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Dans mon chapeau...

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28 septembre 2010

Une amitié passionnelle

"Les Braises" de Sándor MáraiMarai
4 ½ étoiles

Le livre de poche, 2009, 219 pages, isbn 9782253933786

 

(traduit du Hongrois par Marcelle et Georges Régnier)

 Au terme d'une séparation de quarante et un ans, le général est – enfin – sur le point de revoir Conrad, son camarade de l'école militaire auquel le liait une amitié qu'il ne serait sans doute pas exagéré de qualifier de passionnelle. Au temps de leur jeunesse, dans cette école où "du matin au soir, les élèves apprenaient ce que l'on ne devait pas dire" (p. 35), les deux garçons étaient inséparables, en dépit de leur différences sociales et intellectuelles. Et c'est Conrad qui avait présenté au général Christine, sa future épouse... Mais quarante et un ans avant la soirée de retrouvailles dont Sándor Márai nous fait le récit dans ce très beau roman, un drame les a séparés: Conrad est parti en Extrême-Orient, Christine est morte et le général, une fois libéré des obligations de son service, s'est cloîtré dans le château familial au plus profond des forêts hongroises.

Récit de la naissance, de la vie et de la mort d'une amitié à  l'exigence extrême, "Les Braises" est aussi – à travers la figure du général, homme en définitive égaré dans une époque qui n'est pas la sienne – un portrait de l'empire austro-hongrois jetant ses derniers feux, de ses valeurs et de son art de vivre. C'est un récit de disparition, de perte et de fidélité par-delà l'inéluctable marche du temps, un récit mélancolique et digne que la plume sensible de Sándor Márai pare d'une séduction aussi douce qu'irrésistible, et dont les interrogations demeurent, au-delà du temps et des vies qui les ont vus naître pour atteindre de plein fouet les lecteurs d'aujourd'hui, puisque "aux questions les plus graves, nous répondons en fin de compte, par notre existence entière. Ce que l'on dit entre temps n'a aucune valeur, car lorsque tout est achevé, on répond avec l'ensemble de sa vie aux questions que le monde vous a posées. Les questions auxquels il faut répondre sont: Qui es-tu? Qu'as-tu fait?... A qui es-tu resté fidèle? A quel propos as-tu été infidèle?" (pp. 115-116)

Extraits:

"Ils regardèrent alors un moment le spectacle qui s'offrait à leurs yeux: la grande pièce et les lourds meubles qui avaient conservé le souvenir d'une heure ou seulement d'une minute. Les étoffes des tentures, les bois et les métaux avaient d'abord simplement existé, mais quarante et une années auparavant, un instant leur avait insufflé la vie. Cet instant unique était devenu leur raison d'être. Et voilà que maintenant ils avaient repris la vie et semblaient aux-mêmes se souvenir." (p. 49)

"Le général suivait chacun de ses mouvements. Maintenant que son ancien ami, comme dominé par la magie des lieux, s'était assis dans le même fauteuil, à l'endroit précis où il s'était assis quarante et un ans auparavant, il se sentait comme soulagé. Enfin, tout se trouvait à sa place, estimait-il?" (p. 72)

Un autre livre de Sándor Márai, dans mon chapeau: "Métamorphoses d'un mariage"

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25 septembre 2010

Légume de saison

Puisque je viens de préparer, pour la première fois cette saison, en carbonades et à la gueuze, ce légume que l'on nomme "chicon" par chez moi, - assez bizarrement - "endive" outre-quiévrain, et - plus bizarrement encore - "belgian endive" en Canada anglophone, le moment me semble bien choisi pour vous proposer ici le délicieux poème qu'il a inspiré à David Van Reybrouck...

