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Dans mon chapeau...

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23 décembre 2010

Le retour du bon divertissement (bis repetita)

19590744_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20101116_110416"Harry Potter et les reliques de la mort (1ère partie)" de David Yates,
avec Emma Watson, Daniel Radcliffe et Rupert Grint

Voici donc la suite - et pas encore tout à fait la fin - des aventures du jeune sorcier né de l'imagination de J.K Rowling, le septimème et dernier tome de la saga d'Harry Potter se trouvant en effet adapté au grand écran en deux volets dont le second est attendu dans les salles l'été prochain.

Placé comme les trois épisodes précédents sous les commandes de David Yates, la première partie d'"Harry Potter et les reliques de la mort" renoue avec les qualités qui faisait d'"Harry Potter et le prince de sang-mêlé" un bon divertissement populaire: une adaptation fidèle du roman de J.K. Rowling, impeccablement filmée et jouée, où quelques moments plus contemplatifs - on découvrira au passage ici quelques beaux coins sauvages de la verte angleterre - contribuent à imposer une véritable atmosphère, sans pour autant peser trop lourdement sur le rythme du film et l'avancement de l'intrigue. C'est donc à nouveau un bon divertissement que le - presque - dernier volet de la saga Potter...

Pour en savoir plus au sujet d'Harry Potter, version papier: c'est ici.

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21 décembre 2010

"Une comédie de l’âme allemande", vraiment?

"Avant la retraite" de Thomas Bernhard41I91pA0n2L__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Editions de l’Arche, 2007, 137 pages, isbn 9782851810663

(traduit de l’Allemand par Claude Porcell)

Sous-titré "une comédie de l’âme allemande", "Avant la retraite" nous immerge dans le huis-clos oppressant qu’est la vie de Rudolf Höller, de ses sœurs Vera - avec laquelle il entretient une relation incestueuse - et Clara – que les blessures qu’elle a encourues pendant un bombardement ont clouée dans un fauteuil roulant -, et de leur bonne sourde-muette... Certainement pas par hasard, ainsi que le constate Vera :

"Une qui entendrait et qui parlerait
serait mieux naturellement d’une part
mais d’autre part il est bon
qu’elle ne puisse pas entendre
ni parler
c’est là-dessus que tout repose
qu’elle n’entende pas
et ne parle pas
imagine
qu’elle parle
et qu’elle entende."
(pp. 11-12)

Ancien SS et commandant d’un camp de prisonniers, Rudolf a échappé aux procès de l’après-guerre grâce à de faux papiers qui lui avaient été fournis par Himmler. Devenu par la suite juge dans sa ville natale, une fonction qu'il est à présent sur le point de quitter, atteint par la limite d'âge, il célèbre depuis lors chaque 7 octobre l’anniversaire de son sauveteur, et cela comme de bien entendu dans la plus stricte intimité. La comédie de l’âme allemande annoncée par le sous-titre apparaît dès lors comme celle d’un esprit imprégné d’un antisémitisme irréductible car "telle est la nature allemande" (p. 40), sans que les protestations de Clara - ses convictions politiques sont diamétralement opposées à celles de sa sœur et de son frère dont elle est par ailleurs dépendante - puissent y changer quoi que ce soit. Portrait-charge – mais on a connu Thomas Bernhard plus virulent -, comédie ou drame, "Avant la retraite" m’a en tout cas semblé curieusement privé d’enjeu, une longue suite de confrontations certes non dénuées de brio mais d’autant plus artificielles que leurs protagonistes ne sont que trop conscients d’y jouer un rôle écrit d’avance, obéissant à des règles précises encore que mystérieuses.

