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Dans mon chapeau...
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18 octobre 2010

L’image-même de la famille modèle

"Nous étions les Mulvaney" de Joyce Carol Oates41QdcK0lCqL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 596 pages, isbn 9782234060463

(traduit de l’Anglais par Claude Seban)

Les Mulvaney, c'étaient le père, Michael John Mulvaney, la mère, Corinne, les trois fils, Mike Jr, Patrick et Judd, le petit dernier, et la fille, Marianne, surnommée Bouton. Installés à High Point Farm, une belle ferme ancienne, avec des animaux partout, ils donnaient à la petite bourgade de Mont-Ephraïm l'image-même de la famille modèle: self-made man, Michael John était devenu un entrepreneur prospère, Mike Jr était l'un des meilleurs sportifs du lycée, Patrick, une vraie "tête", et Bouton la plus populaire des cheerleaders... Les Mulvaney, et Corinne la première, n'étaient donc que trop conscients – et bien contents - d'être privilégiés.

Mais que le malheur touche Marianne, un soir de bal, et c'en sera fini de cette belle image à laquelle Michael tenait sans doute plus que tout: "Ce qui effrayait Corinne, c’était la transformation de Michael. Lui en qui l’on pouvait avoir entière confiance était devenu imprévisible. Oh! naturellement, il ne mentait pas forcément en disant où il était allé, qu’il avait travaillé tard… mais rien n’était moins sûr. Cela conduisait Corinne à devenir le genre de femme qui surveille constamment son mari: coups de téléphone discrets au bureau, questions innocentes, poches fouillées. Comment Corinne Mulvaney, cette âme noble, pouvait-elle en arriver là!) Les silences maussades de Michael, sa manière de rôder la nuit dans la maison en buvant et en fumant à la chaîne. Ses coups de téléphone mystérieux. Son irritabilité avec ses fils (jamais avec Marianne. En sa présence, il souriait d’un air contraint, cordial et distant.) Et cette nouvelle manie du secret, qui inquiétait Corinne plus que tout le reste." (p. 229) Et de sa fille ou de son mari, c'est d'abord celui-ci que Corinne choisira de protéger - "Elle se mit à murmurer, en le berçant. Son corps brûlant et lourd. Sa masculinité, sa compacité même. Ce poids de désespoir si lourd. Comment avait-elle pu être aveugle si longtemps? Comment avait-elle pu ne pas comprendre? C’était lui son premier amour, son premier-né. Les autres, les enfants à qui elle avait donné le jour, même Marianne, étaient à peine plus que des rêves, des rides à la surface de l’eau noire impénétrable. C’était de cet homme, de son corps, que le leur était issu. Il était son premier amour." (pp. 245-246) – entérinant ainsi la fin de leur bonheur familial, la fin des Mulvaney, Marianne envoyée au loin, confiée à une parente, puis les garçons quittant le nid, les uns après les autres.

Contant dès lors les destinées de chacun des membres de cette famille éclatée et leurs tentatives plus ou moins heureuses pour se construire une nouvelle vie, une fois expulsés du chaud cocon familial, Joyce Carol Oates oscille perpétuellement entre l'image idyllique, dont elle dissèque sans trembler la part de mensonge et la part de vérité, et les failles inavouables que celle-ci dissimulait. Les doutes qui n'avaient pas cessé de hanter Michael depuis que ses propres parents l'avaient chassé et qui le conduiront à partir à nouveau: "Raison pour laquelle il l’avait quittée. Avait jeté ses affaires dans la Lincoln et fui. Une femme trop bien pour lui dès le départ et dans ses yeux un amour qu’il ne méritait pas, n’avait jamais mérité, et continuer à entretenir la supercherie était trop pénible. Chassé et laissé seul au monde par la malédiction d’un père, à l’âge de dix-huit ans." (p. 504) L'envie rampante, aussi, dans la petite communauté de Mont-Ephraïm, derrière la popularité dont jouissait la famille Mulvaney au temps de sa splendeur. C'est ce double mouvement continu, des apparences aux profondeurs les plus secrètes des coeurs humains, qui confère à "Nous étions les Mulvaney" sa rare densité émotionnelle - parfois à la limite du supportable, elle ne laisse rien de côté des complexités ni des ambiguités des sentiments qui font et défont une famille. Tant et si bien que cette dissection implacable d'une famille modèle et/ou dysfonctionnelle – question de point de vue, question de timing – est aussi un hymne à la puissance des liens familiaux. Et que ce gros roman magistral prend la forme d'un long et bouleversant "Familles, je vous hais. Familles, je vous aime".

Extrait:

"Et admettons que M. Farolino te voie? Est-ce que ça serait vraiment si grave? N’as-tu pas laissé tout ça derrière toi, ta petite vanité idiote, avec tout le reste? Pauvre Bouton Mulvaney! Convaincue que tout le monde l’adorait, oui ils avaient dû être jaloux d’elle, «Bouton» Mulvaney et son cercle fermé d’amis, «Bouton» Mulvaney de High Point Farm, les Mulvaney que tout le monde à Mont-Ephraïm connaissait et admirait, que c’était triste d’être exclu de leur cercle d’amis, que c’était triste de ne pas être eux, plaignez les filles laides du lycée de Mont-Ephraïm où il était si important d’être jolie et populaire, plaignez les filles à la peau abîmée, n’ayant pas de petit ami, pas de parents connus, pas de frères séduisants, les filles dont la photo n’apparaissait jamais dans le journal du lycée ni dans le Mt Ephraïm Patriot-Ledger." (p. 441)

Un autre livre de Joyce Carol Oates, dans mon chapeau: "Eux"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

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