Witloof

"Zoals witloof,
niet de wortel die men breekt
en keert in de ast, maar de koele
kwetsbaarheid van het tere blad

zoals het donkerte wil om wit te zijn
en kilte zoekt om bitter te worden
en breekbaar blijft en bleek -
een bundel ongebroken verlangen

zoals het roerloos groeit,
een leger van stilte,
en opflakkert bij het licht van een lamp
een kort groeit uit hun grot van roest

zoals volmaakte vlammen
van een ondergronds branden"

Chicons

"Comme le chicon,
non pas la racine qu'on brise
et tourne dans la touraille, mais la fraîche
vulnérabilité de la tendre feuille

comme il veut le noir pour être blanc
et cherche le froid pour devenir amer
et reste fragile et pâle -
faisceau de désir intact

comme il pousse immobile,
une armée de silence,
et se ranime à la lueur d'une lampe
bref salut depuis sa grotte de rouille

comme les flammes parfaites
d'un feu souterrain"

David Van Reybrouck, in "Poëten in het vlaams parlement - Noord en Zuid/ Poètes au parlement flamand - Nord et Sud" (anthologie), Lannoo, 2004, pp. 184-185 (traduit du Néerlandais par Marnix Vincent)

23 septembre 2010

Les troubles de l’indépendance (2)

“A la courbe du fleuve” de V.S. Naipaul56497505
4 étoiles

Robert Laffont/Bouquins, 2009, pp. 403-636, isbn 9782221112038

(traduit de l’Anglais par Gérard Clarence)

Un pays non-identifié d’Afrique orientale sombrant dans une période de rivalités tribales, de troubles et de destructions au lendemain de son accession à l’indépendance, telle était déjà à peu de choses près la toile de fond de “Dans un état libre”. Mais, dans ce court roman publié huit ans avant “A la courbe du fleuve”, le regard adopté – celui des deux héros anglais, Bobby et Linda – restait délibérément extérieur à la vie africaine, ne reflétant au bout du compte que les rancœurs et les tensions accumulées entre colonisés et colonisateurs, l’image d’un gigantesque chaudron prêt à exploser, au cœur d’une nature d’une beauté somptueuse. A l’inverse, cédant ici la parole à Salim, jeune homme issu d’une famille de négociants indiens établis depuis des siècles sur la côte et dont la vie s’est au fil des générations intimement mêlée à la vie de ce pays d’Afrique, V.S. Naipaul nous propose un point de vue radicalement différent – et à mes yeux infiniment plus passionnant – sur l’échec des décolonisations africaines.

Eduqué dans le collège britannique de sa ville natale, Salim s’y est familiarisé avec la sensibilité historique européenne, et avec une attention au passé étrangère à la culture africaine ou même à la culture de sa famille: “Nous savions au fond de nous que nous étions un très vieux peuple; mais nous n’avions, semble-t-il, aucun moyen d’évaluer le passage du temps.” (p. 412). Etabli dans une petite ville de l’intérieur, à la courbe du grand fleuve qui est la colonne vertébrale du pays, où il se trouve témoin de l’alternance de tempêtes et d’accalmies qui suivent l’indépendance, Salim se montre par conséquent tout à fait capable de prendre du recul, de replacer les événements dans un cadre plus large et de les analyser, et cela d’autant mieux qu’il côtoie tout aussi volontiers des étrangers venus enseigner au Domaine, la nouvelle école destinée à former les futurs serviteurs de l’Etat – une nouvelle élite nationale -, ou des africains de souche que les autres membres de sa communauté de commerçants indiens.

Mais si Salim est bien à même de se placer en dehors du cyclone, de l’observer de l’extérieur et de nous livrer le fruit de ses réflexions, il est aussi, et pleinement, dedans, car après tout, il fait bel et bien partie de cette population qui s’efforce à travers vents et marées de continuer à “durer”, de vivre jour après jour dans un monde instable et d’y satisfaire ses besoins quotidiens. Et sa familiarité avec les us et coutumes des populations africaines de souche, avec Metty, son serviteur noir, ou avec le jeune étudiant Ferdinand, l’incite à leur égard à une empathie dont Raymond, l’historien blanc qui dirige le Domaine, se révèle quant à lui bien incapable, lorsqu’il s’efforce de retracer les temps du commerce des esclaves et les actions des missionnaires contre ce trafic: “Raymond donnait les noms de tous les villages de la liberté qui avaient été fondés. Puis, citant et recitant des lettres et des rapports d’archives, il essayait de préciser la date où chacun avait disparu. Il n’indiquait aucune raison et il n’en cherchait pas: il citait simplement les rapports des missionnaires. Il semblait bien ne jamais être allé dans les endroits dont il parlait. Il n’avait pas cherché à parler à qui que ce soit. Pourtant, une conversation de cinq minutes avec quelqu’un comme Metty qui, malgré son expérience de la côte avait voyagé plein de terreur à travers l’étrangeté du continent, lui aurait appris que l’ensemble de ce pieux projet était cruel et très ignorant, qu’établir quelques personnes sans protection sur un territoire inconnu revenait à les exposer aux attaques et à l’enlèvement, pour ne pas dire pire. Mais Raymond ne paraissait pas s’en douter.” (p. 555) Alors, au final, “A la courbe du fleuve” peut certes nous proposer une vision de la décolonisation africaine qui est tout aussi pessimiste et implacable que celle qui se faisait déjà jour dans “Dans un état libre” mais c’est bien ce regard de Salim – tout à la fois extérieur et impliqué, dehors et dedans – qui rend ce roman tellement plus complexe, plus riche et passionnant que son prédécesseur…

