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Dans mon chapeau...
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23 septembre 2010

Les troubles de l’indépendance (2)

“A la courbe du fleuve” de V.S. Naipaul56497505
4 étoiles

Robert Laffont/Bouquins, 2009, pp. 403-636, isbn 9782221112038

(traduit de l’Anglais par Gérard Clarence)

Un pays non-identifié d’Afrique orientale sombrant dans une période de rivalités tribales, de troubles et de destructions au lendemain de son accession à l’indépendance, telle était déjà à peu de choses près la toile de fond de “Dans un état libre”. Mais, dans ce court roman publié huit ans avant “A la courbe du fleuve”, le regard adopté – celui des deux héros anglais, Bobby et Linda – restait délibérément extérieur à la vie africaine, ne reflétant au bout du compte que les rancœurs et les tensions accumulées entre colonisés et colonisateurs, l’image d’un gigantesque chaudron prêt à exploser, au cœur d’une nature d’une beauté somptueuse. A l’inverse, cédant ici la parole à Salim, jeune homme issu d’une famille de négociants indiens établis depuis des siècles sur la côte et dont la vie s’est au fil des générations intimement mêlée à la vie de ce pays d’Afrique, V.S. Naipaul nous propose un point de vue radicalement différent – et à mes yeux infiniment plus passionnant – sur l’échec des décolonisations africaines.

Eduqué dans le collège britannique de sa ville natale, Salim s’y est familiarisé avec la sensibilité historique européenne, et avec une attention au passé étrangère à la culture africaine ou même à la culture de sa famille: “Nous savions au fond de nous que nous étions un très vieux peuple; mais nous n’avions, semble-t-il, aucun moyen d’évaluer le passage du temps.” (p. 412). Etabli dans une petite ville de l’intérieur, à la courbe du grand fleuve qui est la colonne vertébrale du pays, où il se trouve témoin de l’alternance de tempêtes et d’accalmies qui suivent l’indépendance, Salim se montre par conséquent tout à fait capable de prendre du recul, de replacer les événements dans un cadre plus large et de les analyser, et cela d’autant mieux qu’il côtoie tout aussi volontiers des étrangers venus enseigner au Domaine, la nouvelle école destinée à former les futurs serviteurs de l’Etat – une nouvelle élite nationale -, ou des africains de souche que les autres membres de sa communauté de commerçants indiens.

Mais si Salim est bien à même de se placer en dehors du cyclone, de l’observer de l’extérieur et de nous livrer le fruit de ses réflexions, il est aussi, et pleinement, dedans, car après tout, il fait bel et bien partie de cette population qui s’efforce à travers vents et marées de continuer à “durer”, de vivre jour après jour dans un monde instable et d’y satisfaire ses besoins quotidiens. Et sa familiarité avec les us et coutumes des populations africaines de souche, avec Metty, son serviteur noir, ou avec le jeune étudiant Ferdinand, l’incite à leur égard à une empathie dont Raymond, l’historien blanc qui dirige le Domaine, se révèle quant à lui bien incapable, lorsqu’il s’efforce de retracer les temps du commerce des esclaves et les actions des missionnaires contre ce trafic: “Raymond donnait les noms de tous les villages de la liberté qui avaient été fondés. Puis, citant et recitant des lettres et des rapports d’archives, il essayait de préciser la date où chacun avait disparu. Il n’indiquait aucune raison et il n’en cherchait pas: il citait simplement les rapports des missionnaires. Il semblait bien ne jamais être allé dans les endroits dont il parlait. Il n’avait pas cherché à parler à qui que ce soit. Pourtant, une conversation de cinq minutes avec quelqu’un comme Metty qui, malgré son expérience de la côte avait voyagé plein de terreur à travers l’étrangeté du continent, lui aurait appris que l’ensemble de ce pieux projet était cruel et très ignorant, qu’établir quelques personnes sans protection sur un territoire inconnu revenait à les exposer aux attaques et à l’enlèvement, pour ne pas dire pire. Mais Raymond ne paraissait pas s’en douter.” (p. 555) Alors, au final, “A la courbe du fleuve” peut certes nous proposer une vision de la décolonisation africaine qui est tout aussi pessimiste et implacable que celle qui se faisait déjà jour dans “Dans un état libre” mais c’est bien ce regard de Salim – tout à la fois extérieur et impliqué, dehors et dedans – qui rend ce roman tellement plus complexe, plus riche et passionnant que son prédécesseur…

Extrait:

“Ne croyez pas que ça va mal seulement pour vous. Ça va mal pour Prosper, mal pour l’homme à qui on a donné votre magasin, mal pour tout le monde. Personne ne va nulle part. Nous allons en enfer et chacun le sait au fond de lui. On nous tue. Rien n’a de sens. C’est pourquoi tout le monde veut faire de l’argent et s’en aller. Mais où ? C’est ce qui affole les gens. Ils ont l’impression que l’endroit où ils peuvent se réfugier est perdu. J’ai commencé à avoir la même impression quand je faisais mon apprentissage dans la capitale. J’ai senti que l’on se servait de moi. J’ai compris que j’avais acquis de l’instruction pour rien. J’ai compris qu’on s’était moqué de moi. Tout ce que l’on me donnait ne m’était donné que pour me détruire. J’ai commencé à me dire que je voulais redevenir un enfant, à oublier les livres et tout ce qui avait rapport avec eux. La brousse marche toute seule. Mais il n’y a nulle part où aller. J’ai fait un tour dans les villages. C’est un cauchemar. Tous ces aéroports qu’il a construits, que les compagnies étrangères ont construits… on n’est à l’abri nulle part maintenant.” (p. 631)

D'autres livres de V.S. Naipaul, dans mon chapeau: "Le regard de l'Inde", "Dans un état libre", "Among the believers - an islamic journey" et "L'énigme de l'arrivée".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture, où V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010.

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