Extrait:

"Mais ce dont il s’agit
C’est de perfectionner
le rôle que nous jouons
parfois nous ne comprenons pas cela nous-mêmes
alors nous sommes plongés dans le malaise
mais nous savons exactement ce que nous avons à faire
Toi c’est avec le fauteuil roulant
c’est au moins aussi cruel
que moi avec Rudolf
Nous ne pouvons pas faire autrement
nous nous mentons
mais que c’est beau en fin de compte
ce que nous faisons
en le jouant
et ce que nous jouons
en le faisant
Contrevenir à nos lois
n’est plus possible"
(p. 42)

Un autre livre de Thomas Bernhard, dans mon chapeau: "Un enfant", "Maîtres anciens", "Le naufragé" et "Des arbres à abattre".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Thomas Bernhard était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2010.

20 décembre 2010

Rien de nouveau sous le soleil des Ravenelles

"Les révolutions (Le retour à la terre, tome 5)" de Jean-Yves Ferri et Manu Larcenet
3 1/2 étoiles415_yRLA_lL__SL500_AA300_

Dargaud/Poisson pilote, 2008, 48 pages, isbn 9782205062359

Il n’y a pas grand-chose de neuf aux Ravenelles depuis notre dernière visite ("Le déluge (Le retour à la terre, tome 4)"). Capucine pousse à vue d’œil, sa couette à la Fifi Brindacier est presqu’aussi longue que celle de sa maman et elle gazouille à qui mieux mieux, assimilant sans guère d’effort le vocabulaire paternel, même le plus pointu. Et Mariette a décidé de reprendre des études, laissant régulièrement leur petite puce à la garde du seul Manu, que cette responsabilité angoisse un peu…

Quant au maire, à l’épicier, à l’ermite ou à la boulangère, ils restent toujours égaux à eux-mêmes, avec les mêmes effets sur le ménage Larssinet, tandis que tonton Ferri poursuit allègrement sa mise en abyme de la vie de tout ce petit monde dans les scénarios qu’il écrit pour son ami. L’effet de surprise, sans doute, s’émousse quelque peu, mais on n’en passe pas moins un bon moment avec ce cinquième tome du "Retour à la terre": c’est frais, léger, drôle et amusant encore que teinté d’une pointe d’ironie.

Extrait:

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(p. 25)

Les épisodes précédents: "La vraie vie (Le retour à la terre, tome 1)", "Les projets (Le retour à la terre, tome 2)", "Le vaste monde (Le retour à la terre, tome 3)" et "Le déluge (Le retour à la terre, tome 4)"

17 décembre 2010

Un avant-goût de l'éphémère

"J'installe le microfilm dans l'appareil et allume la lampe. Je n'aperçois tout d'abord qu'une bande noire, puis les premières pages du Star, l'un des rares bons quotidiens sud-africains, publié à Johannesburg. J'ai demandé à consulter l'année 1927. J'actionne la manette, et aussitôt articles et publicités défilent à toute allure sur l'écran. Dire que derrière chaque paragraphe se cachent des êtres humains - petits commerçants, rédacteurs, typographes, tous ces individus aujourd'hui disparus qui ont emporté avec eux leur histoire, leurs questions! Soixante-quinze ans plus tard, ils défilent en un éclair devant ma rétine. Pour moi, dérouler un microfilm est le geste qui permet le mieux de comprendre le sens du mot "éphémère". Rien ne me fait toucher d'aussi près la relativité que le fait savoir que je serai moi-même, dans moins d'un siècle, balayé, zappé, effacé d'un simple clic."

David Van Reybrouck, "Le Fléau", Actes Sud, 2008, pp. 130-131 (traduit du Néerlandais par Pierre-Marie Finkelstein)

