommage et reconnaissance d’une dette essentielle, et où chacun fera son miel selon ses goûts, et peut-être pas de tout…

Extrait:

"Et si on lui demandait, à cet enfant de Bordeaux qui a près de la cinquantaine aujourd’hui, pourquoi il l’aimait – lui – et entre tous, il ne saurait quoi répondre exactement. D’abord il bafouillerait, parlerait de "sensualité", de "suavité" – cette histoire de luge qui dévale les pentes enneigées des Pyrénées -, il évoquerait, tout en s’excusant, des images et des souvenirs d’enfance – à Bordeaux, dans les années cinquante – et tout en concédant que cette enfance ne porte qu’une minuscule part de vérité, qui est la sienne, qui n’a pas de valeur universelle, et à court d’arguments, tout à coup il lancerait des choses comme ça: "un jeu qui jubile" - "des mains qui chatouillent" - "des bordées dangereuses ou des ascensions périlleuses qui se terminent dans la volupté de l’arrivée" - "des vertiges affreux, soudain métamorphosés en extases"… Il essaierait de dire, cte homme de cinquante ans, la volupté des temps passés et au moment même où il le dirait, il se reprendrait à espérer dans cette volupté, alors il parlerait de "miracle", de "transe", il expliquerait que c’est l’"imperfection" même du jeu de Samson François qui était sa perfection.
Pour finir il aurait ce raccourci: "Il jouait
pour son plaisir!"" (pp. 48-49)

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28 janvier 2011

Quand la mer prend les corps...

"L’immense abandon des plages" de Mylène Durand415TVSKiALL__SL160_AA160_
5 étoiles

Editions de la Pleine Lune, 2009, 103 pages, isbn 9782890241930

L’île du Havre-Aubert, ses falaises, ses dunes battues par le vent. C’est dans ce lieu hors du monde que vit la famille – le père, pêcheur, deux filles et un fils - dont Mylène Durand a choisi de nous conter l’histoire au fil d’un récit à trois voix, les voix des deux filles, Claire et Elizabeth, dont l’une est restée sur l’île tandis que l’autre est partie étudier à Montréal, et une troisième voix, poétique, animée d’un souffle plus grand qu’elle, porteuse d’un savoir qui la dépasse, telle la voix du choeur de la tragédie antique. Trois voix pour nous conter l’épreuve du deuil qui touche cette famille, depuis la mort de la mère qui est tombée – s’est jetée ? - du haut des falaises, happée par la mer qui a emporté son corps.

C’est qu’aux îles de la Madeleine, quand la mer prend les corps, elle ne les rend pas toujours, ou alors méconnaissables, laissant les proches des disparus aux prises avec une absence insondable, dont ils ne savent que faire, ainsi que le constate Claire: "Parfois, j’oublie que je ne suis pas la seule à avoir vu la mort de près. Nous ne sommes pas la seule famille esseulée. Nous sommes quatre éléments prisonniers autour d’un cinquième. Cette mère défunte. Son cadavre traîne autour des Iles, autour de nous. Il nous empêche d’avancer. Maman, où es-tu? Si seulement tu étais réapparue." (pp. 73-74) Et pour la famille de Claire, comme pour les autres familles endeuillées de l'île, c'est le silence qui devient la règle: on ne parle bientôt plus des disparus.

Sous la plume d’emblée très singulière de Mylène Durand - jeune auteur née à Joliette, dans le Sud-Ouest du Québec, en 1982 -, il semble ce soit finalement à la voix de la mer elle-même, ou à celle du vent qui balaie inlassablement les plages de l’île du Havre-Aubert qu’il revienne de dire – ou de chanter - l’absence, le manque, la solitude et l’attrait vertigineux du vide qui guette le promeneur qui se serait imprudemment aventuré au sommet des falaises. Et ce chant si singulier, oui, inquiétant et captivant, se révèle aussi d’une austère beauté qui n’appartient qu’à lui.

Extrait:

"Ici, c’est le commencement du monde, où la terre et le ciel s’entremêlent. les vagues sont toujours les premières, les vents tournent autour des îles, captivés, prisonniers. Il y a aussi les enfants. Ils lancent des cailloux dans l’eau, comme autant de souvenirs lourds qui, silencieux, s’enfoncent dans les profondeurs. Les roches font quelques remous, puis coulent lentement jusqu’au fond. Il n'en reste plus rien: rien que l’haleine âcre de la mer, le souffle infatigable du vent un peu fou.

