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Dans mon chapeau...

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14 avril 2009

Ecran de fumée

"Indépendance (Frank Bascombe, II)" de Richard Ford9782020326438
3 ½ étoiles

Points, 1997, 588 pages, isbn 9782020326438

(traduit de l’Anglais par Suzanne V. Mayoux)

Deuxième étape de ma découverte de l'oeuvre de Richard Ford, et par la même occasion, des aventures de Frank Bascombe...

Trois années se sont écoulées depuis les événements relatés dans "Un week-end dans le Michigan". Frank Bascombe a quitté son emploi de journaliste sportif et est devenu agent immobilier. Son ex-épouse s’est remariée avec un architecte du nom de Charley O’Dell et est partie s’installer dans le Connecticut en emmenant leurs deux enfants, Paul et Clarissa. Et Paul, justement, s’est mis depuis quelque temps à filer du mauvais coton. En ce week-end (encore!) de la fête de l’Indépendance, Frank s’apprête donc à entraîner son fils dans un petit voyage qui leur fournira, croit-il, l’occasion d’une bonne conversation entre hommes. Mais bien sûr, les choses ne se passeront pas comme prévu…

Autant je me suis sentie d’emblée "embarquée" par "Un week-end dans le Michigan", que je n’ai littéralement pas pu lâcher avant d’en tourner la dernière page, autant "Indépendance" m’a laissée partagée, oscillant tout au long de ma lecture entre un ennui poli et un intérêt somme toute fort modéré. Non que la qualité de l’ouvrage de Richard Ford laisse ici à désirer, car j’ai bien retrouvé l’acuité d’observation qui faisait merveille dans le premier épisode des aventures de Frank Bascombe, et la belle épaisseur dont l’auteur parvient à doter le petit monde de Haddam. Mais rien à faire: Frank Bascombe devenu agent immobilier affiche une tendance à la monomanie nettement plus marquée que le journaliste sportif, obsédé qu’il est à présent par des interrogations qui sont en tout état de cause fort éloignées de mes préoccupations, et par une théorie de l’engagement et de l’indépendance qui suppose que l’on n’engage en fait pas grand-chose, à part peut-être un peu d’argent. Pire encore, je n’ai pas pu me défendre de l’impression que toutes ces réflexions passablement fumeuses, toute cette philosophie à deux sous et ces histoires de "Phase d’Existence", n’étaient que le reflet des piètres tentatives de Frank pour occulter le fait qu’il ne digérait pas le remariage de son ex-épouse et surtout le départ de ses enfants pour le Connecticut…

Bref, ce nouvel avatar de Frank Bascombe s’est révélé à mes yeux comme un assez beau spécimen de casse-pieds, et j’ai épuisé mon capital de sympathie à son endroit assez tôt dans ma lecture d’"Indépendance". Alors, fort heureusement, il reste le "régal de dialogues à couper le souffle, de vacheries ciselées au scalpel, de digressions succulentes" annoncé – sans trop d’exagération - par la quatrième de couverture. Il reste le plaisir que j’ai éprouvé à la lecture de quelques portraits-charges d’une ironie mordante, tel celui du nouveau mari de l’ex-madame Bascombe, républicain bon teint, ou celui du vigile qui veille à la tranquillité du quartier résidentiel luxueux où le nouveau couple s’est installé. Et il reste un beau tableau teinté d’amertume d’une Amérique confrontée à "la sensation nouvelle d’un monde féroce embusqué tout autour de [son] territoire, une appréhension à laquelle (…) les habitants ne pourront jamais s’accoutumer, qui demeurera inconciliable jusqu’à l’heure de leur mort." (p. 12), et qui sombre petit à petit dans la morosité et une inquiétude sournoise. En ce mois de juillet 1988, alors que la campagne électorale – George Bush Sr vs Michael Dukakis – bat son plein, on peut reconnaître là quelques signes avant-coureurs d’une paranoïa qui prendra de tout autres proportions sous la présidence de George Bush Jr. Et c’est là largement de quoi maintenir l’intérêt peu ou prou en éveil, à défaut malheureusement de retrouver la magie d’"Un week-end dans le Michigan"…