Extrait:

“Ne croyez pas que ça va mal seulement pour vous. Ça va mal pour Prosper, mal pour l’homme à qui on a donné votre magasin, mal pour tout le monde. Personne ne va nulle part. Nous allons en enfer et chacun le sait au fond de lui. On nous tue. Rien n’a de sens. C’est pourquoi tout le monde veut faire de l’argent et s’en aller. Mais où ? C’est ce qui affole les gens. Ils ont l’impression que l’endroit où ils peuvent se réfugier est perdu. J’ai commencé à avoir la même impression quand je faisais mon apprentissage dans la capitale. J’ai senti que l’on se servait de moi. J’ai compris que j’avais acquis de l’instruction pour rien. J’ai compris qu’on s’était moqué de moi. Tout ce que l’on me donnait ne m’était donné que pour me détruire. J’ai commencé à me dire que je voulais redevenir un enfant, à oublier les livres et tout ce qui avait rapport avec eux. La brousse marche toute seule. Mais il n’y a nulle part où aller. J’ai fait un tour dans les villages. C’est un cauchemar. Tous ces aéroports qu’il a construits, que les compagnies étrangères ont construits… on n’est à l’abri nulle part maintenant.” (p. 631)

D'autres livres de V.S. Naipaul, dans mon chapeau: "Le regard de l'Inde", "Dans un état libre", "Among the believers - an islamic journey" et "L'énigme de l'arrivée".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture, où V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010.

22 septembre 2010

Pour plus de vérité

ma1005678"Les chemins de la mémoire", documentaire de José-Luis Peñafuerte,
avec la participation de Jorge Semprun

On avait beaucoup parlé, dans les médias francophones, de la tentative d'un juge espagnol - Baltasar Garzón - pour contraindre l'ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet, à répondre de ses actes devant la justice. Mais bizarrement, ces mêmes médias nous ont donné beaucoup moins d'échos des efforts de ce même juge pour enquêter sur les "disparitions" d'opposants sous le régime franquiste, en 2008, alors que la société civile espagnole se trouvait engagée dans un débat houleux à propos de la nouvelle loi sur la mémoire historique qui venait d'être adoptée en octobre 2007. Et c'est tout justement en plein dans ce débat que nous plongent ces "chemins de la mémoire" de José-Luis Peñafuerte, jeune réalisateur belgo-espagnol et petit-fils d'exilés.

Qu'il suive une équipe médico-légale dans son travail d'exhumation d'une fosse commune et d'identification des corps des victimes des exécutions arbitraires qui marquèrent la répression franquiste, ou qu'il laisse la parole aux survivants de la guerre civile et aux familles des disparus, José-Luis Peñafuerte nous livre un film profondément émouvant, et un documentaire exemplaire. Non qu'il ne défende un point de vue personnel sur son sujet: je ne crois pas qu'une telle chose soit possible, ni d'ailleurs qu'elle soit souhaitable, et de fait, l'engagement du réalisateur en faveur d'un nouveau travail de mémoire et d'une réécriture de l'histoire de la guerre civile qui ne soit plus totalement à la botte des vainqueurs de 1939 est parfaitement clair. Mais son travail est bel et bien exemplaire en ce qu'il laisse véritablement s'exprimer les différents intervenants, fut-ce en les laissant tout simplement se taire face à la caméra, nous plongeant du même coup dans un silence plus chargé, plus éloquent - et plus bouleversant - que bien des longs discours.

