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Dans mon chapeau...

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3 novembre 2010

“Les travaux et les jours”

“L’énigme de l’arrivée” de V.S. Naipaul51lfw4m7FuL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

in “Œuvres romanesques choisies”, Robert Laffont/Bouquins, pp. 637-928

(traduit de l’Anglais par Suzanne Mayoux)

“J’avais beaucoup écrit, accompli un travail d’une grande difficulté; j’avais travaillé sous pression pratiquement depuis que j’avais quitté l’école. Avant d’écrire, il avait fallu apprendre; l’écriture m’était venue lentement. Avant cela j’avais été à Oxford; encore avant, au collège où je m’étais préparé pour décrocher la bourse d’étude à Oxford. La carrière d’écrivain ne consistait pas en un état – de compétence, de réussite, de notoriété ou de satisfaction – auquel on parviendrait, et dans lequel on demeurerait. Il existait une angoisse particulière liée à cette carrière: quel que fût le labeur à fournir pour chaque œuvre d’écriture, quels qu’en fussent les défis de créativité ou les satisfactions, le temps m’en avait chaque fois éloigné. Et, à mesure que le temps passait, l’œuvre déjà accomplie me donnait l’impression de se rire de moi, elle semblait appartenir à une époque de vigueur, désormais révolue. Le sentiment du vide, l’agitation me reprenaient; et il me fallait une fois de plus, en puisant dans mes seules ressources, entreprendre un nouveau livre, me consacrer à nouveau à ce processus dévorant.” (p. 719)

Tel est tout justement l’état d’esprit de V.S. Naipaul lorsqu’il s’installe vers la fin des années 1960 dans un petit hameau du Wiltshire, un de ces lieux où l’on croirait volontiers – et bien à tort – qu’il ne se passe jamais rien. Il vient alors d’essuyer une sévère déconvenue, son dernier manuscrit – un ouvrage consacré à son île natale de Trinidad – ayant été refusé par l’éditeur qui l’avait commandé. Il ne lui reste plus alors qu’à se remettre au travail, et à écrire un nouveau livre, qui devait devenir “Dans un état libre”: “un livre violent, non pas dans ses péripéties mais dans ses émotions. C’était un livre sur la peur. Cette peur étouffait toute plaisanterie. Et le brouillard qui régnait sur la vallée pendant que j’écrivais, la nuit qui tombait tôt dans l’après-midi, le fait de ne rien connaître des lieux où je me trouvais, bref toute l’incertitude qui émanait pour moi de la vallée, je la transposai sur mon Afrique.” (p. 718)

Cherchant un refuge où écrire dans le calme et la tranquillité, V.S. Naipaul découvre ainsi la campagne anglaise près de dix ans après avoir posé pour la première fois le pied sur le sol britannique. Au fil des saisons, il en apprivoise petit à petit les beautés, en assimile le vocabulaire, les noms des plantes et des animaux. Il noue des relations de bon voisinage, avec Jack, avec Mr et Mrs Phillips, avec Pitton le jardinier, et pousse lentement ses racines dans ce coin de campagne paisible. Il se fait sensible enfin au changement continuel qu’impose à un environnement devenu familier le passage des années. Et c’est peut-être tout justement dans ce mariage poignant de la beauté et de la fragilité que réside un des grands charmes de ce livre.

Récit autobiographique, certes, mais plus sûrement texte inclassable, “L’énigme de l’arrivée” – titre donné par Guillaume Appolinaire à un tableau de jeunesse de Giorgio de Chirico, auquel V.S. Naipaul l’a emprunté à son tour – mêle donc une lente méditation sur les effets du passage du temps à un retour de l’auteur sur le parcours qui a mené un jeune garçon dont la connaissance du monde était purement livresque et terriblement abstraite, - sa perception du Londres des années 1950 entièrement conditionnée par ses lectures de Dickens – à trouver sa voix et à réunir en lui l’homme et l’écrivain, ce qui n’est jamais que le début d’un autre voyage, l’œuvre accomplie s’effaçant devant celle encore à écrire. L’énigme de l’arrivée étant peut-être tout simplement que, vivant, on n’arrive jamais nulle part: “Le thème c’était la mort ; elle avait peut-être été là tout au long. La mort et la manière de se comporter face à elle, tel était le thème de l’histoire de Jack.” (pp. 919-920).

Faut-il dès lors encore préciser que ce livre étrange, poignant et magnifique est un jalon indispensable dans l’œuvre de V.S. Naipaul?

D'autres livres de V.S. Naipaul dans mon chapeau: "Le regard de l'Inde", "Dans un état libre", "A la courbe du fleuve" et "Among the believers: an islamic journey".

V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010 sur Lecture/Ecriture.

