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Dans mon chapeau...
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31 mars 2011

Un cheveu sur la langue

"Body Art" de Don DeLillo41RQ663S0GL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Actes Sud, 2001, 126 pages, isbn 2742731849

(traduit de l'Anglais par Marianne Véron)

Cinéaste de soixante-quatre ans, dont l'heure de gloire est passée depuis longtemps, Rey Robles a mis fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête, dans l'appartement de sa première (et ex-)épouse. Récit bref et décanté, "Body Art" suit à partir de là la veuve de Rey, Lauren Hartke – sa troisième épouse, de vingt-huit ans sa cadette - du dernier petit-déjeuner qu'ils avaient pris ensemble jusqu'au moment où la conscience de la jeune femme enregistre enfin l'absence définitive de son mari.

Elle-même artiste, Lauren pratique le Body Art, terme que la traductrice s'est refusée à transposer en Français, et il faut bien reconnaître que l'on ne voit pas comment elle aurait pu faire, tant la notion que ce mot recouvre semble... à tout le moins particulière. Lauren, donc, utilise son corps comme un instrument d'évocation, un instrument dont elle cherche sans cesse à repousser les limites, jusque dans l'effacement. Plus précisément, dans les mois qui suivent la mort de Rey, "C'était ça son travail, déserter tous les territoires précédents de son apparence et de son allure pour devenir vacuité, une ardoise corporelle d'où était effacée toute ressemblance passée." (p. 86)

Et pendant tout ce temps durant lequel elle prépare son nouveau spectacle, restée seule dans la grande maison isolée où elle s'était installée avec son mari, à peine quelques mois plus tôt, Lauren se confronte à un hôte d'abord indésirable puis petit à petit accepté, un squatter à l'allure étonnante: "Il avait le menton en retrait, sévèrement rentré, ce qui donnait à son visage un air inachevé, et ses cheveux raides et hirsutes étaient hérissés de noeuds. Elle devait se concentrer pour noter ces traits. Elle le regardait et puis il fallait qu'elle le regarde encore. Il y avait dans son aspect quelque chose d'évasif, d'un instant sur l'autre, une ténuité de sa présence physique." (p. 47). Un être effacé, irréel, absent et pour ainsi dire incapable de communiquer, tout au plus de répéter certains mots, ou de reproduire certaines inflexions des voix de Lauren ou de Rey. Jusqu'à la dernière page, Don DeLillo laisse planer l'ambiguité sur l'existence de ce personnage mystérieux: squatter de chair et de sang, souffrant d'une forme ou l'autre de handicap mental, ou création de l'esprit de Lauren, incapable de faire face à la solitude à laquelle la mort de son compagnon l'a laissée. Nous ne le saurons jamais: chacune de ces hypothèses est aussi valable et convaincante que l'autre. Et peu importe au fond, car ce qui compte c'est l'inconfort où sa présence nous jette tout au long de notre lecture de "Body Art". Un inconfort auquel contribue aussi le mode même du récit, épousant le flux de la pensée de Lauren jusque dans ses coq-à-l'âne les plus saugrenus suivant la méthode du stream of consciousness chère à Virginia Woolf. Un flux où l'on ne s'installe jamais vraiment, où il y a toujours un petit quelque chose qui gratte, qui coince ou qui gène aux entournures, un élément pertubarteur comme ce cheveu inconnu que Lauren avait découvert dans sa bouche, appartenant à on-ne-sait-qui, venant d'on-ne-sait-où, le matin même de la mort de Rey.

Extrait:

"Son travail corporel rendait tout transparent. Elle voyait et pensait clairement, ce qui pouvait simplement signifier qu'il n'y avait pas grand-chose qui mérite d'être vu ou qu'on y pense. Mais peut-être que ça allait plus loin, les poses qu'elle prenait et tenait pendant des périodes prolongées, les exagérations tournoyantes, formes de serpent et courbures de fleur, les étirements suppliants de la respiration systématique, la vie vécue irréductiblement comme respiration pure. D'abord respirer, puis palpiter, puis haleter. Ça la rendait tendue avec les yeux en soucoupes et les artères dilatées dans le cou, ces heures de respiration tellement impérieuse et absurde qu'elle en émergeait à la fin dans une sorte de lumière originelle, ressentant ce qu'être en vie voulait dire." (pp. 59-60)

Don DeLillo était l'auteur des mois de février et mars 2011 sur Lecture/Ecriture.

D'autres livres de Don DeLillo, dans mon chapeau: "Les noms", "Valparaiso" et "Coeur-saignant-d'amour"

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Commentaires
F
Merci :-)! Un portrait de Rik Wouters, et des spirées en fleurs...
S
J'aime bien ton nouveau look!<br /> Printanier :-)
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