Extrait:

"(…) je lance mon premier «sujet intéressant»: combien il est difficile, ici, à une quinzaine de kilomètres au sud de Hartford, d’imaginer que, le 2 juillet 1776, toutes les colonies de la côte se méfiaient les unes des autres comme de la peste, se comportaient comme autant de nations séparées, farouchement guerrières, qui redoutaient plus que tout la perte de valeur de la propriété et la religion pratiquée par les voisins (comme aujourd’hui), et qui savaient pourtant qu’il leur fallait trouver moyen d’accroître leur prospérité et leur sécurité. (Au cas où cela paraîtrait complètement barjo, c’est sérieux, c’est au programme sous l’intitulé: «Les liens entre le passé et le présent: de la fragmentation à l’unité et à l’indépendance.» A mon sens, c’est un thème de réflexion totalement approprié à la difficulté qu’éprouve Paul à intégrer son passé disloqué dans son présent tumultueux, de façon à ce que les deux s’associent raisonnablement pour lui procurer liberté et indépendance, plutôt que de rester dissociés au point de le rendre cinglé. Les cours d’Histoire sont des leçons subtiles qui nous incitent à avoir la mémoire et l’oubli sélectifs, et valent donc beaucoup mieux que la psychiatrie, qui vous force à tout vous rappeler.)" (pp. 343-344)

D'autres livres de Richard Ford, dans mon chapeau: "Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" et "L'état des lieux (Frank Bascombe, III)"

Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.

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11 avril 2009

"La Passion selon Brockes"

31su7zoPvyL__SL500_AA240_"Brockes-Passion" de Georg Philipp Telemann,
Rias-Kammerchor, Akademie für Alte Musik Berlin, sous la direction de René Jacobs

Un coffret de 2 CDs, Harmonia Mundi, 2009, référence HMC 902013.14

En ces temps de fêtes pascales, les organisateurs de concert semblent souvent se donner le mot pour nous proposer des oeuvres de circonstances: "Le Messie" de Georg Friedrich Haendel, ou encore les deux Passions, selon St-Jean et selon St-Matthieu, de Jean-Sébastien Bach.

Avec tout le talent qu'on lui connaît pour sortir des sentiers battus et exhumer de la poussière des bibliothèques des oeuvres injustement oubliées, René Jacobs nous propose ici de (re)découvrir la première Passion (créée en 1716) d'un de leurs illustres contemporains, Georg Philipp Telemann.

Cette "Brockes-Passion", mettant en musique le récit de la Passion du Christ par le poète et magistrat hambourgeois Barthold Heinrich Brockes, relève en fait du genre de l'oratorio de la Passion, destiné aux salles de concert, plutôt qu'à celui de la passion-oratorio étroitement associé à la célébration des offices de la Semaine Sainte et dont les deux Passions de Jean-Sébastien Bach offrent l'exemple. Partant du texte, étonnament réaliste et imagé, de Barthold Heinrich Brockes, Georg Philipp Telemann a composé une oeuvre sans temps mort, soufflant continuellement le chaud et le froid, alternant entre Espoir et Douleur, et captivante de bout en bout. Une magnifique découverte!

Une présentation détaillée de l'oeuvre, ainsi que quelques extraits, sont disponibles en ligne sur le site d'Harmonia Mundi.