16 décembre 2010

Pour l’amour de l’art

"Le tableau de Giacomo" de Geneviève Bergé405blog1
4 ½ étoiles

Editions Luce Wilquin, 205 pages, isbn 9782882534057

C’est vers Messine que Geneviève Bergé nous entraîne avec son nouveau roman, "Le tableau de Giacomo". Messine telle que nous la verrons jamais plus, car cette Messine-là fut rasée par trois tremblements de terre successifs, en 1693, en 1783 puis, surtout, le 28 décembre 1908. Enfin délivrée de la menace des pirates barbaresques, Messine en 1654 est encore – mais pour très peu de temps – sous contrôle espagnol. La ville jouit alors d’une tranquillité telle qu’elle n’en avait plus connue depuis longtemps, et elle met à profit ce calme retrouvé pour se laisser aller à la manie de la collection: "C’est que vivre sans manquer est impossible. Vivre sans espérer, ni désirer, vivre repu et satisfait, non, cela ne va pas. Personne ne vit de la sorte. Et surtout pas une société tout entière. Il faut chercher quelque chose, le vouloir, bientôt le vouloir à tout prix. Il faut d’abord que naisse l’attente, puis que l’attente se fasse recherche jusqu’à ce que la recherche devienne frénésie. La frénésie touche les très nantis, puis ceux qui le sont un peu moins, cela prend rapidement l’allure d’une obsession, c’est le grain de folie d’une époque, sa manière de danser sur les tables et de clamer qu’elle est vivante. La frénésie se suffit à elle-même, car l’objet dont elle s’empare importe peu en fin de compte, on peut collectionner pareillement les épices, les souvenirs de voyage ou les oignons de tulipe, c’est le geste qui compte." (pp. 25-26)

En l'occurrence, il s'agit de collections d'oeuvres d'art, et tout particulièrement de la plus belle et plus riche des collections siciliennes de l'époque, celle de Don Antonio Ruffo, que seule surpasse en Italie celle de Côme III de Médicis, l'unique mécène à s'intéresser aussi, aux côtés de Don Antonio, aux artistes du Nord de l'Europe, Jordaens, Dürer ou Van Dijk... Certes financée par les deniers de Don Antonio, cette prestigieuse collection n'en est pas moins l'oeuvre d'un seul homme, véritable amoureux des arts à défaut d'avoir les moyens de satisfaire sa passion en son nom propre, le courtier de Don Antonio, Giacomo di Battista: "Voilà un homme, Giacomo, qui consacre sa vie, oui, toute sa vie, à constituer une collection d’art, et pas des moindres. Il le fait avec passion. Avec acharnement. Avec précision et méticulosité, avec curiosité aussi. Une curiosité qui se teinte d’avidité. Tous les jours de sa vie, il s’informe, il rencontre, il négocie, il achète. Il transporte parfois lui-même un tableau, puis il surveille l’installation jusqu’en ses moindres détails. Cette collection, il la chérit peu à peu de toute son âme et de toutes ses forces, et il la voit, avec fierté, devenir une des plus importantes de l’île et même de la péninsule." (p. 122)

En 1654, la vue défaillante, Giacomo souffre de plus en plus visiblement des atteintes de l'âge. Il souffre surtout de voir son influence sur son maître – et sur sa collection – remise en question par l'intervention d'un rival, le consul de Hollande à Messine, peintre parfaitement assimilé à la manière italienne et méprisant les artistes du Nord, Abramo Casembrot. Attendant d'un jour à l'autre l'arrivée à Messine de ce qui est sans doute sa dernière grande commande au nom de Don Antonio – rien moins qu'une toile de Rembrandt -, Giacomo joue donc son va-tout, sa dernière chance d'imposer sa marque sur la prestigieuse collection des Ruffo et d'affirmer son influence sur son employeur. "Le tableau de Giacomo" est avant tout son histoire, l'histoire de son attente anxieuse et fiévreuse puis de son émerveillement devant l'oeuvre tant attendue qui ne ressemble vraiment à rien de ce qu'il avait pu voir auparavant. Traité tout en finesse, en intelligence et en sensibilité, c'est – à travers l'image de ce vieil homme et de son dernier bonheur d'amoureux des arts – un très beau portrait de l'amateur d'art, qui ne cherche pas à posséder l'objet de sa flamme – ne peut pas le posséder – mais simplement, sincèrement, et parfois non sans déchirement, l'aime d'amour et s'en émerveille. Et je ne crois pas qu'on ait jamais si bien parlé de ce sentiment-là...