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2 novembre 2010

Le jour des morts

"«C'est étrange, pensa-t-il, comme en traversant un cimetière on se sent bestialement vivant; peut-être est-ce la journée qui veut cela»; c'était en effet une journée particulièrement belle, chaude, pénétrée d'une bonne odeur de terre pourrie, de racines; à quoi se mêlait le parfum des bordures de menthe sauvage et de romarin, d'oeillets; de roses aussi, près des tombes les plus riches."

Leonardo Sciascia, "A chacun son dû", Denoël et d'ailleurs, 2009, p. 121 (traduit de l'Italien par Jacques de Pressac)

1 novembre 2010

Infernale mais adorable… à moins que ce ne soit l’inverse!

"Miss Annie" de Flore Balthazar et Frank Le Gall
3 ½ étoiles

Dupuis, 2010, 78 pages, isbn 9782800146584 41fHucfanTL__SL500_AA300_

"Flore Balthazar dessine. En face, Frank Le Gall écrit. Entre les deux, Miss Annie, jeune chatte, court après les gommes. Les deux premiers racontent les aventures de la troisième." Telle est Miss Annie vue par son éditeur, présentation qui a le mérite de n’en révéler ni trop ni trop peu.

Heureux propriétaires d’une petite diablesse en fourrure noire, Flore Balthazar et Frank Le Gall ont donc eu l’idée de nous raconter son histoire, d’en tirer selon les propres termes qu’ils ont placés dans la bouche de leurs alter ego de papier, "une petite chose charmante et sans prétention". Moitié vécu – les griffes qu’un petit monstre s’aiguise sur le tissu des fauteuils, la poubelle de la cuisine renversée… -, moitié imagination – l’affection de Miss Annie pour Keshia, la petite souris, ou son amitié avec Zénon, le vieux matou philosophe, et l’élégante Mademoiselle Rostropovna, le territoire qu’il leur faut défendre -, Flore Balthazar et Frank Le Gall nous restituent un monde à hauteur de chat. Une vision rafraîchissante, désopilante parfois, et souvent bien mignonne. Une petite chose sans prétention, peut-être. Charmante, assurément. Le temps de rire un peu. Et de sourire beaucoup…

Extrait:

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(p. 12)

30 octobre 2010

"Choses qui font battre le coeur..."

51CRHQKV3YL__SL500_AA300_"Sans soleil", suivi de "La jetée" de Chris Marker

Je dois bien avouer, à ma grande honte, que je ne connaissais pas du tout Chris Marker avant de découvrir son nom dans le programme du dernier festival Ecran total. Et pourtant, ce cinéaste né en 1921, actif depuis plus d'un demi-siècle, a tout pour être connu des cinéphiles: assistant d'Alain Resnais sur le tournage de "Nuit et brouillard", écrivain et photographe, il est aussi de plein droit l'auteur d'une filmographie abondante où l'on compte autant de portraits - d'Akira Kurosawa ou d'Andrei Tarkovski - que de documentaires très engagés - traitant de la réception de l'art africain en France, "Les statues meurent aussi", co-réalisé en 1953 avec Alain Resnais, fut censuré pendant plusieurs années à cause de son caractère anti-colonialiste bien affirmé.

Court-métrage de science-fiction, tourné en 1962, "La jetée", qui était proposé à l'Arenberg en deuxième partie de programme, est sans doute son oeuvre la plus connue fut-ce par le biais des films qu'elle a marqués de son empreinte, tels "L'armée des douze singes" de Terry Gilliam. Mais c'est avant tout un film qui ne ressemble à rien d'autre. Plutôt qu'un film, c'est d'ailleurs un roman-photo, constitué d'une série d'images fixes montées à la suite les unes des autres, où les personnages sont joués - mais pas vraiment - par des acteurs qui n'en sont pas et parmi lesquels on reconnaîtra notamment Jacques Ledoux, fondateur du musée du cinéma de Bruxelles et conservateur de la cinématèque royale de Belgique pendant près de 40 ans... Cette forme totalement insolite et originale se trouvant mise au service d'un scénario tout simplement parfait, il est bien difficile de trouver les mots pour dire à quel point les 28 minutes de "La jetée" troublent et fascinent tout à la fois le spectateur qui se trouve embarqué dans leurs voyages temporels.