Les représentants du camp franquiste eux-mêmes bénéficient du reste du même espace d'expression, qu'il s'agisse de nostalgiques de la dictature filmés lors d'une de leur commémoration dans la Valle de los Caídos, où se trouve le mausolée de Franco, ou du généralissime en personne, reprenant la parole par le biais d'une de ses allocution radiodiffusée, ressortie des archives. Et paradoxalement, ce sont sans doute leurs discours - qui font véritablement froid dans le dos - qui constituent l'argument le plus marquant du film en faveur d'une révision de l'histoire "officielle" de la guerre civile.

Le site officiel du film, que je vous recommande vraiment d'explorer, car il est très riche et très complet.

21 septembre 2010

In the wild wild west

“Old Creek Town (Les enquêtes d’Andrew Barrymore, t. 1)” 51tFhNPaOEL__SL500_AA300_
de Jean-Mary Valambois et Nicolas Delestret
3 étoiles

Dargaud, 2010, 48 pages, isbn 9782505008163

En pleine conquête de l’Ouest, Old Creek Town est, avec ses 363 habitants, son saloon dont les portes dégringolent à tous bouts de champ, son hôtel, sa Jézabel, son maire – et sa femme dont les amples rondeurs dissimulent bien mal une redoutable virago –, une petite bourgade tout ce qu’il y a de plus ordinaire et tranquille. A un petit détail près, tout de même, un mal mystérieux y décime les corbeaux dont les cadavres se ramassent à la pelle. Et un tout premier meurtre y est commis pile poil le soir de l’arrivée du nouvel adjoint du shérif : Andrew Barrymore, jeune détective quelque peu farfelu et affublé d’une flamboyante tignasse rousse. Pas du genre à passer inaperçu mais finalement plutôt efficace, y compris quand il s’agit de donner un petit coup de pouce à ce grand timide de shérif et de l’encourager à déclarer sa flamme à  miss Calahan, la charmante institutrice.

Un graphisme auquel des traits brouillés et des couleurs – qui ont décidément quelque chose de too much, technicolor plus flamboyant qu’à Hollywood – donnent un petit air vieillot, fait de cette enquête menée tambour battant, dans l’espace des 48 planches réglementaires, un western plus vrai que nature… s’il n’était assaisonnée d’une pointe d’irrévérence fort bien venue. La fantaisie avec laquelle Nicolas Delestret et Jean-Mary Valambois se jouent des codes et conventions du genre, pour les tourner gentîment en dérision, est sans doute ce qui m’a le plus séduite dans cette première aventure d’Andrew Barrymore. Un agréable moment de détente, sans plus. Mais ce n’est pas si mal, non?

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(p. 3)

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19 septembre 2010

Derniers feux avant l'automne

"Une saison d'été" d'Elizabeth Taylor51V2S7CT7DL__SL500_AA300_
4 étoiles

Rivages/Poche, 2000, 278 pages, isbn 286930921x

(traduit de l'Anglais par Anne Rabinovitch)

Veuve, mère d'un grand fils, Tom, et d'une fille adolescente, Louisa, Kate s'est remariée – à la plus grande surprise de son entourage – avec Dermot, séduisant dilettante de dix ans son cadet, que tout le monde - ou presque - soupçonne bien à tort de l'avoir épousée par intérêt.

Mais Kate et Dermot ont beau s'aimer sincèrement, le regard que leurs proches portent sur leur union – la mère de Dermot qui n'a de cesse de dénicher pour son fils les emplois les plus improbables, ou la tante Ethel, vieille fille atrocement convenable dont les commentaires sur la passion sexuelle qu'elle prête à sa nièce et à son nouveau mari ne manquent pas de sel, à défaut de s'appuyer sur une réelle expérience - n'en finissent pas moins par peser sur leurs relations. Et leurs différences – leurs différences de tempéraments, de goûts et d'intérêts bien plus que l'écart de leurs années – n'en finissent pas moins par les rattraper, d'autant plus vite que le retour d'un vieil ami de Kate et de son premier époux vient faire office, en la matière, de véritable révélateur.