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Rembrandt van Rijn, Aristote contemplant un buste d'Homère, Metropolitan Museum of Art, New York (source)

Extrait:

"Il attendait. Il se sentait prêt à attendre le temps qu’il faudrait. Depuis le premier jour, alors que c’était forcément inutile et insensé, alors que c’était franchement stupide même, il guettait le moment où arriverait des nouvelles. Il était devenu la femme du marin, celle qui se porte sur la grève dès l’aube après une nuit d’orage. Il était la mère du jeune soldat parti se battre, celle qui espère jour après jour une lettre et quelques nouvelles. Il était l’enfant couché dans la paille, attendant que l’œuf éclose. Le vieillard sur son grabat, que la mort viendrait délivrer. Et la femme priant à la cathédrale devant la statue de la Vierge. Il était même le Juif pour qui viendrait un jour le messie annoncé. Dans le lointain, quelque chose se préparait, dont il ne connaissait ni le nom ni la forme ni les contours, mais dont l’arrivée le comblerait, c’était une certitude. Le tableau qu’il avait commandé ne ressemblerait en rien à ceux qu’il avait déjà rassemblés. Ce n’était pas de l’espoir, car il nourrissait un espoir véritable lors de chaque commande, si modeste fût-elle parfois, non, c’était une certitude. Car un homme du Nord qui ne s’était jamais frotté aux délicatesses italiennes, un qui ne sortait pas de sa ville ni de son quartier, un peintre qui ne humait que la brume et les soleils froids, un peintre surtout qui se montrait assez détaché des modes pour penser que la Hollande suffisait à son art, et qui, dans cette lumière-là, de son pays, avait commis la gravure que Giacomo avait pu se procurer, assurément, il n’était pas pensable qu’il pût livrer une copie même lointaine de ce que produisaient les maîtres connus sur l’île et sur la péninsule !" (p. 96)

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11 décembre 2010

L'Orient entre fantasme et réalité

"De Delacroix à Kandinsky - L'orientalisme en Europe",
Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles,
Jusqu'au 9 janvier 2011

L'égyptomanie gallopante suscitée par la campagne d'Egypte de Napoléon Bonaparte (1798) et surtout les voyages devenant, dans le courant du XIXème siècle, de plus en plus aisés, ont marqué la naissance d'une véritable fascination pour l'Orient dans le chef de nombreux artistes européens, pour lesquels l'Italie, sans perdre pour autant de son intérêt, cesse de représenter le seul passage obligé du traditionnel "Grand Tour".

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Jean Lecomte du Nouÿ, L'esclave blanche, Musée des Beaux-Arts, Nantes (source)

Le terme d'Orient est d'ailleurs à comprendre ici dans un sens très large, recouvrant aussi bien l'héritage que l'occupation mauresque a laissé en Espagne que le Maghreb, l'empire ottoman, l'Egypte ou la Palestine... Et cette fascination toute neuve relève tout autant du fantasme érotique des scènes de bain ou de harem (telle L'esclave blanche de Jean Lecomte du Nouÿ qui orne d'ailleurs l'affiche de l'exposition) que d'un exotisme quelque peu superficiel, d'une redécouverte des décors authentiques de l'histoire biblique ou, en particulier chez les plus modernes des artistes représentés, Henri Evenepoel ou Vassily Kandinsky, d'un véritable éblouissement devant une nouvelle qualité de lumière et une palette de couleurs vibrantes.

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Henri Evenepoel, Marché d'oranges à Blidah, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles (source)

Aucune des multiples facettes de ce que le guide du visiteur qualifie à juste titre de véritable phénomène culturel - plutôt que d'un courant artistique unifié - n'est passée sous silence dans cette belle exposition qui se poursuit encore aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles jusqu'au 9 janvier 2011: un festin de lumière et de couleurs bienvenu dans la grisaille hivernale!

Le site officiel de l'exposition

10 décembre 2010

Des fenêtres ouvertes...