Ici, le vent est puissant. Il balaie, s’excite, déferle, bouscule, fracasse. Aux Iles-de la Madeleine, la bise est extrême. Surtout à Bassin, île du Havre-Aubert. Le vent siffle à travers la brume du matin. Il est toujours là, jour et nuit, avec les habitants et avec la mer, portant leurs souffles emmêlés. Il prend les habitants à la gorge. S’enroule autour de leurs cheveux, s’immisce sous leurs manteaux, fait virevolter tout ce qu’il trouve sur son passage brusque. Il faut se cacher, se serrer les uns contre les autres, se cramponner à n’importe quoi. Il faudrait pouvoir ancrer les pieds dans la terre rouge. Mais elle se fendrait. Il faut être solide, aux Iles. Il faut résister. Tous ces oiseaux, contre les récifs rassurants." (pp. 13-14)

23 janvier 2011

Une histoire de luttes fratricides, encore...

"Horace" de Pierre Corneille,
dans une mise en scène de Naidra Ayadi

Atelier Théâtre Jean Vilar, Louvain-la-Neuve, le 21 janvier 2011

En nous entraînant vers les débuts de la fabuleuse expansion romaine, Corneille nous ramène à la guerre fratricide qui opposa la cité fondée par Romulus à la ville voisine d'Albe-la-longue, à laquelle l'unissait pourtant de nombreux liens. Désignés comme champions de Rome, Horace et ses deux frères se virent ainsi contraints de combattre leurs parents et amis, les Curiace, sans que les prières des femmes de la famille - Sabine, épouse d'Horace était aussi la soeur des Curiace, et Camille, soeur d'Horace était fiancée à l'un des Curiace - y puissent rien changer.

Tout emprunté qu'il soit à l'Antiquité, le sujet de ce drame, on le voit, est intemporel, ou pour mieux dire, hélas, de tous les temps. Ainsi que le note justement Naidra Ayadi, comédienne - elle incarne Camille - et metteuse en scène: "Si les femmes sont tournées vers l'intime, les hommes dominés par l'orgueil,  invoquent la "raison d'Etat". A l'incessant et silencieux combat pour la vie des unes répond la soumission bruyante au devoir patriotique des autres." S'appuyant sur un distribution que sa jeunesse rend d'autant plus touchante, cette production d'"Horace" échoue pourtant à nous faire pénétrer au plus profond des blessures que la guerre et la violence portent au coeur des familles, au plus intime des êtres. Malgré quelques très beaux moments inspirés - et notamment les apparitions de Sabine (Gina Djemba) et Camille -, elle apparaît finalement comme un peu trop sage et incapable de maintenir une vraie tension dramatique. Une tension que les mots de Corneille recelaient peut-être, ou non, je ne saurais le dire. Une tension qui éclatait en tout cas dans les brûlants "Incendies" de Wajdi Mouawad, autres temps, autres lieux, même douleur...

Présentation du spectacle sur le site de l'Atelier Théâtre Jean Vilar

22 janvier 2011

Le meilleur sinon rien…

"Le naufragé" de Thomas Bernhard41S1N5A3EHL__SL500_AA300_
4 étoiles

Gallimard/Folio, 188 pages, isbn 9782070385867

(traduit de l’Allemand par Bernard Kreiss)

Ils étaient trois jeunes et brillants pianistes, mais dès le moment où ils eurent rencontré Glenn Gould, venu comme eux à Salzbourg pour y suivre les cours d'Horowitz, le narrateur et son ami Wertheimer renoncèrent à leurs carrières de virtuoses: "Nous commençons comme pianistes virtuoses et nous devenons des fouineurs et des farfouilleurs en sciences humaines et en philosophie et nous nous dégradons. Parce que nous n’avons pas poussé jusqu’à l’extrême et au-delà de l’extrême, pensai-je, parce que nous renoncé en rencontrant un génie dans notre spécialité." (pp. 20-21) Et à présent, il ne reste plus que le narrateur, Wertheimer ayant fini par se suicider après avoir appris la mort soudaine de Glenn... "Ah, si nous n’avions pas rencontré Glenn, dit Wertheimer. Si le nom d’Horowitz n’avait rien signifié pour nous. Si nous n’étions pas allés à Salzbourg! dit-il. Dans cette ville, nous avons trouvé la mort, en étudiant chez Horowitz et en faisant la connaissance de Glenn Gould. Notre ami a signifié notre mort. Nous étions meilleurs que la plupart de ceux qui étudiaient chez Horowitz mais Glenn était meilleur qu’Horowitz lui-même, dit Wertheimer, je l’entends encore, lui non. Tant de gens de son entourage étaient morts jusque-là, tant de parents, d’amis, de connaissances, aucun de ces décès ne l’avait ébranlé le moins du monde alors que la mort de Glenn avait été un coup mortel, le mot mortel fut articulé par lui avec une terrible précision. Après tout, il n’est pas besoin de vivre dans la proximité immédiate d’un homme pour être attaché à lui plus qu’à nul autre, dit-il." (pp. 39-40)