9 avril 2009

Deux siècles de sidérurgie en bord de Meuse

"Les Hauts Fourneaux d’Ougrée – Histoire d’une usine à fonte" de François Pasquasy2871302650gf
4 étoiles

Céfal/Ly Myreur des Histors, 2008, 318 pages, isbn 978871302650

En cheminant de Huy vers Liège par la vallée de la Meuse, on ne peut pas ignorer le haut-fourneau B d’Ougrée. Construit en 1962, il est le dernier représentant d’une longue lignée qui s’est succédée au même endroit, depuis 1835 et l’implantation d’un premier haut-fourneau au coke par la société de la nouvelle fosse d’Ougrée désireuse d’assurer un débouché au charbon extrait sur ce site. C’est dire qu’en retraçant l’histoire de l’usine d’Ougrée, François Pasquasy nous fait revivre près de deux siècles d’histoire de la sidérurgie liégeoise, et le long cheminement, de fusions en regroupements, d’une petite société dont le capital était aux mains des familles Cockerill et Behr vers l’appartenance à un groupe multinational – Usinor, Arcelor et enfin Arcelor-Mittal -, s’arrêtant en 2008 en des temps plus sereins que ceux que nous connaissons aujourd’hui [1].

Mais si les aspects économiques, sociaux et politiques ne sont pas oubliés, l’auteur, ingénieur métallurgiste qui a mené l’essentiel de sa carrière dans la sidérurgie liégeoise et qui se consacre depuis son départ à la retraite à l’étude de l’histoire de cette industrie, a choisi de retracer avant tout les évolutions techniques dans le fonctionnement des hauts-fourneaux depuis le début du XIXème siècle et jusqu’à nos jours.

On suivra ainsi l’accroissement spectaculaire de la taille et de la productivité des hauts-fourneaux tout au long des deux siècles d’existence de l’usine d’Ougrée. Ou encore le remplacement progressif du "vent froid" (dans les premiers temps, l’air nécessaire à la combustion du coke était introduit dans le haut-fourneau à température ambiante) par un "vent chaud" à des températures de plus en plus élevées à mesure que les méthodes de préchauffage se faisaient plus performantes. Et l’on découvrira l’attention de plus en plus grande apportée au choix des minerais, en fonction notamment des opérations de production en aval du haut-fourneau – les minerais oolithiques de Marche-les-Dames, à une trentaine de kilomètres de Liège, sont ainsi largement utilisés au XIXème siècle mais délaissés pour un temps au profit de minerais espagnols moins phosphoreux et qui convenaient donc mieux en vue d’une transformation de la fonte en acier dans les convertisseurs Bessemer -, ainsi qu’à la préparation de la charge – l’agglomération des particules les plus fines favorisant une meilleure "descente" des matières dans le haut-fourneau.

L’ouvrage bénéficie d’une présentation très didactique : les termes techniques sont définis au fur et à mesure de leur apparition et repris dans un glossaire à la fin du volume, qui est en outre richement illustré de nombreuses photographies, de plans et de croquis, mais aussi de témoignages de tous ceux, patrons, ingénieurs ou ouvriers, qui ont veillé aux destinées des hauts-fourneaux ou qui en ont subi les caprices, tels les bouchages de creuset qui, dans la région de Liège, répondent au joli nom d’"emmacralage" [2]. Il en résulte un récit vivant, à la lecture agréable, et qui passionnera aussi bien les amateurs d’histoire des techniques que les spécialistes.

[1] Il y a quelques jours à peine, Arcelor-Mittal annonçait la mise à l’arrêt provisoire du haut-fourneau d’Ougrée suite à la crise économique de ces derniers mois. Pour en savoir plus: Article dans Le Soir

[2] Dans le Wallon de Liège, le terme "macrale" désigne en fait une sorcière. On pourrait donc traduire l’emmacralage par un "ensorcellement" du haut-fourneau.

8 avril 2009

"L'enfance était du pain chaud"

Plus ancien est le métier de ces bras
que le premier testament.
Plus coule la sueur, plus s'exprime la saveur,
telle est l'humanité du pain, sueur de nuit.
Et l'odeur, impossible à décrire,
miel en ébullition sur une farine lointaine,
et du four sortent les frêles vicomtes
arqués entre langue et palais.
Tels sont les matins joyeux du boulanger.

