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Dans mon chapeau...
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16 décembre 2010

Pour l’amour de l’art

"Le tableau de Giacomo" de Geneviève Bergé405blog1
4 ½ étoiles

Editions Luce Wilquin, 205 pages, isbn 9782882534057

C’est vers Messine que Geneviève Bergé nous entraîne avec son nouveau roman, "Le tableau de Giacomo". Messine telle que nous la verrons jamais plus, car cette Messine-là fut rasée par trois tremblements de terre successifs, en 1693, en 1783 puis, surtout, le 28 décembre 1908. Enfin délivrée de la menace des pirates barbaresques, Messine en 1654 est encore – mais pour très peu de temps – sous contrôle espagnol. La ville jouit alors d’une tranquillité telle qu’elle n’en avait plus connue depuis longtemps, et elle met à profit ce calme retrouvé pour se laisser aller à la manie de la collection: "C’est que vivre sans manquer est impossible. Vivre sans espérer, ni désirer, vivre repu et satisfait, non, cela ne va pas. Personne ne vit de la sorte. Et surtout pas une société tout entière. Il faut chercher quelque chose, le vouloir, bientôt le vouloir à tout prix. Il faut d’abord que naisse l’attente, puis que l’attente se fasse recherche jusqu’à ce que la recherche devienne frénésie. La frénésie touche les très nantis, puis ceux qui le sont un peu moins, cela prend rapidement l’allure d’une obsession, c’est le grain de folie d’une époque, sa manière de danser sur les tables et de clamer qu’elle est vivante. La frénésie se suffit à elle-même, car l’objet dont elle s’empare importe peu en fin de compte, on peut collectionner pareillement les épices, les souvenirs de voyage ou les oignons de tulipe, c’est le geste qui compte." (pp. 25-26)

En l'occurrence, il s'agit de collections d'oeuvres d'art, et tout particulièrement de la plus belle et plus riche des collections siciliennes de l'époque, celle de Don Antonio Ruffo, que seule surpasse en Italie celle de Côme III de Médicis, l'unique mécène à s'intéresser aussi, aux côtés de Don Antonio, aux artistes du Nord de l'Europe, Jordaens, Dürer ou Van Dijk... Certes financée par les deniers de Don Antonio, cette prestigieuse collection n'en est pas moins l'oeuvre d'un seul homme, véritable amoureux des arts à défaut d'avoir les moyens de satisfaire sa passion en son nom propre, le courtier de Don Antonio, Giacomo di Battista: "Voilà un homme, Giacomo, qui consacre sa vie, oui, toute sa vie, à constituer une collection d’art, et pas des moindres. Il le fait avec passion. Avec acharnement. Avec précision et méticulosité, avec curiosité aussi. Une curiosité qui se teinte d’avidité. Tous les jours de sa vie, il s’informe, il rencontre, il négocie, il achète. Il transporte parfois lui-même un tableau, puis il surveille l’installation jusqu’en ses moindres détails. Cette collection, il la chérit peu à peu de toute son âme et de toutes ses forces, et il la voit, avec fierté, devenir une des plus importantes de l’île et même de la péninsule." (p. 122)

En 1654, la vue défaillante, Giacomo souffre de plus en plus visiblement des atteintes de l'âge. Il souffre surtout de voir son influence sur son maître – et sur sa collection – remise en question par l'intervention d'un rival, le consul de Hollande à Messine, peintre parfaitement assimilé à la manière italienne et méprisant les artistes du Nord, Abramo Casembrot. Attendant d'un jour à l'autre l'arrivée à Messine de ce qui est sans doute sa dernière grande commande au nom de Don Antonio – rien moins qu'une toile de Rembrandt -, Giacomo joue donc son va-tout, sa dernière chance d'imposer sa marque sur la prestigieuse collection des Ruffo et d'affirmer son influence sur son employeur. "Le tableau de Giacomo" est avant tout son histoire, l'histoire de son attente anxieuse et fiévreuse puis de son émerveillement devant l'oeuvre tant attendue qui ne ressemble vraiment à rien de ce qu'il avait pu voir auparavant. Traité tout en finesse, en intelligence et en sensibilité, c'est – à travers l'image de ce vieil homme et de son dernier bonheur d'amoureux des arts – un très beau portrait de l'amateur d'art, qui ne cherche pas à posséder l'objet de sa flamme – ne peut pas le posséder – mais simplement, sincèrement, et parfois non sans déchirement, l'aime d'amour et s'en émerveille. Et je ne crois pas qu'on ait jamais si bien parlé de ce sentiment-là...

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Rembrandt van Rijn, Aristote contemplant un buste d'Homère, Metropolitan Museum of Art, New York (source)

Extrait:

"Il attendait. Il se sentait prêt à attendre le temps qu’il faudrait. Depuis le premier jour, alors que c’était forcément inutile et insensé, alors que c’était franchement stupide même, il guettait le moment où arriverait des nouvelles. Il était devenu la femme du marin, celle qui se porte sur la grève dès l’aube après une nuit d’orage. Il était la mère du jeune soldat parti se battre, celle qui espère jour après jour une lettre et quelques nouvelles. Il était l’enfant couché dans la paille, attendant que l’œuf éclose. Le vieillard sur son grabat, que la mort viendrait délivrer. Et la femme priant à la cathédrale devant la statue de la Vierge. Il était même le Juif pour qui viendrait un jour le messie annoncé. Dans le lointain, quelque chose se préparait, dont il ne connaissait ni le nom ni la forme ni les contours, mais dont l’arrivée le comblerait, c’était une certitude. Le tableau qu’il avait commandé ne ressemblerait en rien à ceux qu’il avait déjà rassemblés. Ce n’était pas de l’espoir, car il nourrissait un espoir véritable lors de chaque commande, si modeste fût-elle parfois, non, c’était une certitude. Car un homme du Nord qui ne s’était jamais frotté aux délicatesses italiennes, un qui ne sortait pas de sa ville ni de son quartier, un peintre qui ne humait que la brume et les soleils froids, un peintre surtout qui se montrait assez détaché des modes pour penser que la Hollande suffisait à son art, et qui, dans cette lumière-là, de son pays, avait commis la gravure que Giacomo avait pu se procurer, assurément, il n’était pas pensable qu’il pût livrer une copie même lointaine de ce que produisaient les maîtres connus sur l’île et sur la péninsule !" (p. 96)

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