Ils étaient trois jeunes et brillants pianistes, donc, mais leurs destinées n'en prirent pas moins des allures de naufrage. Musicien génial, Glenn Gould sombra dans une misanthropie pathologique, tandis que ses deux amis se détournaient de la musique à défaut de pouvoir, chacun, être le meilleur pianiste du monde, préférant somme toute une existence velléitaire, radicalement inaboutie, aux seconds rôles sur la scène musicale. Ce fut leur malheur. Un malheur que le narrateur ne cesse de ressasser pour lui-même, seul dans une petite auberge de village, l'après-midi de l'enterrement de Wertheimer. Rythmé par le motif continuellement répété de ses "disait-il pensai-je", brassant pêle-mêle quelques uns des thèmes chers à Thomas Bernhard – la musique, le système judiciaire, le conformisme social ou encore la révolte contre la famille... -, son long monologue n'en paraît que plus obsessionnel et désespéré, annonçant à bien des égards – par sa noirceur, mais aussi par son art subtil des variations infinétisémales dans le ressassement -, et en à peine moins ébouriffant, l'époustouflant exercice d'exécration des "Maîtres anciens".

Extrait:

"Ce qui le fascinait, c’étaient les hommes dans leur malheur, ce n’étaient pas les hommes proprement dit qui l’avaient attiré mais leur malheur, et ce malheur il le rencontrait partout où il y avait des hommes, pensai-je, il était avide d’hommes parce qu’il était avide de malheur. L’homme c’est le malheur, disait-il sans cesse, pensai-je, il n’y a que les sots pour prétendre le contraire. C’est un malheur que de naître, disait-il, et aussi longtemps que nous vivons, nous ne faisons que prolonger ce malheur, seule la mort y met un terme. Mais cela ne signifie pas que nous sommes seulement malheureux, notre malheur est la condition préalable en vertu de laquelle nous pouvons aussi être heureux, il n’y a que par le détour du malheur que nous pouvons être heureux, disait-il, pensai-je." (pp. 74-75)

D'autres livres de Thomas Bernhard, dans mon chapeau: "Un enfant", "Avant la retraite", "Maîtres anciens" et "Des arbres à abattre".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Thomas Bernhard était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2010.

19 janvier 2011

Tanka (2)

Je sens mon coeur
lentement s'alourdir
comme l'éponge se gorge d'eau

Ishikawa Takuboku, "L'Amour de moi", Arfuyen, 2003, p. 38 (traduit du Japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard)

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18 janvier 2011

Un destin au piège des coïncidences

"Barabbas" de Pär Lagerkvistimg214657
4 étoiles

Roman, Stock, 1962, 207 pages, sans isbn

(traduit du Suédois par Marguerite Gay et Gerd de Mautort)

"A chaque fête, le gouverneur avait coutume de relâcher un prisonnier, celui que demandait la foule. Ils avaient alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas. Comme ils étaient assemblés, Pilate leur dit: Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas, ou Jésus, qu'on appelle Christ? Car il savait que c'était par envie qu'ils avaient livré Jésus. Pendant qu'il était assis sur le tribunal, sa femme lui fit dire: Qu'il n'y ait rien entre toi et ce juste; car aujourd'hui j'ai beaucoup souffert en songe à cause de lui. Les principaux sacrificateurs et les anciens persuadèrent à la foule de demander Barabbas, et de faire périr Jésus. Le gouverneur prenant la parole, leur dit: Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche? Ils répondirent: Barabbas. Pilate leur dit: Que ferai-je donc de Jésus, qu'on appelle Christ? Tous répondirent: Qu'il soit crucifié! Le gouverneur dit: Mais quel mal a-t-il fait? Et ils crièrent encore plus fort: Qu'il soit crucifié! Pilate, voyant qu'il ne gagnait rien, mais que le tumulte augmentait, prit de l'eau, se lava les mains en présence de la foule, et dit: Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. Et tout le peuple répondit: Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants! Alors Pilate leur relâcha Barabbas; et, après avoir fait battre de verges Jésus, il le livra pour être crucifié." (Matthieu, 27, 15-26)*