Zoé Valdés, "Une habanera à Paris (Poèmes d'anthologie)", Gallimard/Du monde entier, 2005, p. 13 (traduit de l'Espagnol par Claude Bleton)

5 avril 2009

Un monde bascule…

"Le Pêcheur d’hommes" d’Evguéni Zamiatine51X074HPFNL__SL160_AA115_
4 ½ étoiles

Rivages poche/Bibliothèque étrangère, 1990, 149 pages, isbn 2869303378

(traduit du Russe par Bernard Kreise)

Des paysans, ouvriers, petits fonctionnaires envers lesquels – ironie du sort ou cruauté des hommes – la vie ne s’est pas montrée tendre. Ces humiliés et ces offensés dont Evguéni Zamiatine nous conte les histoires, ce pourraient être les héros des récits de Gogol ou de Dostoïevski. C’est la même ironie, la même fièvre. C’est la même compassion. Et la même inventivité, le même don pour nous proposer sans cesse de nouvelles perspectives, des métaphores inédites, bousculer ainsi nos idées préconçues et forcer un regard neuf.

Somme toute, le terrain est connu. Si la surprise est de toutes les pages, on ne sent presque pas dépaysé à la lecture des dix nouvelles rassemblés dans "Le Pêcheur d’hommes". Pourtant, au fil de ces dix textes écrits entre 1918 et 1935, Pétersbourg se métamorphose en Leningrad, et la Russie devient l’URSS. Le pouvoir change de mains. Les délits politiques changent de nature, mais la répression, qu’Evguéni Zamiatine évoque avec une franchise étonnante, ne change pas de visage. Et les petits et les sans-grades restent petits et sans-grades. Au fil de ces dix nouvelles, un monde bascule… Mais on dirait que rien ne change.

Extrait:

"Le soir et la nuit, il n’y a plus de maisons à Pétersbourg: il y a des navires de pierre de cinq étages. Monde solitaire de cinq étages, un navire vogue sur les vagues de pierre parmi d’autres mondes solitaires de cinq étages; le navire fend l’océan de pierre déchaîné des rues, scintillant des feux de ses innombrables cabines. Il n’y a pas d’habitants dans les cabines, bien sûr: ce sont des passagers. Comme à bord d’un navire, ils se connaissent tous sans se connaître, tous, les citoyens de cette république de cinq étages assiégée par l’océan de la nuit.
Les passagers du navire de pierre N°40 voguaient le soir dans cette partie de l’océan de Pétersbourg désignée sur la carte sous le nom de rue Lakhtinskaïa. Ossip, ex-concierge, aujourd’hui citoyen Malaféïev, se tenait près du ponton de l’entrée et regardait au large à travers ses lunettes tournées vers les ténèbres: parfois, les vagues amenaient un passager. Mouillé, recouvert de neige, le citoyen Malaféïev le tirait des ténèbres et il régulait pour chacun le niveau de son respect en déplaçant ses lunettes le long de son nez: le réservoir où il puisait ce respect était, par un mécanisme complexe, relié aux lunettes."
(p. 7)

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4 avril 2009

Portrait de femme, dans une époque effervescente

19001285"The Duchess" de Saul Dibb,
avec Keira Knightley, Charlotte Rampling, Dominic Cooper et Ralph Fiennes

Inspiré par la vie de Lady Georgiana Spencer devenue duchesse de Devonshire en 1774 par son mariage avec William Cavendish, et basé sur la très sérieuse biographie que lui a consacré l'historienne Amanda Foreman, "The Duchess" de Saul Dibb réussit l'improbable: offrir à ses spectateurs à la fois un bon moment de cinéma, agréable, bien rythmé et captivant, et un beau portrait d'une femme - et d'une époque - aussi complexes que fascinantes.