Etrange essai cinématographique réalisé vingt ans plus tard, "Sans soleil", qui était proposé pour sa part en ouverture de programme, se révèle au fond tout aussi inclassable. Journal de voyage prenant la forme - lancinante, incantatoire - d'une fausse correspondance, journal de voyage où le Japon, ses rituels shintoistes et ses jeux vidéos, se taillent la part du lion, "Sans soleil" s'en va bientôt à la dérive, hésitant entre réalité et fiction, questionnant jusqu'au sens même de ces deux termes, en même temps que la vulnérabilité humaine et la force des souvenirs. Dévidant le fil de ses instants de vie, de ses images tirées des actualités et de ses fêtes de quartier, "Sans soleil" est un film si mouvant - jamais là où on l'attend - qu'il échappe à son spectateur à mesure même qu'il se déroule devant ses yeux. Un objet cinématographique non identifié, donc, dont on retiendra pourtant au terme d'une première vision qu'il est, par sa longue énumération de "choses qui font battre le coeur", sans contestation possible le plus bel hommage - le plus juste et le plus touchant - que le septième art ait jamais rendu aux merveilleuses "Notes de chevet" de Sei Shônagon.

Pour en savoir plus, on peut consulter les fiches consacrées à Chris Marker sur wikipedia ou sur le site de la cinémathèque française.

29 octobre 2010

En apprentissage face à la pierre

“La pierre sans chagrin” d’Henry Bauchau41DY78Y1T4L__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud/Le Souffle de l’esprit, 2001, 42 pages, isbn 2742731938

La collection “Le Souffle de l’esprit” des éditions Actes Sud se veut un “reflet d’une ouverture des uns aux autres, à travers la prière, la réflexion, la méditation.” Elle était donc toute désignée pour accueillir cette réédition – enrichie – de “La pierre sans chagrin”, recueil de poèmes inspirés à Henry Bauchau par l’abbaye cistercienne du Thoronet, qui connut une première publication aux éditions de l’Aire en 1966.

Au long d’un pèlerinage en deux temps – tout d’abord une contemplation des vieilles pierres de l’abbaye ramenant au long travail des bâtisseurs, puis la suite des offices des heures rythmant la journée monastique –, Henry Bauchau entraîne son lecteur vers un lent cheminement intérieur, apprentissage tâtonnant d’une forme de patience, d’abandon, de disponibilité et de légèreté. Un apprentissage qui continuera d’ailleurs à le préoccuper bien avant dans les années 1970, ainsi qu’en témoigne le journal des “Années difficiles”. L’apprentissage d’une nouvelle règle:

“Avec mes pierres carrées
je t’enfermerai dans une œuvre
car tu es coureur de chagrins
et la règle est d’apprendre à rire
Homme
avant de mourir.”
(p. 12)

Ces poèmes du Thoronet sont ici accompagnés de quelques belles photos, par Franco Vercelotti, des anciens bâtiments de l’abbaye dont l’aspect rugueux et minéral est davantage mis en évidence par la texture de ce beau papier couleur crème cher aux éditions Actes Sud. Et l’ensemble est encore enrichi de deux poèmes plus récents, deux textes inédits dédiés l’un à Laure Bauchau, l’épouse de l'auteur, disparue peu de temps auparavant, et l’autre à la romancière Nancy Huston avec laquelle Henry Bauchau entretient une belle amitié, dont témoignait aussi, la même année, la “Petite suite au 11 septembre”.

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(p. 38)

Extrait:

Le maître d’oeuvre

“Ce que je ne vois pas dans la lumière de l’amour
je l’ignore.
Je suis passé dans ce monde
sans le voir, sans l’entendre
et je dors près de mes outils.
Quand vous verrez, entre les  pins, l’apparition
la plus simple
et la lumière
dans ses habits de pierre sauvage.
Quand vous écouterez du cœur
un peu dure, un peu moqueuse, assez tendre
cette parole qu’elle sait.
Ne serez-vous pas reconnues,
contenues, doucement surprises
femmes de cet univers que j’ignore
par l’amour, la pensée de pierre
et le muscle de l’évidence.”
(p. 21)

Une analyse de "La pierre sans chagrin", sur le site de La plume francophone.

D'autres livres d'Henry Bauchau, dans mon chapeau: "Le régiment noir", "Diotime et les lions" et "Déluge".

Et sur Lecture/Ecriture.

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26 octobre 2010

Un somptueux manuscrit napolitain du XIVème siècle

La Bible d'Anjou, un manuscrit royal révélé,
M Leuven,
Du 17 septembre au 5 décembre 2010

Oeuvre si exceptionnelle que ses auteurs - Jannutius de Matrice, le scribe, et Cristoforo Orimina, l'enlumineur - se donnèrent - une fois n'est pas coutume - la peine de la signer, commandée par le roi de Naples, Robert d'Anjou, qui la destinait vraisemblablement à sa petite-fille et héritière, Jeanne, et au fiancé de cette dernière, André de Hongrie, la Bible d'Anjou connut ensuite des destinées chahutées. Encore inachevée à la mort de Robert d'Anjou puis d'André de Hongrie, elle passa alors dans les mains d'un haut personnage de la cour de Naples, Niccolò d'Alife. On la retrouve ensuite dans les bibliothèques du duc Jean de Berry (XVème siècle), puis de Nicolas de Ruyter, évêque d'Arras et fondateur d'un collège à Louvain (XVIème siècle), et enfin au grand séminaire de Malines qui la céda à la bibliothèque Maurits Sabbe, bibliothèque de la faculté de théologie de la Katholieke Universiteit Leuven, en 1970.

