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Dans mon chapeau...
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1 juin 2010

Un exilé en perdition

"Les Terrasses d’Orsol" de Mohammed Dib5192TGFNH0L__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Editions de la Différence/Minos, 2002, 223 pages, isbn 2729114068

Né à Tlemcen en 1920, exilé en France dès 1959, Mohammed Dib s'est imposé à moi, dès la lecture des deux magnifiques recueils de nouvelles que sont "Au café" et "Le talisman", comme un des plus grands écrivains d'expression française au cours du siècle qui vient de se terminer. C'est donc avec plaisir que je l'ai retrouvé comme auteur des mois d'avril et mai 2010 sur Lecture/Ecriture...

Poussé par l’épreuve de la maladie et la dissolution de son mariage, le narrateur de ce premier roman nordique de Mohammed Dib s’est résolu à quitter Orsol, sa ville natale, "la grandeur de ces nuits lessivées de lune sur [ses] blanches et tranquilles terrasses! Et les effluves de jasmin, ces effluves qui les hantent comme un secret lancinant jusqu’à ce que déferle avec l’aube l’odeur nue, aérée du large. Souffles et parfums, ainsi que la violente risée de bonheur qu’ils vident sur la terre (…)" (pp. 87-88), et son poste d’enseignant à l’université – son récit ne se départit d’ailleurs jamais d’une pointe de préciosité et même de pédanterie, trace sans doute de son ancien emploi -, pour une mission de longue durée dans la ville lointaine de Jarbher. Sa nouvelle vie s’y était d’ailleurs ouverte sous le signe d’un enthousiasme sans faille pour la gravité bienveillante de ses nouveaux concitoyens, et pour l’atmosphère sereine de leur cité, au point que notre héros se laisse emporter à constater: "En fait hors de cet endroit, personne ne connaît la vie dans sa vérité, ni dans cette vie la joie de vivre." (p. 37)

Et pourtant… Quelque soit l’enthousiasme de notre guide, Jarbher ne semble pas pouvoir faire exception au proverbe selon lequel toute médaille doit avoir son revers. L’envers de la ville si ordonnée se révèle en l’occurence un véritable gouffre poussant son dédale sous ses rues, ouvrant sur la mer et ses flots grondants et peuplé de créatures étranges. Et à mesure que le temps passe et que les premiers mois d’apprentissage et de découverte cèdent le pas à une période de stagnation, à ce moment où le visiteur comprenant qu’il ne peut pas pénétrer plus avant l’esprit du lieu et de ses habitants, achoppe sur le caillou de l’incommunicabilité, cette face cachée s’impose comme une véritable obsession pour notre héros, et comme le révélateur des métamorphoses que subit sa personnalité, à chaque jour plus incertaine, sous les effets conjugués de l’exil et de la solitude.

L’argument des "Terrasses d’Orsol" est au fond aussi simple que cela. C’est le récit, sous une forme extrêmement élaborée et poétique, et que des commentaires de l’auteur - que seul  distingue l’usage de l’italique - viennent encore régulièrement recadrer, de la transformation d’un homme déraciné qui perd insensiblement ses repères, sa mémoire et, enfin, jusqu’à ce qui fait le cœur de son identité. Un récit allégorique où le lecteur finit, il faut bien l’avouer, par se perdre à son tour à mesure que ses fondements-mêmes - les émotions du héros et son expérience de l’exil - se trouvent dissimulés sous les voiles d’une songerie de plus en plus fluctuante, noyée de métaphores et de symboles au sens de plus en plus incertain. C’est un récit, enfin, dont la conclusion, brutale et hallucinée, laisse penser que l’auteur lui aussi en a quelque peu perdu le fil, nous livrant, plutôt qu’un roman dans les règles de l’art – et qu’y a-t-il d’étonnant à cela puisque Mohammed Dib était aussi poète, et peut-être même était-il poète avant d’être romancier? -, un long, un très long poème, reflet d’une expérience si personnelle, intime et incommunicable qu’elle ne cesse de lui échapper en dépit de tous ses efforts pour la fixer sur le papier.

Extrait:

"Je touche le parapet de pierre blanche, je m’y tiens. Il m’arrive à la taille. Je me plonge dans la contemplation de l’océan. A croire que je suis venu pour ça. Mais c’est que toute la lumière est là, liquéfiée. Un infini de lumière et il déroule ses lourds plis brillants, ne cesse de se mouvoir, de se rapprocher sans jamais arriver. Médusé par ce spectacle Il était partagé entre ce qu’il voyait dehors, cette lumière, cette malédiction, et ce qu’il voyait en dedans, le même lumière, la même malédiction, je reste là. Malgré moi pourtant mes yeux se mettent à chercher, à fureter, vont d’un coin à un autre, entreprennent ce pour quoi je suis de retour en ces lieux. Et que fait l’océan pendant ce temps, il joue. Je le considère, intrigué mais à moitié seulement, étonné mais seulement à moitié : à quel jeu joue-t-il?Il appelle, dirait-on, n’en finit pas d’appeler. Qui pourrait-il appeler, ou quoi?Attirer l’attention, c’est ce qu’il veut? Il fixe sur moi des yeux presque humains, des yeux par milliers, il en est couvert, je ne me vois pas scruté par cette folle quantité d’yeux épars. Ou il essaye de calmer, d’endormir en lui quelque chose qui le travaille et il laisse aller ses regards dans tous les sens, c’est ça, une chose qui demeurera toujours inconnue de nous." (pp. 13-14)

"Les Terrasses d’Orsol" constitue le premier volet d’une trilogie nordique qui fut inspirée à Mohammed Dib par plusieurs longs séjours en Finlande, et qui se poursuit avec "Le Sommeil d’Eve" et "Neiges de marbre". Vous trouverez également, dans mon chapeau, un billet consacré au "coeur insulaire"

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