Et c'est que la femme et l'époque avaient vraiment de quoi intriguer. En ces années 1770, les grands débats philosophiques des Lumières et leurs idéaux démocratiques gagnent une Angleterre en pleine effervescence. Et en s'y jetant à corps perdu en faveur du parti Whig, Georgiana, hôtesse brillante qui faisait et défaisait les modes mais n'en était pas moins très malheureuse en ménage, symbolise à elle seule les contradictions de la condition féminine en cette fin de XVIIIème siècle. De tout cela, Saul Dibb nous livre assez dans son film pour piquer définitivement notre curiosité, et nous donner l'envie d'en savoir plus, sans pourtant jamais compromettre la fluidité de la narration. Dans le rôle principal, Keira Knightley tire plutôt mieux son épingle du jeu que d'habitude. Et elle est bien aidée par toute une brochette d'excellents seconds rôles: Charlotte Rampling (Lady Spencer, la mère de Georgiana), Ralph Fiennes (le duc de Devonshire) et Dominic Cooper que l'on avait déjà pu repérer dans la dernière adaptation par la BBC de "Sense and sensibility" (où il jouait un fort convaincant "vilain" Willoughby), ici dans le rôle de Charles Grey, amant de Georgiana et futur premier ministre.

L'avis de Pierre Assouline, sur la République des Livres

1 avril 2009

Ces deuils que l’on ne fait jamais vraiment

"Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" de Richard Ford Un_week_end_dans_le_Michigan
4 ½ étoiles

Points, 2002, 491 pages, isbn 9782020564892

(traduit de l’Anglais par Brice Matthieussent)

Première rencontre avec l'oeuvre de Richard Ford, le nouvel auteur du mois de Lecture/Ecriture. Et première rencontre avec Frank Bascombe, héros récurrent de trois de ses romans, tous situés à Haddam, confortable banlieue résidentielle du New Jersey. Sans l'avoir du tout planifié, Richard Ford a en effet retrouvé Frank Bascombe dans "Indépendance" puis dans "L'Etat des lieux", qui forment donc avec "Un week-end dans le Michigan" une sorte de trilogie que je prévois de continuer à explorer dans les prochaines semaines...

Après une carrière d’écrivain avortée – un recueil de nouvelles publié et un roman abandonné à mi-parcours -, Frank Bascombe est devenu journaliste pour un magazine sportif new yorkais. Père de trois enfants – dont l’aîné, Ralph, est mort quatre ans plus tôt des suites du syndrome de Reye* -, il est séparé de leur mère avec laquelle il est resté en assez bons termes et il fréquente depuis quelques mois une infirmière, elle aussi divorcée, Vicki Arcenault. "Un week end dans le Michigan" est, entre autres choses, le récit du premier week end qu’il passe avec cette dernière, à Detroit, en profitant du congé pascal: un petit voyage romantique qui a pour eux – et pour le couple qu’ils formeront peut-être, ou peut-être pas - valeur de test. Un voyage et des rencontres qui fournissent aussi à Richard Ford un prétexte pour évoquer la vie des banlieues de la middle class américaine, leur confort matériel et bien sûr ce qui se cache sous leur vernis brillant. Et c’est justement par là que ce "week-end dans le Michigan" se révèle un roman à la fois profondément original et passionnant. Car s’il gratte bien la peinture pour aller voir ce qu’il y a dessous, Richard Ford n’emprunte pas les mêmes chemins que certains de ses confrères. Et il ne se rend pas là où le lecteur l’attendait au tournant.

Pas question ici d’une grande charge vitriolée contre le matérialisme effréné des banlieues middle class, à la façon de l’"American Beauty" de Sam Mendes. Si matérialiste et vaine qu’elle puisse paraître, cette vie est parée aux yeux de Frank Bascombe de nombreux bienfaits dont le moindre n’est certainement pas de lui permettre de passer un jour de plus, puis un autre, et de continuer à vivre, dans le confort rassurant de son traintrain routinier, puisque selon ses termes: "Un sens aigu du rituel rend parfois la vie supportable, alors qu’on pourrait être bien tenté de se flinguer." (p. 50) - piètre parade, certes, et qui ne marche pas tout le temps, ni pour tout le monde, mais qui vaut mieux que rien du tout... 

Et qu’on ne s’y trompe pas, le regard que Richard Ford pose ici sur la vie tranquille de son héros n’a rien de superficiel car c’est bel et bien un gouffre que l’on découvre sous le vernis : celui qu’a ouvert dans la vie de Frank Bascombe l’expérience primordiale et inéluctable de la mort et du deuil, un gouffre auquel Frank tente vaille que vaille de faire face du mieux qu’il peut.