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Scène de chasse (folio278) (source: Reflecties 9 De Bijbel van Anjou - Napels 1340. Een koninklijke handschrift ontsluierd, p. 21)

Le moins que l'on puisse dire est qu'au fil de ce long parcours, la Bible d'Anjou ne connut pas toujours des conditions de conservation idéales: les souris prirent leur part du gâteau, et la dernière reliure, réalisée au début du XXème siècle et beaucoup trop serrée, lui infligea encore quelques dégâts supplémentaires. Un traitement de conservation approfondi s'imposait donc, impliquant un démontage complet de la reliure et une étude détaillée (étude de la stratigraphie des décors, analyses des pigments...) qui permit notamment de préciser notre connaissance de l'histoire de la Bible d'Anjou. Ce démontage temporaire du manuscrit offre en sus au M (musée de la ville de Louvain) une occasion unique d'exposer - simultanément - quelques unes des plus belles enluminures de la Bible d'Anjou: 66 folios comportant les deux enluminures en pleine page placées au début de la Bible, une large sélection des initiales enluminées qui marquent le début de chacun des livres de la Bible et enfin des illustrations marginales pleine de finesse et de fantaisie - drôleries, scènes de la vie de la cour de Naples, animaux fantastiques... - qu'on ne se lasse pas d'admirer. Bref, voilà une exposition à ne pas manquer car, après le 5 décembre, les feuillets de la Bible d'Anjou seront rassemblés dans une nouvelle reliure qui retrouvera sa place dans la réserve précieuse de la bibliothèque Maurits Sabbe, à l'abri des regards...

Après leur traitement de conservation, les feuillets de la Bible d'Anjou ont aussi fait l'objet d'une numérisation de grande qualité. Ils sont dorénavant consultables en ligne sur le site officiel de l'exposition.

25 octobre 2010

Une enquête littéraire, sociale et historique

"Le Fléau" de David Van Reybrouck41ZEP2SOMQL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Actes Sud, 2008, 415 pages, isbn 9782742775538

(traduit du Néerlandais par Pierre-Marie Finkelstein)

L'archéologie préhistorique et la primatologie explorant des terres peu ou prou voisines, où il leur arrive de se croiser, il n'y a rien qui sorte de l'ordinaire dans le fait qu'un jeune chercheur belge, préparant un doctorat sur l'histoire de l'archéologie préhistorique, se retrouve à explorer la très riche bibliothèque du département de primatologie de l'université d'Utrecht, et qu'il y découvre les travaux d'un naturaliste sud-africain du XIXème siècle sur les babouins. Ce n'est en fait que quelques heures plus tard, dans un bistrot près de la gare, alors que notre chercheur se plonge dans une biographie d'Eugène Marais – le naturaliste susmentionné - tout en attendant son potage, que les choses commenceront vraiment à déraper... C'est que, dans la biographie que lui consacre Robert Ardrey, par ailleurs passé à la postérité pour les scénarios qu'il a écrits pour Hollywood, Eugène Marais - avocat, écrivain, poète et naturaliste afrikaner - se révèle une personnalité des plus fascinantes, génie méconnu et opiomane au destin tragique, qu'un différend d'importance opposa à Maurice Maeterlinck, Marais accusant le lauréat du prix Nobel de littérature 1911 d'avoir plagié dans son essai La vie des termites (publié en 1926) ses propres travaux publiés eux sous le titre Die Siel van die Mier dès 1925, dans la revue sud-africaine Die Huisgenoot.

Et donc, pour résumer, à l'ouverture du "Fléau", nous avons: "Un Homo universalis fascinant qui étudie les termites et les babouins, un prix Nobel de littérature qui se mêle d’écrire sur les insectes, un scénariste d’Hollywood qui pense avoir découvert un génie méconnu et un zoologiste de renom qui se bat bec et ongle contre la formation d’un mythe…" (p. 18) et un jeune chercheur rattrapé par une longue liste de questions telles que "Qui était Eugène Marais?", "Maurice Materlinck l'a-t-il vraiment plagié?" et d'abord, "Qu'est-ce qu'un plagiat, dans le cas d'une oeuvre littéraire ou d'un essai scientifique?". C'est tout justement l'enquête découlant de ces questions qui fait l'objet du "Fléau", une enquête qui mènera David Van Reybrouck – et son lecteur – bien plus loin qu'on n'aurait pu le supposer de prime abord, tant ce questionnement initial se révèle riche d'implications diverses.