"Appelle-moi Brooklyn" d'Eduardo Lago412YFwPMmCL__SS500_
5 étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 429 pages, isbn 9782234061583

(traduit de l'Espagnol par André Gabastou)

Sa vie entière, Gal Ackerman l'a passée à noircir page après page, en une tentative désespérée de fixer sur le papier, et de donner un semblant d'ordre, à sa vie ballottée au gré de courants contraires: son propre passé, l'engagement de ses parents dans les brigades internationales puis sa naissance à Madrid en pleine guerre civile, Sacco et Vanzetti, les longues promenades des dimanches de son enfance, en compagnie de son grand-père journaliste et membre de la confrérie des incohérents, un club d'artistes farfelus et secrets, de poètes-de-leurs-vies qui n'auraient pas déparé parmi les shandys* chers au coeur d'Enrique Vila-Matas (lequel se fend d'ailleurs d'une recommandation chaleureuse en quatrième de couverture**), à travers Brooklyn tel qu'aucun autre écrivain n'avait sans doute réussi à le montrer jusqu'ici, véritable cour des miracles, port d'accostage pour marins perdus auxquels le bar du Oakland, plongé dans la pénombre, offre un dernier refuge...

Et plus que tout, sa passion malheureuse pour Nadia Orlov, jeune violoniste d'origine russe à l'indépendance chevillée au corps, Nadia qui aurait tellement souhaité prénommer Brooklyn la petite fille qu'ils n'auront pas ensemble, Nadia dont l'existence seule suffit enfin à justifier la graphomanie de Gal, ainsi que celui-ci le lui confiera un jour: "Un jour, je donnerai forme à ce que j'écris. Je te rendrai par le biais de l'écriture tout ce que tu m'as donné. Je ne savais pas pourquoi j'écrivais, mais maintenant je sais que cela a un sens: pour toi. J'ai pensé écrire quelque chose sur Brooklyn. Je ne sais pas quel genre de livre ce sera, mais je le ferai. Je ne sais pas ce que je cherche, je sais seulement que c'est quelque chose qui se cache derrière les milliers de mots que je ne peux me retenir d'écrire. Je ne sais pas ce que c'est, ce que ça peut être, mais j'aimerais l'exhumer et lui donner forme, uniquement pour toi. C'est pour toi que j'écrirai ce livre, Brooklyn. Brooklyn verra le jour grâce à toi, par ta faute." (pp. 268-269) Confession à laquelle Nadia répondra:
"(...) ça ne dépend pas de toi, Gal, le livre existe déjà, bien qu'il soit encore éparpillé dans les cahiers.
Mais je ne suis pas sûr d'être capable de le récupérer.
En ce cas, quelqu'un le fera pour toi. Tu ne crois pas?"
(p. 30)

Et si improbable que cela puisse paraître, Nadia a raison. "Appelle-moi Brooklyn" s'ouvre en effet sur la scène de l'enterrement de Gal, dans le cimetière danois oublié de Fenners Point. Gal n'est plus là pour nous raconter son histoire, pour tenter de dégager du magma informe de ses innombrables cahiers un monde cohérent et le livre qui le contiendrait, mais son ami Nestor Oliver-Chapman – journaliste et aspirant-écrivain - le fera pour lui. Si bien que "Appelle-moi Brooklyn" n'est pas tant l'histoire de Gal Ackerman, avec ses nombreux tiroirs à secrets, que l'histoire de Nestor s'efforçant d'écrire un livre à partir des abondants matériaux que son ami lui a laissés, tout en affrontant ses propres angoisses, ses doutes et son questionnement personnel face à l'écriture, son pouvoir, ses limites et ses codes traditionnels qui se voient passés à la moulinette. La chronologie est allègrement bousculée, et on ne trouvera pas ici de guillemets ni d'italique pour nous signaler un discours rapporté par un tiers. Eduardo Lago développe son propre système typographique, et au final, seule la logique du fond impose la cohérence de la forme de son premier roman. Tout cela peut paraître très compliqué, et le serait sans doute si la réussite n'était pas si totale et la lecture si fluide et aisée en dépit d'une vraie complexité formelle. Car "Appelle-moi Brooklyn" est non seulement un roman dense et extraordinairement riche, dont chaque page se révèle une fenêtre ouverte sur le mal – à l'égal des carnets de notes de Gal sous les yeux de Nestor – l'amitié, la fatalité ou l'amour, mais c'est aussi un livre où la vie surgit à chaque instant du papier avec une intensité que l'on ne rencontre que rarement. C'est un livre qui happe son lecteur d'entrée pour ne plus le lâcher, le retenant captif - captivé, ému ou surpris plus souvent qu'à son tour - pour son plus grand bonheur. C'est en d'autres mots un roman-monde capable de rivaliser, même s'il recourt à de tout autres moyens, avec le très bel "Argentine" de Serge Delaive.

