Ecran de fumée
"Indépendance (Frank Bascombe, II)" de Richard Ford
3 ½ étoiles
Points, 1997, 588 pages, isbn 9782020326438
(traduit de l’Anglais par Suzanne V. Mayoux)
Deuxième étape de ma découverte de l'oeuvre de Richard Ford, et par la même occasion, des aventures de Frank Bascombe...
Trois années se sont écoulées depuis les événements relatés dans "Un week-end dans le Michigan". Frank Bascombe a quitté son emploi de journaliste sportif et est devenu agent immobilier. Son ex-épouse s’est remariée avec un architecte du nom de Charley O’Dell et est partie s’installer dans le Connecticut en emmenant leurs deux enfants, Paul et Clarissa. Et Paul, justement, s’est mis depuis quelque temps à filer du mauvais coton. En ce week-end (encore!) de la fête de l’Indépendance, Frank s’apprête donc à entraîner son fils dans un petit voyage qui leur fournira, croit-il, l’occasion d’une bonne conversation entre hommes. Mais bien sûr, les choses ne se passeront pas comme prévu…
Autant je me suis sentie d’emblée "embarquée" par "Un week-end dans le Michigan", que je n’ai littéralement pas pu lâcher avant d’en tourner la dernière page, autant "Indépendance" m’a laissée partagée, oscillant tout au long de ma lecture entre un ennui poli et un intérêt somme toute fort modéré. Non que la qualité de l’ouvrage de Richard Ford laisse ici à désirer, car j’ai bien retrouvé l’acuité d’observation qui faisait merveille dans le premier épisode des aventures de Frank Bascombe, et la belle épaisseur dont l’auteur parvient à doter le petit monde de Haddam. Mais rien à faire: Frank Bascombe devenu agent immobilier affiche une tendance à la monomanie nettement plus marquée que le journaliste sportif, obsédé qu’il est à présent par des interrogations qui sont en tout état de cause fort éloignées de mes préoccupations, et par une théorie de l’engagement et de l’indépendance qui suppose que l’on n’engage en fait pas grand-chose, à part peut-être un peu d’argent. Pire encore, je n’ai pas pu me défendre de l’impression que toutes ces réflexions passablement fumeuses, toute cette philosophie à deux sous et ces histoires de "Phase d’Existence", n’étaient que le reflet des piètres tentatives de Frank pour occulter le fait qu’il ne digérait pas le remariage de son ex-épouse et surtout le départ de ses enfants pour le Connecticut…
Bref, ce nouvel avatar de Frank Bascombe s’est révélé à mes yeux comme un assez beau spécimen de casse-pieds, et j’ai épuisé mon capital de sympathie à son endroit assez tôt dans ma lecture d’"Indépendance". Alors, fort heureusement, il reste le "régal de dialogues à couper le souffle, de vacheries ciselées au scalpel, de digressions succulentes" annoncé – sans trop d’exagération - par la quatrième de couverture. Il reste le plaisir que j’ai éprouvé à la lecture de quelques portraits-charges d’une ironie mordante, tel celui du nouveau mari de l’ex-madame Bascombe, républicain bon teint, ou celui du vigile qui veille à la tranquillité du quartier résidentiel luxueux où le nouveau couple s’est installé. Et il reste un beau tableau teinté d’amertume d’une Amérique confrontée à "la sensation nouvelle d’un monde féroce embusqué tout autour de [son] territoire, une appréhension à laquelle (…) les habitants ne pourront jamais s’accoutumer, qui demeurera inconciliable jusqu’à l’heure de leur mort." (p. 12), et qui sombre petit à petit dans la morosité et une inquiétude sournoise. En ce mois de juillet 1988, alors que la campagne électorale – George Bush Sr vs Michael Dukakis – bat son plein, on peut reconnaître là quelques signes avant-coureurs d’une paranoïa qui prendra de tout autres proportions sous la présidence de George Bush Jr. Et c’est là largement de quoi maintenir l’intérêt peu ou prou en éveil, à défaut malheureusement de retrouver la magie d’"Un week-end dans le Michigan"…
Extrait:
"(…) je lance mon premier «sujet intéressant»: combien il est difficile, ici, à une quinzaine de kilomètres au sud de Hartford, d’imaginer que, le 2 juillet 1776, toutes les colonies de la côte se méfiaient les unes des autres comme de la peste, se comportaient comme autant de nations séparées, farouchement guerrières, qui redoutaient plus que tout la perte de valeur de la propriété et la religion pratiquée par les voisins (comme aujourd’hui), et qui savaient pourtant qu’il leur fallait trouver moyen d’accroître leur prospérité et leur sécurité. (Au cas où cela paraîtrait complètement barjo, c’est sérieux, c’est au programme sous l’intitulé: «Les liens entre le passé et le présent: de la fragmentation à l’unité et à l’indépendance.» A mon sens, c’est un thème de réflexion totalement approprié à la difficulté qu’éprouve Paul à intégrer son passé disloqué dans son présent tumultueux, de façon à ce que les deux s’associent raisonnablement pour lui procurer liberté et indépendance, plutôt que de rester dissociés au point de le rendre cinglé. Les cours d’Histoire sont des leçons subtiles qui nous incitent à avoir la mémoire et l’oubli sélectifs, et valent donc beaucoup mieux que la psychiatrie, qui vous force à tout vous rappeler.)" (pp. 343-344)
D'autres livres de Richard Ford, dans mon chapeau: "Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" et "L'état des lieux (Frank Bascombe, III)"
Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.