C'est là tout ce que la postérité a retenu de Barabbas, criminel grâcié par Ponce Pilate alors même qu'un certain Jésus de Nazareth était envoyé au supplice. Et s'engouffrant près de vingt siècles plus tard dans la brèche ainsi laissée ouverte, Pär Lagerkvist l'imagine comme un homme aux prises avec un destin mystérieux. Un homme qui ne s'est jamais véritablement converti mais dont un hasard étrange n'a pourtant pas cessé d'entrecroiser la trajectoire avec celles des premiers chrétiens et tout particulièrement de l'apôtre Pierre, jusqu'à le clouer lui-même sur une croix lors des persécutions qui suivirent le grand incendie de Rome, sous le règne de l'empereur Néron.

Enthousiasmé par sa découverte de "Barabbas", lors de sa première publication française, André Gide avait pu écrire que Pär Lagerkvist s'était "maintenu sans défaillance sur cette corde raide tendue à travers les ténèbres, entre le monde réel et celui de la Foi" (p. 12). C'est là un jugement auquel le lecteur du XXIème siècle, peut-être devenu plus sceptique, pourrait ne plus souscrire, trouvant chez Barabbas, sinon une foi qui refuserait de dire son nom, du moins une part de ce merveilleux qui traverse aussi l'oeuvre de Selma Lagerlöf, et notamment le diptyque formé par "Jérusalem en Dalécarlie" et "Jérusalem en Terre Sainte" dont le héros, Ingmar Ingmarson, se voit guidé tout au long de son périple par d'étonnantes coïncidences. Mais ce merveilleux n'est du reste pas sans charme, et il emporte d'autant mieux l'adhésion que l'extrême économie et la maîtrise avec lesquelles Pär Lagerkvist mène son récit ne sauraient laisser insensible.

*  source: http://www.campuslive.ch/lausanne/Bible/

4154j_NSFAL__SL160_AA115_Pour une édition plus récente: Stock/La cosmopolite, 2008, isbn 9782234061743, toujours dans la traduction française de Marguerite Gay et Gerd de Mautort.

16 janvier 2011

Un siècle d'échanges artistiques entre Pays-Bas et Europe centrale

"De Van Eyck à Dürer: les Primitifs flamands et l'Europe centrale 1430-1530",
Groeningemuseum, Bruges
Jusqu'au 31 janvier 2011

Pour avoir développé la technique de la peinture à l'huile et une nouvelle conception de la peinture, d'un réalisme minutieux, les Primitifs flamands - et certainement les frères Hubert et Jan Van Eyck qui s'imposent comme les premiers d'entre eux - exercèrent une influence essentielle sur l'art européen de leur temps, une influence qui essaima tant vers le Sud (France, Italie...) que vers l'Est et le Nord. Encore conviendrait-il de parler d'échanges plutôt que d'influence car celle-ci fut bien loin de ne fonctionner qu'à sens unique.

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Jan Van Eyck, La Vierge au chanoine Van der Paele, Groeningemuseum, Bruges (source: "De Van Eyck à Durer", Hazan, 2010, p. 147)

Ce sont précisément ces échanges entre les anciens Pays-Bas et l'Europe centrale - terme qu'il faut comprendre ici dans son acception la plus large, englobant aussi bien l'Autriche et l'Allemagne actuelle qu'une grande partie de l'Europe de l'Est, Hongrie, Bohême, Pologne en remontant vers le Nord jusqu'aux côtes de la Baltique - que l'exposition "De Van Eyck à Dürer" qui se tient en ce moment au Groeningemuseum de Bruges cherche à mettre en lumière, et ce sur une période courant des années 1430 (ce qui correspond à la décennie de l'achèvement du retable de L'Agneau mystique par Jan Van Eyck, en 1432) aux années 1530 (soit la décennie qui suivit le long voyage d'Albrecht Dürer aux Pays-Bas, voyage qui dura plus d'un an, de l'été 1520 à l'été 1521).

