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Dans mon chapeau...

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6 juin 2009

Les belles oisives

"Alfred Stevens"
Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts,
Du 8 mai au 23 août 2009

Né à Bruxelles en 1823 mais fixé à Paris dès 1844, Alfred Stevens s'est imposé comme le portraitiste en vogue auprès des belles bourgeoises du second empire. Et la première partie de la rétrospective qui lui est consacrée actuellement aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles rend pleinement justice à la merveilleuse délicatesse de sa touche picturale, et à l'infinie richesse de sa palette, que ce soit dans ses portraits des belles dames de la bonne société parisienne ou dans ses marines des années 1880. C'est un pur régal, et l'on ne peut que souscrire à ces quelques mots de Félicien Rops,qui a somme toute parfaitement cerné son contemporain: "Il y a des gens comme Degas, [De] Nittis, Manet qui vont plus loin que lui dans le rendu de la vie moderne, qui y voient autre chose plus aigu, plus grand, plus de notre temps, mais aucun n'a un rendu matériel aussi adorable que le sien... Si j'apprenais à peindre, je voudrais être son élève."

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Alfred Stevens, Tous les bonheurs, Paris, Musée d'Orsay (source)

Une deuxième salle fait, elle, la part belle au panorama de L'Histoire du siècle qu'Alfred Stevens avait réalisé en collaboration avec Henri Gervex pour l'exposition universelle de 1889. La grande fresque retraçant un siècle d'histoire française à travers les visages de ceux - hommes politiques, artistes, écrivains - qui l'ont marqué, a été démantelée à la fin de l'exposition et la plus grande partie en est aujourd'hui perdue, mais les Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles conservent toute une série d'esquisses et de dessins préparatoires qui m'ont charmée par la vivacité et la spontanéité de leur trait de crayon, au contraire des études peintes, plus proches de l'oeuvre achevée mais aussi plus conventionnelles.

C'est à Bruxelles, aux Musées Royaux des Beaux-Arts (section Arts anciens) jusqu'au 23 août, du mardi au dimanche et de 10h à 17h.

Présentation de l'exposition sur le site du musée

A lire sur la toile: Le regard d'une historienne d'art britannique, Griselda Pollock, sur quelques oeuvres d'Alfred Stevens [en Anglais], ainsi que deux articles dans Le Soir et dans La libre Belgique

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3 juin 2009

Ironique?

"Le bonheur des familles" de Carlos Fuentes51RAoy4M7cL__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Gallimard/Du monde entier, 2009, 456 pages, isbn 9782070786558

(traduit de l’Espagnol par Céline Zins et Aline Schulman)

Paré de l’étiquette "Récits", ce nouveau livre de Carlos Fuentes s’avance sous des apparences doublement trompeuses. Certes, "Le bonheur des familles" rassemble seize récits, entrecoupés de seize textes brefs, écrits pour certains en vers libres, qui leur offrent un contrepoint et un commentaire, à l’instar des interventions du chœur dans la tragédie antique. Mais il ne faut pas s’y tromper:  l’ensemble forme bien un tout cohérent. Çà et là, quelques personnages passent d’une nouvelle à une autre, contribuant à la cohésion du livre. Et surtout, chacun des trente-deux textes composant ce volume se révèle comme une pierre d’une vaste mosaïque qui nous offre au final un dessin unique du Mexique. Même si certaines de ces nouvelles sont plutôt délicates à dater, l’on peut sans doute avancer sans trop de risque que c’est bien une image du Mexique du XXème siècle que Carlos Fuentes s’est efforcé de retracer à travers ce livre. Et quelle image! Celle d’un pays violent, excessif, machiste, archaïque et ultra-catholique, tout à la fois flamboyant, pathétique et grotesque.

Faut-il encore le préciser: le titre de ce livre – c’est là sa seconde tromperie – n’est pas à prendre au pied de la lettre, et le célèbre incipit d’"Anna Karénine" *, placé en exergue, en fait foi. On ne trouvera pas ici une seule famille heureuse, et ce qui s’en approche le plus (encore que…) est sans doute, par un superbe pied-de-nez au machisme ambiant, un couple homosexuel. De l’histoire d’un père qui accule implacablement ses fils à la révolte à celle d’une mère entretenant une correspondance avec l’assassin de sa fille, du sort d’une femme qui ne peut se résoudre à quitter son mari sadique aux retrouvailles d’une star déchue du cinéma avec son fils handicapé, on oscille continuellement entre le sordide, le grotesque et le macabre.