Bien sûr, il nous faudra remonter les traces de Maurice Maeterlinck, nous pencher sur sa vie, sur son œuvre – jusqu’à chercher à consulter des manuscrits originaux, aujourd’hui aux mains de collectionneurs privés - et sur les conditions sociales, politiques et culturelles qui permirent l’émergence du courant symboliste dont il fut l’un des représentants les plus en vue. Et de même, sur la piste du très mystérieux Eugène Marais, il nous faudra nous envoler jusqu’en Afrique du Sud au plus profond du Veld, sur le territoire d’une population blanche afrikaner que la fin de l’apartheid a laissée amère et à tout le moins sur la défensive.

Exploration tout à la fois de l’histoire littéraire européenne et de l’histoire et de la culture afrikaner, "Le Fléau" s’attache encore – comme si tout cela ne suffisait pas – à retracer l’évolution, du XIXème au XXème siècle, de certaines conceptions sociales et politiques. Car, soyons clairs, si tant d’auteurs de cette période se sont pris de passion pour la vie des insectes en général et des termites en particulier, c’est avant tout parce qu’ils trouvaient dans leurs mœurs et leur organisation sociale, la matière d’une métaphore pour décrire la société humaine de leurs rêves. Et en l’espèce, un véritable revirement s’opère entre le XIXème siècle, où la termitière apparait encore comme le modèle d’une société idéale où les intérêts individuels cèdent le pas à l’intérêt collectif, et le XXème siècle: "Après la révolution d’octobre, toutefois, et dans le droit fil des progrès de la biochimie (C’est à la fin des années 1930 que l’on découvre l’effet insecticide du DDT), l’on se met soudain à parler de "peste" et de "fléau". Le malaise ne commence à se faire sentir qu’avec la découverte d’un remède qui fera le bonheur des commerçants. Tout comme le péril rouge, les termites constituent désormais une menace pour l’ordre établi. Autrement dit, il faut les exterminer sans merci. En 1935, un scientifique aussi scrupuleux que l’Américain Thomas E. Snyder, le plus expert sur les termites du vingtième siècle, publie un ouvrage intitulé Our Enemy the Termite. L’ennemi, c’est le termite, l’arme, l’insecticide. Exterminer, anéantir, liquider – on voit déjà poindre l’anticommunisme forcené d’un Joseph McCarthy." (p. 91)

Fruit d’une passionnante enquête littéraire, sociale et historique, "Le Fléau" est la preuve que, sous la plume d’un auteur qui connait son affaire, une recherche scientifique menée dans les règles recèle en elle-même bien assez d’aléas et qu’il n’est nul besoin de l’assaisonner de manœuvres occultes de l’Opus Dei ou d’autres sociétés secrètes plus ou moins malveillantes, pour captiver le lecteur d’aujourd’hui. Sans oublier que les quelques pincées d’autodérision fort bienvenue dont David Van Reybrouck n’a pas omis de saupoudrer son récit lui confèrent par moments une drôlerie tout à fait savoureuse.

Extrait:

"La serveuse apporte le potage, une grande assiette fumante de soupe de brocolis dans laquelle nagent les croûtons autour d’un nuage de crème fraîche. Exactement ce dont j’ai besoin. "Bon appétit", me dit-elle en s’éloignant. Je la remercie d’un signe de tête, remue ma soupe, réfléchis un instant et coince le livre ouvert sous le bord de mon assiette. Je goûte le personnage de Marais de la même manière que je goûte mon potage, et je sais désormais que ce goût ne me quittera plus. Ardrey explique comment, dans l’œuvre de Marais, les périodes de grande productivité alternent avec des épisodes de profonde mélancolie, l’extrême curiosité avec l’abattement le plus total. C’est un peu le Van Gogh de la science sud-africaine – même fanatisme, même manque de reconnaissance, même solitude. Même balle dans la tête. Marais est en train de se glisser dans les pages d’un livre. Nonchalamment, il s’avance, trébuche, roule sur la page et se recroqueville dans un pli dont, des années plus tard, je n’arriverai pas à l’extirper." (p. 16)
"Pour le moment, je suis à Utrecht, dans un café près de la gare; je lis sans pouvoir m’arrêter, j’en oublie de manger, ma soupe refroidit et les croûtons sont tout mous." (p. 19)

Un autre livre de David Van Reybrouck, dans mon chapeau: "Mission", suivi de "L'Ame des termites"