Elizabeth Taylor déploie une grande finesse, et beaucoup de sensibilité, pour nous dépeindre ce bonheur d'un été, ses craquelures d'abord presqu'imperceptibles, la confusion des sentiments et les tensions de plus en plus palpables, laissant affleurer sous la douceur trompeuse de la campagne anglaise une tristesse sans grandes phrases, et les drames minuscules et ordinaires de nos vies trop humaines. Et c'est une fort jolie découverte que cet auteur que je retrouverai certainement à l'avenir.

Extrait:

"Dermot avait à peine rempli son verre qu'il était déjà en train de s'en servir un second. Kate regarda Tom qui le rejoignit près de la table. «Ton nouveau mari nous donne le mauvais exemple, à nous autres jeunes», lui avait-il dit une fois. Sa plaisanterie, comme beaucoup d'autres, avait suscité chez Kate un sentiment de honte et d'anxiété. Préparée au début à entrer dans la peau de la mère de Hamlet, prête à éprouver rancoeurs et amères jalousies, elle fut stupéfaite de découvrir une situation inverse, l'extraordinaire et inattendue affection mêlée d'admiration de Hamlet pour Claudius – alliés sur les champs de courses, compagnons de bar, ils se moquaient de ceux qu'ils appelaient leurs supérieurs et paraissaient être du même âge, malgré cette adoration unilatérale." (p. 35)

D'autres livres d'Elizabeth Taylor sont présentés sur Lecture/Ecriture.

16 septembre 2010

Métamorphoses et transfigurations

"La veillée des abysses" de James Thiérrée,
avec la Compagnie du Hanneton

Théâtre Royal de Namur, le 10 septembre 2010

Entre James Thiérrée et le public namurois, il y a déjà une longue histoire, une longue d'histoire qu'on ne peut décrire autrement que, toute pudeur aux orties, comme une histoire d'amour. Raoul est donc né à Namur, en mai de l'année dernière, comme un merveilleux cadeau pour la cité mosane, où il reviendra d'ailleurs en janvier prochain. Et en attendant son retour, c'est - autre magnifique cadeau - la veillée des abysses qui est venue jeter chez nous ses tout derniers feux.

Plus drôle, plus fantaisiste, plus enlevé que son petit frère "Raoul" dont la poésie se teintait d'une pointe de mélancolie, le deuxième spectacle créé par James Thiérrée s'inscrivait aussi plus directement dans la tradition du nouveau cirque, mêlant acrobatie, mime, musique et danse, se jouant des objets les plus simples et les plus ordinaires pour les métamorphoser de parapluies en étrange oiseau, de lustre en navire sur la vaste mer... Et tandis que les métamorphoses des êtres et des choses se succèdent sans temps mort, en une transfiguration continuelle, c'est tout un monde qui surgit devant les yeux des spectateurs éblouis: une infinité d'histoires possibles plutôt qu'une seule, une infinité d'histoires troublantes, touchantes et merveilleuses.

Présentation du spectacle sur le site du Théâtre Royal de Namur (il y a même un petit extrait vidéo...)

 

15 septembre 2010

A la merci des caprices de Laura

"Les enfants de la veuve" de Paula Fox5131Q4ilXYL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Joëlle Losfeld, 2010, 216 pages, isbn 9782070789429

(traduit de l'Anglais par Marie-Hélène Dumas)

A la veille de leur départ pour une croisière au long cours, Laura Maldonada Clapper et son mari Desmond ont convié quelques proches – Clara, la fille que Laura a eue d'un premier mariage, Carlos, le frère de Laura, et Peter leur vieil ami - pour un dîner d'adieu que leurs invités – et tout particulièrement Clara – n'abordent pas sans appréhension tant ils sont habitués à voir Laura, ses caprices et ses sautes d'humeur, souffler le chaud et le froid sur leurs réunions. Ils se laisseront toujours surprendre - et ils le savent - baissant leur garde devant les rares mouvements de gentillesse de leur hôtesse pour se trouver d'autant plus vulnérables lorsque le vent tourne, ainsi que le constate Clara, observant sa mère d'un oeil averti et pourtant troublé: "Elle semblait détendue, prête à accorder un moment d'intimité, à dire quelque chose de profondément touchant, et de vital, et Clara avait beau savoir qu'il n'y avait rien derrière cette promesse, qu'elle n'était volontairement destinée qu'à poser un décor, elle s'y laissa prendre comme quelqu'un qui trébuche toujours sur la même marche malgré l'avertissement qui résonne dans sa mémoire." (p. 83)

