"La vraie vie de Sebastian Knight" de Vladimir Nabokov
4 ½ étoiles
Albin Michel, 1951, 278 pages, ASIN B0017W3DM2
(traduit de l’Anglais par Yvonne Davet)
Ce tout premier roman écrit par Vladimir Nabokov – en Anglais – après son arrivée aux Etats-Unis, où il fut publié en 1941, se singularise de prime abord par ses apparences de simplicité. Le style en est beaucoup plus sobre et plus sage que celui du "Don", le dernier des grands romans russes de Nabokov, et la construction, très souple et presque linéaire, est bien éloignée de la mécanique à la virtuosité vertigineuse de "Feu pâle". La lecture en est fluide et aisée, à un degré tout à fait inhabituel chez le romancier russe. Et l’on ne verra guère de difficultés à en résumer l’intrigue: deux mois après la mort prématurée de Sebastian Knight, brillant romancier anglais d’origine russe, et auteur de cinq livres remarqués, son jeune (demi-)frère entreprend d’écrire sa biographie en s’appuyant tout autant sur de larges extraits de l’œuvre de Sebastian (tous, comme de bien entendu, créés de toutes pièces par Vladimir Nabokov qui laisse là libre cours à une inventivité débordante) que sur les témoignages de ses proches. Ce qui ne va pas sans difficulté car les deux frères s’étaient éloignés au fil des années, et le jeune aspirant-biographe, manquant d’informations de première main, se révèle d’emblée d’une naïveté et d’une maladresse déconcertante dans sa quête pour combler cette lacune - braquant ses interlocuteurs dont certains refusent ensuite de lui livrer les informations qu’ils détiennent, pour s’en aller ailleurs gober les histoires les plus invraisemblables. A quoi s’ajoute le fait qu’il ne possède qu’une maîtrise toute relative de l’Anglais, la langue dans laquelle Sebastian avait choisi de créer son oeuvre et qui s’impose donc aussi pour l’écriture de sa biographie.
Chacune des informations glanées par le jeune frère de Sebastian se voit ainsi nimbée d’une aura d’incertitude, quand elle n’est pas tout simplement remise en question par un minuscule détail en apparence anodin tout prêt à prendre le lecteur en embuscade cinquante pages plus loin. Et la biographie projetée initialement cède la place à une évocation du mystère des êtres, et de la tragédie ordinaire de l’incommunicabilité entre deux frères qui au fond s’aimaient bien, mais ne se parlaient pas. Tout cela pendant qu’une autre lecture de "La vraie vie de Sebastian Knight" affleure à la surface du texte, suivant le fil d’une réflexion sur la littérature, ses trucs, ses astuces, et les critères, esthétiques et formels, définissant cette littérature de qualité, véritablement novatrice, que Sebastian Knight – et sans doute Vladimir Nabokov ? – n’a jamais cessé d’appeler de ses vœux.
Dans un tel contexte, la moindre citation tirée d’un livre de Sebastian Knight, comme la plus anodine des réflexions que ceux-ci inspirent à son biographe, trouvent une chambre d’écho inattendue. Et ces quelques phrases, où le narrateur s’échinant à retrouver son frère derrière son œuvre se voit forcé de reconnaître son impuissance, ont peut-être encore plus de poids que d’autres, retenant l’attention du lecteur fort tenté, fut-ce à son corps défendant, de rechercher les idées et émotions de Vladimir Nabokov derrière celles de ses créatures: "Il avait la curieuse habitude de doter même les plus grotesques de ses personnages de telle ou telle idée, ou impression, ou désir, avec quoi il eût pu lui-même jouer. (…) mais je ne connais aucun autre auteur qui se serve de son art d’une manière aussi déroutante, - déroutante pour moi qui souhaiterais découvrir l’homme derrière l’auteur. La lumière de la vérité personnelle est difficile à distinguer dans le miroitement d’une personnalité imaginaire, mais ce qui est encore plus difficile à comprendre, c’est le fait confondant qu’un homme écrivant des choses qu’il sentait réellement au moment où il les écrivait, ait pu simultanément avoir le pouvoir de créer – et en se servant des choses mêmes dont la pensée le faisait souffrir - un personnage fictif et un peu ridicule." (pp. 154-155)
Au cours de ma fréquentation de l’œuvre de Vladimir Nabokov, je ne suis sans doute jamais sentie si près de croire, sans réserve, à la simple réalité des émotions mises en jeu : l’amour fraternel, le pur et simple amour de la littérature, de la lecture et des livres… Et dans le même temps, je ne me suis sans doute jamais sentie si méfiante face à un livre de cet auteur machiavélique et mythomane dont l’autobiographie-même * n’échappe pas à la suspicion de la réinvention.
Pas si simple finalement, "La vraie vie de Sebastian Knight" se révèle au moment d’en tourner la dernière page telle une de ses grandes maisons peu pratiques mais bourrées de recoins secrets. Et l’envie se fait très forte de reprendre ce livre au début pour débusquer ceux de ces recoins qui m’auraient échappé à la première lecture. Et aussi pour savourer, tout simplement, ce si bel hommage aux mille et un pouvoirs de la littérature.
* "Autres rivages"
Extrait:
"Mais l’Iris du Miroir n’est pas que la parodie hilarante de la construction d’un roman policier; c’est aussi une charge malicieuse de plusieurs autres choses: par exemple, de certains plis littéraires que Sebastian Knight, avec son inquiétante faculté de percevoir la décrépitude secrète, remarque dans le roman moderne, à savoir: cette ficelle en vogue qui consiste à réunir un groupe hétéroclite de gens dans un espace limité (hôtel, île, rue). Il fait en outre, dans le cours du livre, la satire de différents genres de styles et aussi de la façon dont une plume élégante résout le problème de combiner avec bonheur le style direct avec la narration et la description, en utilisant autant de variantes du « dit-il » qu’il s’en trouve dans le dictionnaire entre «aboya-t-il» et « zézaya-t-il»." (pp. 124-125)
Pour un réédition plus récente (toujours dans la traduction française d’Yvonne Davet) : Gallimard/Folio, 1979, 308 pages, isbn 9782070370818
D'autres livres de Vladimir Nabokov sont présentés sur Lecture/Ecriture où il était l'auteur des mois d'avril et mai 2007.