22 octobre 2010

Les mémoires d'un honnête homme

"Le Monde d’hier" de Stefan Zweig49530131_p
4 ½ étoiles

Le livre de poche, 2009, 507 pages, isbn 9782253140405

(traduit de l’Allemand par Serge Niémetz)

"Je n’ai jamais attribué tant d’importance à ma personne que j’eusse éprouvé la tentation de raconter à d’autres les petites histoires de ma vie." (p. 7) Dès la toute première phrase, le ton est donné: au moment où il entreprend d'écrire ses mémoires, dans son exil brésilien, Stefan Zweig n'a aucunement l'intention de s'étendre longuement sur sa personne. Non, s'il écrit ses mémoires c'est avant tout pour parler du monde où il vivait, un monde qu'il vit s'effondrer par deux fois, au cours de deux guerres mondiales, pour en fin de compte ne pas se trouver capable de survivre à son deuxième effondrement...

Autobiographie dont l'auteur ne parle que très peu de lui-même, "Le Monde d'hier" se singularise davantage encore par une approche alternant de longs passages d'exposition - si généraux qu'ils en confinent à l'abstraction, bizarrement dépourvus de vie et de pouvoir d'évocation, à l'inverse de ce que l'on aurait pu attendre sous la plume d'un romancier de la trempe de Stefan Zweig -, et d'autres passages bien plus anecdotiques. C'est que Stefan Zweig cherchait dans ce livre, avant tout et de son propre aveu, à recréer "l'atmosphère morale" de son époque et que "l’expérience a montré qu’il est mille fois plus facile de reconstituer les faits d’une époque que son atmosphère morale; celle-ci ne se manifeste pas dans les événements officiels, mais bien plutôt dans de petits épisodes personnels tels ceux que je voudrais rapporter ici." (p. 245)

Anecdotiques, les nombreux comptes-rendus des rencontres de Stefan Zweig avec d'autres personnalités de son temps - qu'elles soient littéraires (Hugo von Hofmannsthal, l'autre jeune prodige des lettres allemandes de la fin du XIXème siècle, Emile Verhaeren, Romain Rolland, Maxime Gorki...), artistiques (James Ensor, Richard Strauss...) ou politiques (Walther Rathenau, ministre des affaires étrangères de la république de Weimar, mort assassiné en 1922) – le sont peut-être. Mais les portraits souvent nuancés et sensibles que Stefan Zweig dresse de ses contemporains n'en contribuent pas moins au charme et à l'intérêt de ces mémoires, tel celui-ci, de James Joyce: "Il donnait toujours l’impression d’une force obscure et ramassée sur elle-même, et quand je le voyais dans la rue, serrant fortement ses lèvres minces et marchant toujours d’un pas rapide, comme s’il avait un but bien déterminé, je sentais mieux encore qu’au cours de nos conversations l’attitude de défense, l’isolement intérieur de sa nature. Et je ne fus nullement étonné, plus tard, que ce fût lui justement qui eût écrit l’œuvre la plus solitaire, la plus impossible à rattacher à quoi que ce fût d’autre, tombée comme un météore au milieu de notre temps." (p. 325)

Anecdotiques, les chapitres traitant de la première guerre mondiale et de ses conséquences ne le sont certainement pas, tant le séisme de cette première guerre eut une influence profonde sur la suite de l'oeuvre de Zweig, en l'amenant à délaisser les expérimentations esthétisantes de sa jeunesse pour se muer en un écrivain pleinement engagé dans son époque: "Je le sais aujourd’hui: sans tout ce que j’ai souffert pendant la guerre, en sympathie avec les victimes, avec la prescience de ses lendemains, je serais resté l’écrivain que j’étais avant la guerre, «agréablement animé», comme on dit en musique, mais je n’aurais jamais été saisi, pris, atteint jusqu’aux plus intimes entrailles. J’avais pour la première fois le sentiment de parler au même titre pour moi-même et pour mon temps. En m’efforçant d’aider les autres, je me suis alors aidé moi-même: je me suis disposé à écrire mon œuvre la plus personnelle (…)" (pp. 299-300). Et anecdotiques, ces chapitres le sont d'autant moins que Stefan Zweig s'y efforce, tant bien que mal et avec les moyens du bord, de reconstituer les états d'esprit qui prévalurent alors en Autriche et en Allemagne, et de comprendre l'enchaînement des faits qui permirent à Hitler de s'emparer du pouvoir tout en recherchant les racines du mal bien en amont des faits...

L'on pourrait continuer longtemps à tenter d'établir la liste des points forts et des points faibles de cet ouvrage, à s'enthousiasmer pour son tableau de la vie culturelle européenne du début du XXème siècle, ou à s'offusquer de l'excès d'optimisme – d'aucun parlerait peut-être de naïveté – dont son auteur a pu faire preuve à certains moments: "Car toujours, aux heures de danger, la volonté d’espérer encore devient immense." (p. 264) Mais tout cela n'est que peu de chose au regard de ceci: il n'y a que bien peu de livres dont on puisse dire, autant que du "Monde d'hier", qu'ils nous donnent le privilège de passer le temps de leur lecture en compagnie d'un honnête homme, au sens le plus plein du terme.