Mais ce que Clara, Carlos, Peter et même Desmond ignorent, c'est que Laura vient d'apprendre plus tôt dans la journée la mort de sa mère dans le home où elle l'avait placée. Et cet événement, que Laura gardera secret pendant la plus grande partie de la soirée, a encore exacerbé son envie d'en découdre. Laura et ses frères n'ont en effet jamais pardonné à leur mère, restée veuve très jeune à la mort de son mari, un riche propriétaire cubain, la manière dont elle s'était laissé déposséder de la fortune familiale. Et la mort de la vieille femme, en réveillant d'anciennes rancoeurs et les souvenirs d'une jeunesse marquée par une pauvreté humiliante, se fera le détonateur d'un grand règlement de comptes dont aucun des convives ne sortira indemne.

Là où d'autres n'hésiteraient pas à appuyer le trait ou à forcer sur le vitriol – telle Ivy Compton-Burnett dans son roman "Des hommes et des femmes" -, Paula Fox se révèle tout au contraire d'une maîtrise impressionnante, tout en économie, en sobriété et en justesse. Et ce faisant, elle métamorphose un sujet foncièrement casse-gueule pour nous offrir un très très grand roman de la famille dysfonctionnelle. C'est implacable. C'est vrai. C'est compliqué et pourtant limpide. Insupportable et touchant. Bref, c'est humain. Et c'est à lire, sans hésitation.

Extrait:

"«- Je ne jouais pas, dit Peter. Je me sens vraiment mis à l'écart par mes soeurs. Je n'ai pas le droit de le dire?
- Bon dis-le, alors, répondit Laura avec une étonnante froideur. Ce n'est pas ma faute si tu provoques des réponses blessantes. Nous faisions
semblant de parler de tes soeurs. Tu n'avais pas besoin d'en dire beaucoup. Mais tu nous les a lancées en pâture, et quand j'ai plaisanté, tu as changé les règles du jeu.»
Clara avait du mal à respirer - l'air se raréfiait, les convives pâlissaient, visages, mains, meubles, tout dans la pièce avait pris la même couleur cendreuse, il ne restait rien de vivant que l'odeur de tabac et de sueur de la chaleur ambiante. Ils mouraient tous au rythme de la pluie qui frappait les carreaux. Clara toussa, comme étouffée par des sanglots. Peter tourna lentement la tête vers Laura. Il avait le visage étrangement tiré, comme s'il l'avait agrippé pour mieux le tendre de ses doigts crispés. Puis il sourit.
«Tu as raison, dit-il. Oui, tu as raison.
- Je me moque d'avoir raison ou non, répondit Laura.
- Je sais...
- Je suis si heureuse que vous soyez là. Nous sommes devenus de vrais ermites, Desmond et moi. C'est tellement merveilleux de vous voir tous.»"
(p. 82)

D'autres livres de Paula Fox, dans mon chapeau: "Côte ouest" et "Le dieu des cauchemars"

9 septembre 2010

Lumière blafarde sur la lagune vénitienne

51WRDWB3EJL__SL160_"San Clemente",
Documentaire de Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber

Contant les destinées de deux frères dont la vie se trouve bouleversée par leur rencontre avec une adolescente évadée d'un hôpital psychiatrique, "La Meglio Gioventù" de Marco Tullio Giordana m'avait permis de me familiariser avec trente années de l'histoire italienne et notamment - une page parmi d'autres, mais qui pesait de tout son poids sur la vie des deux frères - avec la réforme en profondeur dont firent l'objet les institutions psychiatriques de ce pays dans les années 1970-1980. Et ce documentaire, filmé avec des moyens extrêmement réduits par Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber en 1980 à San Clemente, petite île de la lagune vénitienne, m'y a replongé tout droit.