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Sibylle (Rhin supérieur), The British Museum, Londres (source: De Van Eyck à Dürer", Hazan, 2010, p. 290)

Mêlant peintures sur panneaux, enluminures, dessins, gravures (notamment la série de La Grande Passion d'Albrecht Dürer) et sculptures, l'exposition "De Van Eyck à Dürer" présente aux côtés de grands noms tels ceux de Jan Van Eyck, Quentin Metsys, Hans Memling, Martin Schongauer, Stefan Lochner, les oeuvres de nombreux maîtres anonymes, certaines de grande qualité, d'autres d'une maladresse touchante. Les thèmes et les formules inconographiques y circulent incessamment d'une oeuvre à l'autre, avec des variations parfois infimes. Et le paysage y prend une importance croissante, même s'il lui arrive encore de partager l'espace des tableaux des débuts avec un reste de fond doré hérité de la période gothique. D'une richesse étourdissante, l'ensemble des oeuvres présentées ici pourrait donner le tournis. L'idéal serait donc de pouvoir lui consacrer plusieurs visites. Et à défaut, il faut vraiment prendre du temps pour apprécier à leur juste valeur tous les trésors de cette somptueuse exposition, et peut-être les retrouver ensuite dans son catalogue tout aussi somptueux, dont je vous reparlerai un autre jour ;-).

Le site officiel de l'exposition vous fournira toutes les informations pratiques.

Vous trouverez également, dans mon chapeau, le poème que L'Agneau mystique a inspiré à Andrée Sodenkamp.

15 janvier 2011

Le retour du fils prodigue

"Seuls" de Wajdi Mouawad,
mis en scène et interprété par l'auteur

Théâtre Royal de Namur, le 12 janvier 2011

En nous présentant Harwan, émigré libanais au Canada, étudiant la sociologie de l'imaginaire à Montréal, et préparant plus particulièrement une thèse consacrée aux solos de Robert Lepage - personnalité marquante de la scène québécoise dont la dernière oeuvre, en préparation, trouve par une sorte de mise en abîme son inspiration dans "Le retour du fils prodigue", toile de Rembrandt conservée au Musée de l'Hermitage à Saint-Pétersbourg -, Wajdi Mouawad entame "Seuls" sur un mode léger et même teinté de drôlerie que l'on n'attendait peut-être pas de lui - bien loin en tout cas de la violence qui parcourt "Incendies". On sourit souvent - et l'on n'aura guère de peine à se retrouver - face à son portrait d'un trentenaire bien d'aujourd'hui aux prises avec les arcanes des milieux universitaires et avec une famille - un père, une soeur - un tantinet envahissante.

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Rembrandt van Rijn, Le retour du fils prodigue, Musée de l'Hermitage, Saint-Pétersbourg (source)

Mais si les débuts de "Seuls" étonnent, il n'en découle nullement que l'on se retrouvera en terrain plus familier lorsque la pièce, à mi-parcours, se mettra à dériver, quittant ce qui relève d'une expérience communément partagée pour nous entraîner de plus en plus loin dans les hantises de son personnage (ou faut-il dire de son auteur?), de plus en plus profond dans le secret d'aspirations qui n'appartiennent qu'à lui. "Seuls" peut ainsi apparaître comme la succession de trois pièces différentes, s'étirant de surcroît en longueur, à l'aune du moins des dos endoloris cherchant leur place dans les jolis sièges de velours bleu du théâtre de Namur. Et ce n'est que dans les tout derniers instants de la représentation que les ultimes répliques viendront révéler enfin la cohérence de l'ensemble, apportant une conclusion qui, si rationnellement satisfaisante soit-elle, ne nous fera jamais oublier - et c'est là sans doute qu'est la véritable force de "Seuls" - ni l'inconfort - moral autant que physique -, ni les territoires désolés que nous aurons côtoyés entretemps, ni les émotions mêlées que nous aurons éprouvées à leur contact...

Présentation du spectacle, sur le site du Théâtre Royal de Namur.

Une interview de Wajdi Mouawad 

11 janvier 2011

Un peu de fumée bleue, quelques notes de musique...

"L'église de John Coltrane" de Chad Taylor41WpCEZeeyL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Christian Bourgois, 2009, 304 pages, isbn 9782267020380

(traduit de l'Anglais par Isabelle Chapman)

Robert Marling vient de boire le bouillon dans les grandes largeurs – à dire vrai, ce n’est pas la première fois qu’il se fait ainsi plumer au poker -, lorsqu’il apprend la mort de son père, dont la vie l’avait éloigné. Et ce n’est là que le début de... de quoi, au juste?