L’excès est ici permanent, les contrastes sont extrêmes. Et sans doute, il y a quelque chose de brillant dans la manière dont les pièces de la mosaïque qu’est "le bonheur des familles" s’agencent pour nous imposer une image unique. La construction de ce livre est aussi habile qu’indéniablement puissante. Mais en dépit des incontestables qualités de l’ouvrage, je n’en reste pas moins sur un triste constat: tout cela ne me parle guère et ne m’émeut pas le moins du monde…

* "Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon."

Extrait :

"garde-toi des familles heureuses
prends exemple sur tes parents : les choses se règlent par la violence
par la violence
prends exemple sur tes parents : ne respecte pas les femmes
prends exemple sur tes parents : ton père t’a tuée parce
qu’il voulait tuer ta mère mais c’est toi qu’il
avait sous la main
et maintenant où aller?
laisse tomber ta famille de merde l’école abêtissante, le
bureau étouffant la solitude des
rues
fais-toi motoboy, petit! Tu te mets sur une moto tu te
fous des feux rouges des gens qui t’engueulent des
agents de police des retards interminables
zigzague motoboy tue des piétons librelibrelibre
rapiderapiderapide
adrénalinexpress
ballemoto motoboy urban cowboy."
(pp. 220-221)

Un autre livre de Carlos Fuentes, dans mon chapeau: "Les années avec Laura Diaz"

Carlos Fuentes était l'auteur des mois d'avril et mai 2009 sur Lecture/Ecriture.

2 juin 2009

C'est la pleine floraison... (3)

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En ce début de mai, les recoins des parkings de l'université s'ornent de splendides massifs de spirées,
Louvain-la-Neuve (Cliché Fée Carabine)

C'est la pleine floraison (1), (2), (4), (5) et (6)

1 juin 2009

Un vaudeville qui aurait oublié d'être comique

3530941028964"L'attente des femmes" d'Ingmar Bergman,
avec Maj-Britt Nilsson, Eva Dahlbeck, Anita Bjork et Aino Taube

Une villa de plaisance au bord de l'eau, par un clair été suédois, quatre femmes attendent leurs maris - et une  cinquième, leur benjamine, son fiancé -, qui doivent arriver par le bateau de nuit, en provenance de Stockholm. Et pendant les longues et tranquilles heures d'attente, une fois les enfants couchés, ces cinq femmes partagent en confidence leurs attentes, leurs chagrins, leurs bonheurs et leurs déceptions, le temps d'autant de flash-back.

Premier succès d'Ingmar Bergman (en 1952), hésitant entre l'humour et la gravité, "L'attente des femmes" prend les allures d'un vaudeville qui aurait oublié d'être comique. Abordant ici quelques uns de ses thèmes récurrents - les relations conjugales et familiales avec leur cortège de tensions, frustrations et trahisons, mais aussi le poids des apparences qu'il faut préserver soigneusement -, Ingmar Bergman est pourtant bien loin d'atteindre avec ce film, irréprochable à tout point de vue, à l'intensité de certaines de ses oeuvres plus tardives: en bref, c'est intéressant mais quelque peu longuet...

"L'attente des femmes" est disponible, à prix doux, dans un coffret de deux DVD de la série "Les films de ma vie", où il est couplé avec "Les fraises sauvages".

30 mai 2009

Où notre monde rencontre l’Autre

"La Porte des Enfers" de Laurent Gaudé51aPs6xs47L__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Actes Sud, 2008, 267 pages, isbn 9782742777044

Nouveau retour en Italie pour l’auteur du "Soleil des Scorta", non plus dans les Pouilles mais à Naples – ville infernale, violente et puante, où Giuliana et Matteo étaient pourtant parvenus à construire un petit bonheur tranquille qui trouvera une fin tragique avec la mort de leur fils, Pippo, six ans, tué par une balle perdue au début de ce livre.

