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Dans mon chapeau...
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17 mai 2011

"Ça coupe comme un couteau"

"Coeur-saignant-d'amour" de Don DeLillo31ZX9B1E9CL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Actes Sud/Papiers, 2006, 56 pages, isbn 2742764291

(traduit de l'Anglais par Dominique Hollier)

Deux attaques cardiaques ont réduit le célèbre peintre Alex Macklin à ce qu'il est convenu de qualifier d'"état végétatif permanent" (p. 19), incapable de communiquer ou même de se nourrir. Aussi ses proches se sont-ils réunis autour de lui, dans sa maison perdue dans le désert, pour tenter de décider de son sort: son fils Sean et Toinette, l'une de ses ex-épouses, souhaitant pudiquement – ou hypocritement, c'est selon – le laisser partir, tandis que Lia, son épouse actuelle - et beaucoup plus jeune -, se refuse obstinément à envisager sa mort, rappelant en cela Lauren Hartke, l'héroïne du roman "Body Art"*, qui se trouvait elle, il est vrai, bel et bien mise devant le fait accompli de la mort de son compagnon.

Autour d'un Alex inerte dans son fauteuil, branché à une perfusion, Lia, Toinette et Sean se remémorent quelques uns des moments qu'ils ont partagés avec lui, tous trois émus au souvenir de sa passion pour les plantes et de son admiration pour leurs noms usuels, leur génie et leur puissance évocatrice – c'est d'ailleurs une variété de pavot qui donne son titre à la pièce: le dicentra spectabilis aussi connu sous les noms de coeur-de-Marie ou coeur-de-Jeannette. Mais surtout, tous trois se voient contraints d'affronter les questions fondamentales entourant le recours – ou non – à l'euthanasie. Alex est-il encore conscient du monde qui l'entoure, ou non? Souffre-t-il, ou non? Les expressions qui semblent parfois traverser son visage ont-elles une signification, ou ne sont-elles que le résultat de mouvements réflexes? Qu'aurait-il souhaité, que l'on prolonge sa vie à tout prix? Et plus important encore: les réponses à ces questions leur permettront-elles vraiment de trancher de la vie ou de la mort de leur (ex-)mari et père. En nous montrant à quel point ses trois protagonistes se retrouvent tragiquement seuls face à ses questions – seuls pour y répondre, et seuls aussi pour assumer les conséquences de leur choix -, le grand talent de Don DeLillo est de nous les présenter ici dans toute leur nudité, sans rien de péniblement didactique ou moralisateur: des êtres humains face à leurs responsabilités, et à des propensions à l'égoïsme ou à la générosité qu'il est parfois bien difficile de distinguer les unes des autres.

* La pièce et le roman se prêtent d'ailleurs à plus d'un parallèle, comme révélant deux visions radicalement différentes – et, dans le cas de la pièce, beaucoup plus réaliste - de situations en fait très semblables.

Extrait:

"TOINETTE. Je crois que nous avons parlé jusqu'à l'aube. J'aime bien ces verres. Il y a cinq, six, sept ans. Rocheuses. Plantes, arbres, herbes, arbustes. Du génie époustouflant dans les noms, il disait.
SEAN. Coussin d'or.
LIA. Ongle du chat.
SEAN. Herbe triste.
LIA. Coeur-saignant-d'amour. Nous sommes allés en Inde. Il voulait aller voir les grottes. C'est le seul voyage que nous ayons fait ensemble. Les grottes sacrées d'Ajanta, inoubliables, des grottes sculptées, peintes. Et nous étions dans un bus, nous étions presque arrivés, et nous avons vu un champ de fleurs rouges, de la famille du pavot, et il m'en a donné le nom commun. Coeurs-saignants-d'amour. Des fleurs délicates. Des fleurs pointues.
SEAN. Quel est le poète qui en a inventé le nom?
LIA. Tellement beau. Ça coupe comme un couteau." (pp. 23-24)

D'autres livres de Don DeLillo, dans mon chapeau: "Body Art", "Les noms" et "Valparaiso".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture, où Don DeLillo était l'auteur des mois de février et mars 2011.

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