D’une redécouverte d’un père par son fils, assurément. Alors que Robert liquide tout ce qu’il possède, sa maison, sa voiture, son travail d’architecte, pour venir s’installer dans la petite chambre que son père louait dans un immeuble désaffecté, ou presque, dans un quartier d’Auckland en pleine réhabilitation (comprenez que la spéculation immobilière y fait rage). Dans ce recoin perdu comme hors du monde, mais que les remous du monde atteignent pourtant encore, à peine assourdis, Robert redécouvre la passion de son père pour le jazz, une passion qui l’avait conduit à rassembler "la plus belle collection de disques de jazz de l’hémisphère Sud" (p. 48), et à accumuler une masse invraisemblable de notes en prévision d’un livre - "L’église de John Coltrane" – qu’il n’écrirait jamais: des notes en quantité sur John Coltrane, bien sûr, mais aussi Miles Davis, ou encore Li Jin, une chanteuse de jazz chinoise qui connut son heure de gloire dans l’entre-deux-guerres.

C’est le début, aussi, d’un cheminement dont on ne sait, en définitive, s’il doit conduire Robert à se perdre ou à se retrouver alors que le hasard tisse sa toile autour de lui, au fil des coïncidences les plus improbables et des rencontres les plus étonnantes: un juriste spécialiste des litiges successoraux et adepte du Sumi-e (ou calligraphie zen), un expert en assurances philosophe, une punkette cachant au fond sous ses piquants une encore très petite fille, un jeune chinois chanceux au jeu mais qui a bien des choses à cacher, et last but not least, une galeriste à la séduction vénéneuse. C’est pour Robert le début d’une errance dans un décor presqu’irréel – ce quartier pour ainsi dire abandonné et dans l’attente d’une renaissance, proche de la gare d’Auckland -, balancé entre l'effervescence irrationnelle des marchés – marchés de l'art ou immobilier - et la liberté créatrice si intensément vivante qu'incarnait John Coltrane. Une errance dont le lecteur ne conservera, une fois tournée la dernière page, pour seules traces évanescentes qu'un peu de fumée bleue, quelques notes de musique...

Extrait:

"La première fois que j'ai vraiment entendu quelque chose, la première fois qu'un son transmis par la voie des câbles ne m'a pas paru hermétique mais a retenti en moi à la manière d'une réponse, ce fut la première fois que j'ai entendu Coltrane. C'était une musique tellement vivante. C'était son souffle. Elle ne tenait jamais rien pour acquis. Partie en pleine puissance, la note ténue, intense et rugueuse enflait pour devenir une coulée liquide qui emportait la suite de la formation telle une vague bleue dans l'éclat de la lumière. Je tentai de battre la mesure en rythme avec la pulsation, de me couler dans le son fluide en mouvement perpétuel." (p. 219)

8 janvier 2011

La saveur d'un forêt noire sur un air de valse

19501486_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20100901_063847"The shop around the corner" d'Ernst Lubitsch,
avec Margaret Sullavan et James Stewart

Une maroquinerie à Budapest, dans l'entre-deux-guerres, offre une toile de fond unique - ou presque - aux innombrables prises de bec d'Alfred Kralik (James Stewart) et de Klara Novak (Margaret Sullavan), qui ne peuvent décidément pas se supporter... mais sont pourtant tombés amoureux, sans le savoir, par petites annonces interposées. Autour de cette intrigue classique de comédie romantique - ils sont faits l'un pour l'autre mais il leur faudra toute la durée du film pour s'en apercevoir... -, Ernst Lubitsch épingle sur la pélicule tout le microcosme savoureux - le personnel mais aussi les clients ou encore le patron, Monsieur Matuschek dont les déboires conjugaux fournissent un contrepoint tragique aux atermoiements de nos deux tourtereaux - d'une petite boutique au fort parfum de Mittel Europa. Tout juste ce qu'il fallait pour donner à "The shop around the corner" le petit goût de forêt noire (cerises, crème fouettée et chocolat noir) sur fond de valse viennoise qui fait que ce film tourné aux Etats-Unis en 1940 est peut-être la comédie la plus délicieuse - fraîche, légère et pétillante, relevée d'une pointe d'amertume - de toute l'histoire du septième art. Un film programmé bien trop rarement à mon goût et que je me devais donc de ne pas manquer lors du dernier festival écran total, l'été passé à l'Arenberg Galerie...

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Comme il se doit, "The shop around the corner" a fait l'objet d'un remake hollywoodien, transposé à New York à l'ère de l'e-mail, film qui n'égale pas l'original mais n'en est pas moins tout à fait sympathique: "You've got mail" de Nora Ephron avec Meg Ryan et Tom Hanks dans les rôles principaux.

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