On le comprend tout de suite: ce nouveau  roman de Laurent Gaudé est un drame où le sang et les larmes vont couler d’abondance. Et l’on comprend à peine moins vite que ce livre flirte allègrement avec le fantastique, celui des mythes immémoriaux, celui du théâtre baroque et de ses improbables machineries. La progression dramatique en est impeccablement réglée et Laurent Gaudé ménage (trop ?) soigneusement ses effets: pas question de se perdre, les balises sont bien visibles. Ce serait gâcher le plaisir des futurs lecteurs de "La Porte des Enfers" que de révéler davantage de cette relecture moderne de la légende d’Orphée. Je ne dirai donc rien de plus au sujet de l’intrigue, et je ne m’étendrai plus ici que sur mes impressions toutes subjectives. Et à vrai dire, quelque peu partagées.

Que l’on me comprenne bien: j’ai pris un vrai plaisir à la lecture du nouveau roman de Laurent Gaudé, à me plonger dans son univers sensuel même si celui-ci peut passer pour inhospitalier, brûlé de chaleur, menacé par les colères de la terre et la violence des hommes. Mais je n’ai jamais – même une minute - pu croire à son histoire. "La Porte des Enfers" est restée tout au long de ma lecture une fiction, un spectacle extérieur, du théâtre qui ne laisse pas oublier qu’il est du théâtre. C’était peut-être l’intention de l’auteur – je n’en sais rien -, et c’est certainement un parti pris aussi défendable qu’un autre. Mais voilà, tout simplement et tout subjectivement, je préfère à "La Porte des Enfers" et à ses tonalités fantastiques "Le soleil des Scorta" et son réalisme si terrien.

Extrait:

"Personne ne naît ici, au pied des tourelles du quai. Il n’y a que l’herbe souillée par des canettes de bière renversées, des drogués et quelques clandestins qui dorment là, bercés par le bruit constant des voitures. Pourtant, je n’ai pas menti, c’est bien là que je suis venu au monde la deuxième fois. La première, bien sûr, je suis né dans un hôpital – sorti du ventre de ma mère, au milieu de ses viscères chauds. Mais, plus tard, je suis né ici, de la seule volonté de mon père. L’air que j’ai respiré était celui de cette route à deux voies crasseuse et, comme à ma première naissance, j’ai cligné les yeux d’éblouissements et j’ai hurlé tant l’air me brûlait les poumons. Je me souviens de tout. Et même de ce qu’il y avait avant. Ce qui remplit mes nuits de glapissements et de nausée. Mais cela, je ne le lui raconterai pas. Il faudrait trop parler. Viendra peut-être un moment où il sentira qui je suis. Il ne le comprendra pas – qui le pourrait? – mais la chair de poule qui le fera frissonner lui dira ce que je tais." (pp. 36-37)

D'autres livres de Laurent Gaudé sont présentés sur Lecture/Ecriture.

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29 mai 2009

L'impressionnisme en Belgique

"Emile Claus et la vie rurale",
Gand, Musée des Beaux-Arts,
Du 21 mars au 21 juin 2009

Grand admirateur des impressionnistes français, Emile Claus a transposé leurs techniques et leur approche de la lumière à la représentation de la vie campagnarde sur les rives de la Lys, où il était né (à Sint-Eloois-Vijve - ou Vive-Saint-Eloi -, en 1849) et où il a passé l'essentiel de sa vie, se fixant à Alstene, dans sa villa "Zonneschijn" (ce qui pourrait se traduire en Français par "Clair soleil"). Et sa vision lumineuse, et somme toute idyllique, de la "terre du lin" est en ce moment mise à l'honneur au Musée des Beaux-Arts de Gand en un beau dialogue avec certains de ses contemporains ou de ses élèves à la fibre sociale parfois plus affirmée.

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Emile Claus, La récolte du lin, Bruxelles, Musée Royaux des Beaux-Arts (source: wikimedia commons)

Les scènes paisibles du travail des champs, et les vaches qui, ici, placides, traversent les eaux de la Lys plutôt que de regarder bêtement passer les trains, répondent donc aux muscles tendus du "Semeur" du sculpteur Constantin Meunier, ami d'Emile Claus et du romancier naturaliste Camille Lemonnier, et aux grands aplats de Constant Permeke, élève d'Emile Claus qui se rapprocha ensuite du fauvisme... Et c'est un vrai bonheur que de se replonger en leur compagnie dans cette vie rurale du siècle dernier, tour à tour rude et douce, au fil des 9 salles de cette magnifique exposition.