L’expérience est si largement partagée et si universelle qu’on ne peut pas ne pas se sentir concerné par l’histoire de Frank Bascombe, par le chagrin qui ne l’a pas lâché depuis la mort de son fils et auquel d’innombrables signes ne cessent de le ramener, du suicide d’un de ses amis au simple déroulement d’une conversation avec sa compagne de voyage: "dans le récit de Vicki, je me retrouve confronté aux émotions crues d’une mort réelle, et, tandis que je roule sur la bretelle de l’autoroute, je ressens la même chose que lors du matin que je viens d’évoquer [NDFC: celui de la mort de Ralph]: un deuil immense, et la crainte d’une dépossession plus grande encore." (p. 86)

Bref, c’est là une expérience essentielle que Richard Ford aborde avec tant d’humanité, en donnant tant d’épaisseur et de vérité à son héros, qu’on ne peut tout simplement pas lâcher "Un week end dans le Michigan" avant d’en avoir tourné la dernière page. Ce livre vous captivera de bout en bout, même si, comme moi, la seule évocation du mot sport vous fait baîller d’ennui et si la profession du héros vous inciterait – bien à tort – à prendre la fuite…

Extrait :

"Loin au-delà de Grand River, je suis frappé par ce qui ressemble à des milliers de restaurants et par l’attachement de cette population pour ces lieux publics. Tout autant que les voitures, les repas constituent l’obsession la plus commune. Mais ces endroits ont chacun leur modeste part de gloire revigorante – grills, gargotes, tavernes, restaurants, cafés, tous de bonne qualité. Une partie de l’essence de l’existence se trouve là. Et par une maussade soirée printanière, un détour rapide vers l’un d’eux suffit parfois à rendre l’affreuse solitude supportable un soir de plus. Pour l’essentiel, je vous l’assure, le Michigan sait exactement ce qu’il fait. Il connaît l’ennemi et sait parer à ses attaques surprises." (pp. 199-200)

* Cette affection rare, qui se déclenche généralement chez les enfants et les adolescents à la suite d’une infection virale (grippe, varicelle…) touche le système nerveux et le foie, et peut encore souvent se révéler mortelle surtout si elle n’est pas diagnostiquée rapidement.

D'autres livres de Richard Ford, dans mon chapeau: "Indépendance (Frank Bascombe, II)" et "L'état des lieux (Frank Bascombe, III)"

Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.

31 mars 2009

Du temps et ne savoir qu'en faire...

"Tout au bord" de et avec Bernard Cogniaux et Marie-Paule Kumps

Namur, Grand Manège, le 28 mars 2009

En couple à la scène comme à la ville, Bernard Cogniaux et Marie-Paule Kumps étaient déjà passés une première fois de l'autre côté de la plume et du papier, le temps d'un spectacle nourri de leur expérience de jeunes parents. Mais depuis les années ont passé, les enfants ont grandi et quitté le nid. Et le temps est venu de rééditer l'exercice pour nous faire partager les heurs et malheurs d'un couple qui retrouve du temps pour soi, et qui ne sait qu'en faire... C'est finement observé, et tour à tour drôle et touchant, pendant les trois premiers quarts du spectacle. Et puis, rien ne va plus... Ou plutôt, ça va trop loin et on n'y croit plus vraiment...

Mais si l'atterrissage est difficile, le vol, lui, est bien agréable. C'est à voir donc, encore pour un soir, au Grand Manège à Namur.

Présentation de la pièce sur le site du Théâtre Royal de Namur

28 mars 2009

Les grands espaces de l'Oregon

file2805"Outwest", photographies de Christian Lutz

Bottes, chemises à carreaux et stetson... Les membres de la famille Davis, éleveurs de bétail dans l'Oregon, n'échappent pas aux clichés. Mais pourtant le regard de Christian Lutz va plus loin, qui se fait tour à tour insolite, touchant, amusant. Entre western spaghetti et images de l'ordinaire d'une vie dans un environnement très rude, celui des espaces illimités et inhospitaliers du désert de l'Alvord.

