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Dans mon chapeau...
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24 novembre 2010

... et R.C. expurgé, corrigé, coupé et amputé

"Parlez-moi d'amour (Oeuvres complètes, t. 2)" de Raymond Carver
3 étoiles41HiHKPs5kL__SL500_AA300_

Editions de l'Olivier, 2010, 187 pages, isbn 9782879296609

(traduit de l'Anglais par Gabrielle Rolin)

Publiées pour la première fois aux Etats-Unis chez Alfred A. Knopf en 1981, par les "bons" soins de Gordon Lish, les nouvelles de "Parlez-moi d'amour" sont les mêmes – et présentées dans le même ordre - que celles du recueil "Débutants", publié lui seulement en 2009 et dont je vous ai déjà parlé. Ce sont les mêmes nouvelles, oui... Mais pourtant on peine à voir la ressemblance et ce n'est pas seulement – loin de là – parce que certaines d'entre elles se voient ici affublées d'un autre titre.

Adepte d'un certain minimalisme littéraire, Gordon Lish s'est si bien acharné à condenser les textes que Raymond Carver lui avait confiés – tantôt en en coupant de longs passages, tantôt au contraire en explicitant, noir sur blanc et les points sur les "i", ce que leur auteur n'avait pas jugé bon d'expliquer aussi clairement à ses lecteurs - que certains en deviennent tout simplement méconnaissables. "Le bain" (paru sous le titre "Une petite douceur" dans "Débutants") se voit ainsi privé de toute sa seconde partie et donc de son dénouement. Et parlant de dénouement, si celui de "Je dis aux femmes qu'on va faire un tour" est conservé dans la version révisée par Gordon Lish, ce dernier a tellement charcuté la lente montée des frustrations, le lent crescendo vers l'horreur qui assurait tout à la fois la cohérence et la richesse du texte de Raymond Carver, qu'il est bien difficile d'encore y croire. "Rencontre entre deux avions" n'est pas beaucoup mieux loti, où un père tente certes de confier à son fils les circonstances de l'adultère qui a mené à son divorce, mais où il n'est pas question des conséquences autrement plus dramatiques de son faux pas - conséquences qui rendaient cette nouvelle si bouleversante dans sa version originelle (voir "L'incartade" dans "Débutants"). Et du trouble et de la peur de plus en plus prégnante de l'épouse de "toute cette eau si près de chez nous", il ne reste plus rien dans la version corrigée de "Toute cette eau si près de la maison" qui en perd littéralement tout intérêt.

Peut-être aurais-je fait preuve de plus d'indulgence envers les textes de "Parlez-moi d'amour" si je n'avais pas découvert d'abord leur version non expurgée, publiée dans "Débutants". Et il est bien certain que les textes de Raymond Carver édités par Gordon Lish ne sont pas devenus pour la cause foncièrement mauvais. Ils ne sont d'ailleurs pas vraiment plus lisses que leurs versions orginelles. Non, c'est l'émotion qui n'y est plus. Et la lecture en devient par conséquent beaucoup moins inconfortable. Mais est-ce bien ce que nous voulons, nous, lecteurs? Pour ma part, je ne le pense pas. Et je ne peux que souscrire aux jugements de Pierre Maury [1] – "Lish a abîmé plutôt qu'amélioré Raymond Carver" – et d'Olivier Cohen, l'éditeur français de Raymond Carver [2] – "En général, Lish a supprimé tout ce qui ressemblait à une émotion. D'un texte vibrant d'énergie et d'affects, il a fait un objet froid et minimaliste, énigmatique voire même incompréhensible." 

[1] Pierre Maury, "Le vrai Raymond Carver en édition intégrale", Le Soir du vendredi 19 novembre 2010
[2] Olivier Cohen, "Plus près de O'Connor que du minimalisme", entretien paru dans Le Soir du vendredi 19 novembre 2010.

Extrait:

Incipit de la nouvelle "Et si vous dansiez?"

"Dans la cuisine, il se versa un autre verre et regarda le mobilier de la chambre à coucher qui se trouvait dans le jardin, devant la maison. Le matelas était nu et les draps aux rayures multicolores pliés sur le chiffonnier, à côté des deux oreillers. A ce détail près, les choses avaient vraiment la même allure que dans la chambre – une table de chevet, une lampe pour lire de son côté à lui, un autre chevet, une autre lampe, de son côté à elle.
Son côté à lui, son côté à elle.
Il y réfléchissait tout en sirotant son whisky.
Le chiffonnier se dressait à un mètre du pied du lit. Ce matin, l'homme en avait vidé les tiroirs dont il avait rangé le contenu dans des cartons entassés au salon. Près du chiffonnier, on voyait un radiateur d'appoint. Au pied du lit, il y avait une chaise en osier avec un coussin de tapisserie. Toute la batterie de cuisine étalait son aluminium sur une partie de l'allée. Une nappe de mousseline jaune beaucoup trop grande, c'était un cadeau, recouvrait la table et en cachait les côtés. Sur la table s'alignaient une fougère en pot, une boîte contenant de l'argenterie et un tourne-disque – des cadeaux, eux aussi."
(p. 11)

Liste des nouvelles publiées dans "Parlez-moi d'amour":

- Et si vous dansiez?
- Le chasseur d'images
- Monsieur le Bricoleur
- Gloriette
- Toutes les petites choses que j'ai pu voir
- Rencontre entre deux avions
- Le bain
- Je dis aux femmes qu'on va faire un tour
- Bingo!
- Toute cette eau si près de la maison
- La troisième chose qui a tué mon père
- Une conversation sérieuse
- Retour au calme
- Un problème mécanique
- Au temps des oies sauvages
- Parlez-moi d'amour
- Un dernier mot

D'autres livres de Raymond Carver, dans mon chapeau: "La vitesse foudroyante du passé" et "Débutants"

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