Extrait:

"Mais voici qu’au bout d’une semaine environ commença dans les journaux tout un jeu d’escarmouches, dont le crescendo était trop bien synchronisé pour qu’il pût être tout à fait accidentel. On accusait le gouvernement serbe d’intelligence avec les assassins, et l’on insinuait à demi-mot que l’Autriche ne pouvait laisser impuni ce meurtre de l’héritier du trône – qu’on disait bien-aimé. On ne pouvait se défendre de l’impression que quelque action se préparait avec l’aide de la presse, mais personne ne pensait à la guerre. Ni les banques, ni les maisons de commerce, ni les particuliers ne modifièrent leurs dispositions. En quoi nous regardaient ces perpétuelles chamailleries avec la Serbie qui, nous le savions bien, n’étaient nées que de certains traités de commerce relatifs à l’exportation des procs serbes? J’avais bouclé mes malles en vue de mon voyage en Belgique, où j’irais retrouver Verhaeren, mon travail était en bonne voie; qu’est-ce que cet archiduc mort, dans son sarcophage, avait à faire avec ma vie? L’été était beau comme jamais et promettait de devenir encore plus beau; tous, nous admirions le monde sans la moindre inquiétude. Je me souviens encore que je m’étais promené dans les vignes de Baden avec un ami, la veille de mon départ, et qu’un vieux vigneron nous avait dit: «Un été comme celui-ci,  nous n’en avons pas eu depuis longtemps. Et si cela dure, nous aurons un vin comme jamais. Les gens se souviendront de cet été.»
Mais il ne savait pas, ce vieillard en habit d’encaveur, à quel point ce qu’il disait était terriblement vrai."
(pp. 259-260)

D'autres livres de Stefan Zweig, dans mon chapeau: "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme", "Un soupçon légitime", "Lettre d'une inconnue" et "Un mariage à Lyon"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

19 octobre 2010

Faux polar politique et mélancolique

19282029_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20100310_023601"Dans ses yeux (El secreto de sus ojos)" de Juan José Campanella,
avec Ricardo Darin et Soledad Villamil

Retraité depuis peu, et du temps libre à ne savoir qu'en faire, Benjamin Esposito - incarné, tout en émotion retenue, par Ricardo Darin que l'on avait déjà pu remarquer en escroc cynique dans "Neuf Reines" - entreprend d'écrire un roman basé sur une enquête qu'il avait menée 25 ans auparavant et qui n'avait depuis lors plus cessé de l'obséder. Pas plus d'ailleurs qu'il n'a cessé de penser à Irene, sa collègue de l'époque à laquelle il n'a jamais avoué l'amour qu'elle lui inspirait.

Alternant les flash-backs vers l'Argentine de 1974 et l'enquête qui suivit le meurtre brutal de Liliana Coloto, une jeune institutrice, et les efforts de Benjamin pour coucher ces souvenirs de l'époque sur le papier, Juan José Campanella nous offre - plutôt qu'un polar - un beau film tout à la fois politique - car l'Argentine de 1974 vit insensiblement se mettre en place un régime de terreur qui fera près de 30000 "disparus" - et éminement mélancolique, tant Benjamin semble être resté prisonnier de son passé, de ses sentiments inavoués pour Irene et d'une enquête qui n'avait alors pu trouver de conclusion satisfaisante. Mais c'est que la mélancolie, lorsqu'elle se teinte ainsi d'autant d'humour et d'élégance, dégage un charme irrésistible... 

18 octobre 2010

L’image-même de la famille modèle

"Nous étions les Mulvaney" de Joyce Carol Oates41QdcK0lCqL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 596 pages, isbn 9782234060463

(traduit de l’Anglais par Claude Seban)

Les Mulvaney, c'étaient le père, Michael John Mulvaney, la mère, Corinne, les trois fils, Mike Jr, Patrick et Judd, le petit dernier, et la fille, Marianne, surnommée Bouton. Installés à High Point Farm, une belle ferme ancienne, avec des animaux partout, ils donnaient à la petite bourgade de Mont-Ephraïm l'image-même de la famille modèle: self-made man, Michael John était devenu un entrepreneur prospère, Mike Jr était l'un des meilleurs sportifs du lycée, Patrick, une vraie "tête", et Bouton la plus populaire des cheerleaders... Les Mulvaney, et Corinne la première, n'étaient donc que trop conscients – et bien contents - d'être privilégiés.