Extraits:

"Tu m'as mis le cahier sous les yeux et tu m'as invité à l'ouvrir. Son organisation minutieuse a retenu mon attention. Un véritable catalogue des horreurs qu'est capable de commettre l'être humain, quelque chose avec quoi on coexiste en s'en rendant à peine compte, puisque tout est dans le journal. Les monstruosités se répétaient avec une monotonie hypnotique. C'était étrange, très étrange, de faire une chose pareille. Trop de souffrance s'agglutinait dans ces articles. J'ai feuilleté le cahier sans oser le lire, me contentant de survoler les titres. On aurait dit des fenêtres ouvertes sur le mal. La phrase n'est pas de moi, c'est toi qui l'as dite, mais pas à ce moment-là." (pp. 163-164)

* La conjuration littéraire et artistique des shandys parcourt presque toute l'oeuvre d'Enrique Vila-Matas, y ressurgissant à intervalles réguliers à partir de son premier grand succès: "Abrégé d'histoire de la littérature portative".
** "Eduardo Lago, la dernière grande révélation de la littérature espagnole, est un survivant qui appartient à l'étrange race de ceux qui croient encore au pouvoir de la parole écrite. Amour, solitude, amitié et désolation sont au rendez-vous dans ce roman que son solide et émouvant poids vital et culturel rattache à la branche la plus noble de la grande tradition nord-américaine." Et ce n'est sans doute pas par hasard si c'est André Gabastou, traducteur habituel d'Enrique Vila-Matas, qui met ici son talent au service du premier roman d'Eduardo Lago...

8 décembre 2010

Tanka (1)

Comme le dragon, une fumée légère s'élance
puis se dissipe dans le ciel limpide
Je ne me lasse pas de la regarder

Ishikawa Takuboku, "L'Amour de moi", Arfuyen, p. 36 (traduit du Japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard)

6 décembre 2010

"Oui, les femmes fantasment aussi – et heureusement!"*

"Infrarouge" de Nancy Huston41cqlFBNjYL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2010, 315 pages, isbn 978274279107

Rena Greenblatt est photographe. Reporter sur tous les fronts de l'actualité mais aussi artiste et comme telle, elle a fait de la photographie infrarouge sa marque de fabrique, tout à son désir de découvrir ce qui se cache derrière la peau dénudée de ses amants de passage, ou selon ses propres termes: "Vingt ans déjà que je privilégie ce côté-là du spectre – le côté spectral justement, fantomatique, onirique -, les ondes courtes, de plus en plus courtes, invisibles à l'oeil nu, là où la lumière commence à se muer en chaleur. Je me sers de ma caméra pour me glisser sous la peau des gens. Faire ressortir les veines, le sang chaud, la vie qui court en chacun de nous. Révéler leur aura invisible, les traces qu'a laissées le passé sur leur visage, leurs mains, leurs corps. Explorer, dans les paysages ruraux ou urbains, le détail hallucinant des ombres. Transformer le fond en forme et la forme en fond. Mettre l'immobile en mouvement comme ne saurait le faire aucun film." (p. 66)