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Emile Claus, Vaches traversant la Lys, Bruxelles, Musée Royaux des Beaux-Arts (source: wikimedia commons)

C'est une bouffée d'air pur de nos campagnes, à savourer au Musée des Beaux-Arts de Gand, jusqu'au 21 juin 2009, du mardi au dimanche et de 10h à 18h.

Présentation de l'exposition sur le site du Musée

Article dans La libre Belgique

27 mai 2009

"Van Eyck"

L'innocence accordée comme une courte fête119px_Hubert_van_Eyck_034
J'ai vu la fleur de mai, les calmes anges peints
Sous de trop beaux cheveux penchant un peu la tête
Et la terre ordonnée ainsi qu'un long jardin.

J'ai regardé longtemps sous la foudre du rouge
Un pays de rosée à la chute du jour,
Près de l'agneau tranquille et du troupeau des juges
Les Vierges qui pliaient ensemble sous l'amour.

Dans le crépitement du feu des chevelures
L'aile à la douce chair se retenait encor;
Brassant la bête et l'âme et faisant sa mouture
Le seigneur éclatait à travers tant de corps.

Adam se tenait là, tout abîmé d'avance
Taché comme le fruit dès la pointe du jour,
Emergeant du limon, étourdi par les anges
Dont la voix sur la lèvre est peinte pour toujours.

Mais devant Eve nue, accomplie et si blonde
De quel amour soudain se sont mouillés mes yeux!
Par son ventre doré aussi lourd que le monde
Elle brillait plus haut que la clarté de Dieu.

Andrée Sodenkamp, "Femmes des longs matins", André De Rache, 1965,
p. 30

Jan et Hubert Van Eyck, "Eve" in "L'Agneau mystique",
Gand, Cathédrale Saint-Bavon (source: wikimedia commons)

26 mai 2009

Brouillard sur le bayou

19070274"Dans la brume électrique" de Bertrand Tavernier,
avec Tommy Lee Jones, Peter Sarsgaard, John Goodman et Mary Steenburgen

J'ai pris grand plaisir aux quelques incursions que j'ai fait jusqu'à présent dans l'univers de James Lee Burke et de son flic louisianais un peu désabusé, Dave Robichaux. L'envie m'est donc venue tout naturellement de découvrir la toute nouvelle adaptation, réalisée par Bertrand Tavernier, d'une de ses enquêtes - enquête que je n'ai justement pas encore lue, ce qui est peut-être aussi bien: pas d'attente particulière, pas d'a priori...

Sans préjuger de la fidélité de cette adaptation de "Dans la brume électrique", j'ai apprécié les atmosphères - crépusculaires, pesantes et orageuses mais non dénuées de douceur - que Bertrand Tavernier a recréées ici. Et l'âpreté qu'il a su donner, aussi, au monde de Dave Robichaux: un monde souvent dur, violent, où quelques méchantes gens peuvent certes passer pour complètement noires (au figuré s'entend), mais où personne, y compris notre héros, n'est vraiment tout blanc...

Voici un film qui s'inscrit dignement dans la grande tradition des films noirs made in USA, servi par des acteurs tous aussi impeccables les uns que les autres et par une superbe bande-son, lorgnant vers un blues aux sonorités rauques et éraillées et trimbalant tout son poids de vécu - on croise d'ailleurs le bluesman Buddy Guy dans un petit rôle. Un très bon moment de cinéma.

Vous trouverez sur Lecture/Ecriture plusieurs fiches consacrées aux livres de James Lee Burke.

25 mai 2009

Les 1001 visages d’une humanité en pleine débâcle

"Le compagnon de voyage" de Curzio Malaparte416HADnNTkL__SL160_AA115_
4 ½ étoiles

Quai Voltaire, 2009, 109 pages, isbn 9782710330905

(traduit de l’Italien par Carole Cavallera)

Septembre 1943: les troupes alliées débarquent en Italie et le pays s’enfonce dans la débâcle. Çà et là, quelques groupes de soldats tentent encore une vague résistance, parmi lesquels le lieutenant Cafiero qui, avant de se faire tuer dans ce dernier - et inutile – combat, a tout juste le temps de demander à son ordonance, le chasseur alpin Calusia qui ne peut qu’accéder à sa prière, de ramener son corps à sa famille, à Naples.