C'est à voir dans l'amphithéâtre du Théâtre Royal de Namur, jusqu'au 4 avril.
Exposition accessible le samedi de 11h à 18h, et les soirs de spectacle.

Présentation de l'exposition sur le site du Théâtre Royal de Namur

27 mars 2009

Compulsions secrètes

"Pétales et autres histoires embarrassantes" de Guadalupe Nettel41qHPPT1YZL__SL160_AA115_
4 étoiles

Actes Sud, 2009, 142 pages, isbn 9782742782185

(traduit de l’Espagnol par Delphine Valentin)

"Pétales et autres histoires embarrassantes" nous arrive au milieu d’un contingent de livres mexicains – salon du livre oblige. Mais autant dire d’entrée qu’à l’épreuve de la lecture, cette indication de provenance ne présente qu’un intérêt tout au plus circonstanciel.

Des six nouvelles rassemblées dans ce recueil, la première - "Ptôse", histoire d’un photographe qui collabore avec un chirurgien plasticien spécialiste des paupières et qui développe petit à petit une obsession douce quoique pas sans conséquence pour cette partie du corps – se déroule à Paris. La troisième - "Bonsaï", récit de la lente décomposition d’un mariage où le conjoint se prend à s’identifier de plus en plus étroitement à un cactus – nous emmène au Japon, dans le jardin botanique d’Aoyama. Mais toutes ces nouvelles, au fond, pourraient se dérouler n’importe où, tant Guadalupe Nettel a su y épingler, tout en finesse et subtilité, six de ces obsessions, manies inoffensives et compulsions inavouables dont nous sommes tous peu ou prou affligés mais que les gens normaux réussissent à refouler et occulter soigneusement, n’en laissant rien paraître à l’observateur extérieur: le trait n'est jamais si forcé que l'on ne puisse y reconnaître un fond - un peu, beaucoup - de vérité, et on ne cesse jamais d'y croire...

Au petit jeu des comparaisons, c’est sans doute le nom de la japonaise Yôko Ogawa qui s’impose en premier lieu, par la délicatesse avec laquelle l’auteur nous amène progressivement à décaler notre regard. Mais on pourrait penser aussi à Christos Chryssopoulos et à son beau roman "Le manucure" pour l’impeccable construction dramatique de ce recueil et son implacable crescendo de l’à-peine-insolite au tout à fait bizarre, du doucement givré de "Ptôse" ou du voyeurisme sans grand danger de "Transpersienne" à l’étrangeté elle fort inquiétante du "Bézoard". Bref - et même si ni les paysages ni l’histoire, ni la culture mexicaine ne tiennent une grande place dans ces "Pétales" -, c’est là une fort jolie découverte venue du pays des descendants des Aztèques.

Extrait:

"J’avoue cependant que, souvent, tandis que je déambule dans les rues ou dans les couloirs de quelque édifice, l’envie me saisit soudain de faire une photo, pas de paysages ou de ponts comme le fit naguère mon père, mais de paupières insolites que de temps en temps je repère dans la foule. Cette partie du corps, que j’ai vue toute mon enfance, et sans jamais ressentir le moindre dégoût, a fini par me fasciner. Exhibée et cachée par intermittence, elle oblige à rester en état d’alerte si l’on veut découvrir  quoi que ce soit qui en vaille vraiment la peine. Le photographe doit éviter de cligner des yeux en même temps que le sujet étudié pour capturer le moment où l’œil se ferme comme une huître joueuse. J’en suis venu à penser que cela nécessite une intuition particulière, proche de celle d’un chasseur d’insectes, et je crois qu’il y a peu de différence entre un battement d’ailes et un battement de cils." (pp. 17-18)

Plusieurs livres de Yôko Ogawa sont présentés sur Lecture/Ecriture.

Et tout un dossier y est consacré à la littérature mexicaine.

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