Sa vie très remplie ne lui laisse donc que rarement le temps de prendre des vacances, et ce n'est que poussée par un vague sentiment d'urgence – la vieillesse et son cortège d'empêchements de plus en plus prégnants – qu'elle s'est enfin résolue à se libérer pour passer une semaine en Toscane avec son père, Simon, et Ingrid, la seconde épouse de ce dernier. Mais entre un employeur qui la rappelle soudainement en France, pour fixer sur la pellicule les révoltes de la banlieue parisienne en ce mois d'octobre 2005, et les petites contrariétés ou grandes déceptions du voyage, rien ne se passe comme prévu. Les relations de notre héroïne avec son père et sa belle-mère sont souvent tendues, laissant Rena bien plus seule, au cours de ces vacances familiales, qu'elle ne le prévoyait: seule avec ses souvenirs – souvenirs de sa mère qui un jour sortit brutalement de sa vie et de celle de Simon pour n'y plus revenir, souvenirs de son frère aîné auquel la relie un lien compliqué mais pourtant indéfectible d'amour-haine, souvenirs de ses enfants, de ses trois mariages ou encore de ses amours pour le moins tumultueuses, et dont elle a le plus souvent pris l'initiative –, autant d'images qui tournent en boucle dans sa tête et qu'elle ne peut confier qu'à Subra**, son double, son amie imaginaire. Ces vacances tragicomiques se muent donc pour Rena en une occasion inattendue de se retourner sur son passé, ses blessures les plus secrètes et les désirs qu'elle s'est toujours refusée à réprimer, au mépris des conventions, ce qui lui valut de se voir qualifier ça et là, dans la presse ou sur la toile, de prédatrice, qualificatif très exagéré à mon avis, et qu'on n'appliquerait en aucun cas à un homme se comportant de même.

Retraçant d'une plume franche et directe le parcours - parcours toscan mais aussi parcours de vie - de son héroïne, Nancy Huston nous offre avec "Infrarouge" le portrait d'une féministe engagée dont le discours à l'emporte-pièce peut certes être agaçant par moments, mais qui ne nous apparaît pas moins comme un très beau personnage de femme. Une femme de chair et au sang chaud, une femme libre, profondément humaine, et finalement bien plus attachante qu'agaçante.

* (p. 40)
**  Pour la petite histoire, c'est l'anagramme du nom de la photographe américaine Diane Arbus.

D'autres livres de Nancy Huston sont présentés sur Lecture/Ecriture.

1 décembre 2010

Chostakovitch et les romantiques

Récital de Plamena Mangova (piano)

Théâtre Royal de Namur, le 26 novembre 2010

Enchaînant la sonate Appassionata de Ludwig van Beethoven puis des oeuvres de Frédéric Chopin (Etude n°7 op. 25, Ballade n°1 op. 23) et de Franz Liszt (la célèbre et très brillante Méphisto Valse), le récital donné par Plamena Mangova au théâtre Royal de Namur vendredi dernier avait presque tout d'un programme hyper-classique. Et l'on ne s'en plaindra pas car ces oeuvres sont magnifiques et pourquoi bouder son plaisirde les réentendre une fois de plus? Mais la belle découverte de la soirée n'en reste pas moins l'interprétation par la pianiste bulgare de quelques uns des préludes op. 34 de Dimitri Chostakovitch: ces petites pièces souvent négligées se révélant sous ses doigts comme autant de miniatures d'une infinie variété, tour à tour lyriques, sarcastiques, mélancoliques ou joyeuses...

41v_2BVusWJKL__SL500_AA300_C'est là un très beau moment de musique que l'on peut d'ailleurs retrouver au disque, grâce à un CD Fuga Libera proposant outre les préludes op. 34 de Dimitri Chostakovitch sa deuxième sonate pour piano.

Présentation du concert, sur le site du Théâtre Royal de Namur

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