Mais que le malheur touche Marianne, un soir de bal, et c'en sera fini de cette belle image à laquelle Michael tenait sans doute plus que tout: "Ce qui effrayait Corinne, c’était la transformation de Michael. Lui en qui l’on pouvait avoir entière confiance était devenu imprévisible. Oh! naturellement, il ne mentait pas forcément en disant où il était allé, qu’il avait travaillé tard… mais rien n’était moins sûr. Cela conduisait Corinne à devenir le genre de femme qui surveille constamment son mari: coups de téléphone discrets au bureau, questions innocentes, poches fouillées. Comment Corinne Mulvaney, cette âme noble, pouvait-elle en arriver là!) Les silences maussades de Michael, sa manière de rôder la nuit dans la maison en buvant et en fumant à la chaîne. Ses coups de téléphone mystérieux. Son irritabilité avec ses fils (jamais avec Marianne. En sa présence, il souriait d’un air contraint, cordial et distant.) Et cette nouvelle manie du secret, qui inquiétait Corinne plus que tout le reste." (p. 229) Et de sa fille ou de son mari, c'est d'abord celui-ci que Corinne choisira de protéger - "Elle se mit à murmurer, en le berçant. Son corps brûlant et lourd. Sa masculinité, sa compacité même. Ce poids de désespoir si lourd. Comment avait-elle pu être aveugle si longtemps? Comment avait-elle pu ne pas comprendre? C’était lui son premier amour, son premier-né. Les autres, les enfants à qui elle avait donné le jour, même Marianne, étaient à peine plus que des rêves, des rides à la surface de l’eau noire impénétrable. C’était de cet homme, de son corps, que le leur était issu. Il était son premier amour." (pp. 245-246) – entérinant ainsi la fin de leur bonheur familial, la fin des Mulvaney, Marianne envoyée au loin, confiée à une parente, puis les garçons quittant le nid, les uns après les autres.

Contant dès lors les destinées de chacun des membres de cette famille éclatée et leurs tentatives plus ou moins heureuses pour se construire une nouvelle vie, une fois expulsés du chaud cocon familial, Joyce Carol Oates oscille perpétuellement entre l'image idyllique, dont elle dissèque sans trembler la part de mensonge et la part de vérité, et les failles inavouables que celle-ci dissimulait. Les doutes qui n'avaient pas cessé de hanter Michael depuis que ses propres parents l'avaient chassé et qui le conduiront à partir à nouveau: "Raison pour laquelle il l’avait quittée. Avait jeté ses affaires dans la Lincoln et fui. Une femme trop bien pour lui dès le départ et dans ses yeux un amour qu’il ne méritait pas, n’avait jamais mérité, et continuer à entretenir la supercherie était trop pénible. Chassé et laissé seul au monde par la malédiction d’un père, à l’âge de dix-huit ans." (p. 504) L'envie rampante, aussi, dans la petite communauté de Mont-Ephraïm, derrière la popularité dont jouissait la famille Mulvaney au temps de sa splendeur. C'est ce double mouvement continu, des apparences aux profondeurs les plus secrètes des coeurs humains, qui confère à "Nous étions les Mulvaney" sa rare densité émotionnelle - parfois à la limite du supportable, elle ne laisse rien de côté des complexités ni des ambiguités des sentiments qui font et défont une famille. Tant et si bien que cette dissection implacable d'une famille modèle et/ou dysfonctionnelle – question de point de vue, question de timing – est aussi un hymne à la puissance des liens familiaux. Et que ce gros roman magistral prend la forme d'un long et bouleversant "Familles, je vous hais. Familles, je vous aime".

Extrait:

"Et admettons que M. Farolino te voie? Est-ce que ça serait vraiment si grave? N’as-tu pas laissé tout ça derrière toi, ta petite vanité idiote, avec tout le reste? Pauvre Bouton Mulvaney! Convaincue que tout le monde l’adorait, oui ils avaient dû être jaloux d’elle, «Bouton» Mulvaney et son cercle fermé d’amis, «Bouton» Mulvaney de High Point Farm, les Mulvaney que tout le monde à Mont-Ephraïm connaissait et admirait, que c’était triste d’être exclu de leur cercle d’amis, que c’était triste de ne pas être eux, plaignez les filles laides du lycée de Mont-Ephraïm où il était si important d’être jolie et populaire, plaignez les filles à la peau abîmée, n’ayant pas de petit ami, pas de parents connus, pas de frères séduisants, les filles dont la photo n’apparaissait jamais dans le journal du lycée ni dans le Mt Ephraïm Patriot-Ledger." (p. 441)

Un autre livre de Joyce Carol Oates, dans mon chapeau: "Eux"

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