C’est le périple improbable de Calusia, et de l’âne Roméo chargé de la lourde caisse en bois contenant la dépouille mortelle du lieutenant, de Reggio de Calabre jusqu’à Naples, que Curzio Malaparte nous raconte dans ce récit très visuel et étonnament vivant. Ce sont autant de visages d’une humanité un peu perdue qui se révèlent en autant de brèves saynètes: le pire – l’avidité des trafiquants du marché noir et des mères maquerelles toutes prêtes à profiter de la détresse des jeunes orphelines et veuves que la guerre a laissées seules – comme le meilleur, et ses simples gestes de compassion et de courage.

Ce "compagnon de voyage", que Curzio Malaparte a retravaillé à plusieurs reprises entre 1946 et sa mort, en 1957, est longtemps resté inédit. Mais il n’a vraiment rien d’un fond de tiroir. La plume de Malaparte s’y fait vive, rapide, colorée. Et ce récit entraîne et captive tout autant qu’il émeut. Bref, c’est une magnifique occasion de (re)découvrir un des grands auteurs italiens de la première moitié du XXème siècle!

Extrait:

"Les heures et les jours passent uniformes, tranquilles, en travaux de reforcement de la minuscule casemate, fragile et improvisée: l’un creuse une tranchée, l’autre peint sur des planchettes les signaux réglementaires, les mots «Cuisine», «Latrines», «Poste de commandement», «Dépôt de munitions», «Bureau de la compagnie», etc.

Quinze hommes, avec le lieutenant: un homme d’une trentaine d’années, maigre, pâle, soigneux de son uniforme et de sa personne, aux manières aimables et distantes à la fois, distraites, qui s’efforce de ressembler à un vieux modèle d’officier consacré par une longue tradition mais passé de mode aujourd’hui et dont les derniers exemples remontent à la guerre de 1915." (p . 18)

20 mai 2009

Le diable est dans les détails

"La vraie vie de Sebastian Knight" de Vladimir Nabokovcouverture_Nabokov
4 ½ étoiles

Albin Michel, 1951, 278 pages, ASIN B0017W3DM2

(traduit de l’Anglais par Yvonne Davet)

Ce tout premier roman écrit par Vladimir Nabokov – en Anglais – après son arrivée aux Etats-Unis, où il fut publié en 1941, se singularise de prime abord par ses apparences de simplicité. Le style en est beaucoup plus sobre et plus sage que celui du "Don", le dernier des grands romans russes de Nabokov, et la construction, très souple et presque linéaire, est bien éloignée de la mécanique à la virtuosité vertigineuse de "Feu pâle". La lecture en est fluide et aisée, à un degré tout à fait inhabituel chez le romancier russe. Et l’on ne verra guère de difficultés à en résumer l’intrigue: deux mois après la mort prématurée de Sebastian Knight, brillant romancier anglais d’origine russe, et auteur de cinq livres remarqués, son jeune (demi-)frère entreprend d’écrire sa biographie en s’appuyant tout autant sur de larges extraits de l’œuvre de Sebastian (tous, comme de bien entendu, créés de toutes pièces par Vladimir Nabokov qui laisse là libre cours à une inventivité débordante) que sur les témoignages de ses proches. Ce qui ne va pas sans difficulté car les deux frères s’étaient éloignés au fil des années, et le jeune aspirant-biographe, manquant d’informations de première main, se révèle d’emblée d’une naïveté et d’une maladresse déconcertante dans sa quête pour combler cette lacune - braquant ses interlocuteurs dont certains refusent ensuite de lui livrer les informations qu’ils détiennent, pour s’en aller ailleurs gober les histoires les plus invraisemblables. A quoi s’ajoute le fait qu’il ne possède qu’une maîtrise toute relative de l’Anglais, la langue dans laquelle Sebastian avait choisi de créer son oeuvre et qui s’impose donc aussi pour l’écriture de sa biographie.