San Clemente accueillait depuis 1880 l'asile d'aliénés de Venise, mais au moment où Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber décident d'y planter leur micro et leur caméra, les patients les moins atteints venaient d'être transférés vers un nouvel hôpital et un nouveau projet thérapeutique, à Venise même, ne laissant plus sur l'île que les cas les plus lourds et un personnel médical parfois fraîchement engagé et dont la bonne volonté n'a d'égal que la totale impuissance à "soigner" - de quelque façon que ce soit - des malades partis bien trop loin dans leurs mondes intérieurs et depuis bien trop longtemps. Malgré les efforts visibles du personnel et des familles, malgré les changements en cours et malgré la poésie brumeuse qui se dégage de certaines images, "San Clemente" a quelque chose de désespérant. Beau. Mais désespérant.

"San Clemente" était projeté au cinéma Arenberg dans le cadre du festival Ecran total, l'événement incontournable des étés bruxellois.

Article dans Les Inrockuptibles

7 septembre 2010

Plongée dans les entrailles de la (plus si?) démocratique Bologne

“Les Souterrains de Bologne” de Loriano Macchiavelli51D2JYAR31L__SL500_AA300_
4 étoiles

Métailié Noir, 2004, 300 pages, isbn 2864245140

(traduit de l’Italien par Laurent Lombard)

Bolognais jusqu’à la moëlle, Antonio Sarti compte parmi ces flics dont la conscience professionnelle et la soif de justice ont presque complètement envahi l’existence. La plupart du temps, notre homme quitte son travail si tard qu’il n’a plus le temps d’aller aux provisions et qu’il se nourrit presqu’exclusivement de panini à la mortadelle et à l’artichaut*. Nous voilà donc bien loin des richesses gastronomiques des enquêtes du commissaire Montalbano, mais toujours en compagnie d’un héros fort sympathique.

Appliqué, méticuleux et besogneux, Antonio Sarti n’a rien d’un foudre de guerre. Et il faut bien dire que les deux affaires qui l’occupent ici – le meurtre d’un collègue, dont le corps a été repêché dans un canal, et le brutal passage à tabac d’un marchand ambulant d’origine africaine, rue dell’Independenza, en plein quartier commerçant - mettent ses compétences à rude épreuve. Pire: ces deux affaires aux forts relents mafieux et fascisants mettent bien à mal l’idée qu’il se fait de sa bonne ville de Bologne, bastion des idéaux démocratiques, ainsi qu’il nous le rapporte dans ses propres termes au cours de son enquête de voisinage:
“ – Quoi ? Qu’est-ce que vous me dites ? C’est arrivé juste devant mon magasin ? Ah bon ! Vous savez que je ne me suis aperçu de rien ? J’avais des clients.
Ou ils se foutent de la gueule du monde, ou ça les arrange. Je ne voudrais pas paraître vieux jeu, mais j’ai comme l’idée que les temps ont changé, au même titre que les coutumes et les habitants, et que la démocratique Bologne ne nous entend plus, ne nous voit plus, et qu’elle a la mémoire courte. Serait-ce une question d’âge?”
(p. 15)

L’enquête d’Antonio Sarti le mènera à explorer tout à la fois l’histoire de sa ville, et ses recoins les plus secrets: canaux recouverts pour laisser place à une chaussée plus large, souterrains qui firent le pain béni des partisans pendant la guerre de 40-45. “C’est là qu’est la solution, le mal infini qui ronge et corrompt la ville de l’intérieur.” (p. 145) C’est donc à une véritable plongée dans les entrailles de Bologne que Loriano Macchiavelli nous convie ici. Et cette première rencontre - passionnante si parfois nauséabonde - avec l’œuvre d’un auteur considéré comme l’un des grands représentants d’un polar italien engagé – socialement et politiquement – fut pour moi un vrai régal.

Extrait:

“Imaginez qu’il y en a même qui, de nos jours, ne savent pas que la rue Riva di Reno s’appelle ainsi parce qu’au milieu courait un canal, entre deux rues qui le longeaient. Un canal qui s’écoule toujours sous nos pieds, bordé tout du long par des bassins où les lavandières gagnaient leur croûte. Et une arthrose avant leurs vingt ans. Un beau jour, au réveil, j’ai découvert que le canal avait été recouvert; des siècles d’histoire, de travail et d’arthrose avaient été enfouis.” (p. 5)

* N’écoutant que mon courage, j’ai testé pour vous. Et ma foi, si je n’irais sans doute pas jusqu’à en manger tous les jours, je dois bien reconnaître que c’est délicieux ;-).

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