Chacune des informations glanées par le jeune frère de Sebastian se voit ainsi nimbée d’une aura d’incertitude, quand elle n’est pas tout simplement remise en question par un minuscule détail en apparence anodin tout prêt à prendre le lecteur en embuscade cinquante pages plus loin. Et la biographie projetée initialement cède la place à une évocation du mystère des êtres, et de la tragédie ordinaire de l’incommunicabilité entre deux frères qui au fond s’aimaient bien, mais ne se parlaient pas. Tout cela pendant qu’une autre lecture de "La vraie vie de Sebastian Knight" affleure à la surface du texte, suivant le fil d’une réflexion sur la littérature, ses trucs, ses astuces, et les critères, esthétiques et formels, définissant cette littérature de qualité, véritablement novatrice, que Sebastian Knight – et sans doute Vladimir Nabokov ? – n’a jamais cessé d’appeler de ses vœux.

Dans un tel contexte, la moindre citation tirée d’un livre de Sebastian Knight, comme la plus anodine des réflexions que ceux-ci inspirent à son biographe, trouvent une chambre d’écho inattendue. Et ces quelques phrases, où le narrateur s’échinant à retrouver son frère derrière son œuvre se voit forcé de reconnaître son impuissance, ont peut-être encore plus de poids que d’autres, retenant l’attention du lecteur fort tenté, fut-ce à son corps défendant, de rechercher les idées et émotions de Vladimir Nabokov derrière celles de ses créatures: "Il avait la curieuse habitude de doter même les plus grotesques de ses personnages de telle ou telle idée, ou impression, ou désir, avec quoi il eût pu lui-même jouer. (…) mais je ne connais aucun autre auteur qui se serve de son art d’une manière aussi déroutante, - déroutante pour moi qui souhaiterais découvrir l’homme derrière l’auteur. La lumière de la vérité personnelle est difficile à distinguer dans le miroitement d’une personnalité imaginaire, mais ce qui est encore plus difficile à comprendre, c’est le fait confondant qu’un homme écrivant des choses qu’il sentait réellement au moment où il les écrivait, ait pu simultanément avoir le pouvoir de créer – et en se servant des choses mêmes dont la pensée le faisait souffrir - un personnage fictif et un peu ridicule." (pp. 154-155)

Au cours de ma fréquentation de l’œuvre de Vladimir Nabokov, je ne suis sans doute jamais sentie si près de croire, sans réserve, à la simple réalité des émotions mises en jeu : l’amour fraternel, le pur et simple amour de la littérature, de la lecture et des livres… Et dans le même temps, je ne me suis sans doute jamais sentie si méfiante face à un livre de cet auteur machiavélique et mythomane dont l’autobiographie-même * n’échappe pas à la suspicion de la réinvention.

Pas si simple finalement, "La vraie vie de Sebastian Knight" se révèle au moment d’en tourner la dernière page telle une de ses grandes maisons peu pratiques mais bourrées de recoins secrets. Et l’envie se fait très forte de reprendre ce livre au début pour débusquer ceux de ces recoins qui m’auraient échappé à la première lecture. Et aussi pour savourer, tout simplement, ce si bel hommage aux mille et un pouvoirs de la littérature.

* "Autres rivages"

Extrait:

"Mais l’Iris du Miroir n’est pas que la parodie hilarante de la construction d’un roman policier; c’est aussi une charge malicieuse de plusieurs autres choses: par exemple, de certains plis littéraires que Sebastian Knight, avec son inquiétante faculté de percevoir la décrépitude secrète, remarque dans le roman moderne, à savoir: cette ficelle en vogue qui consiste à réunir un groupe hétéroclite de gens dans un espace limité (hôtel, île, rue). Il fait en outre, dans le cours du livre, la satire de différents genres de styles et aussi de la façon dont une plume élégante résout le problème de combiner avec bonheur le style direct avec la narration et la description, en utilisant autant de variantes du « dit-il » qu’il s’en trouve dans le dictionnaire entre «aboya-t-il» et « zézaya-t-il»." (pp. 124-125)

41Y4YGG57NL__SL160_AA115_Pour un réédition plus récente (toujours dans la traduction française d’Yvonne Davet) : Gallimard/Folio, 1979, 308 pages, isbn 9782070370818

D'autres livres de Vladimir Nabokov sont présentés sur Lecture/Ecriture où il était l'auteur des mois d'avril et mai 2007.

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