"Des instants d’inspiration furieuse, des moments de grâce perverse"
"Sylvia" de Leonard Michaels
4 ½ étoiles
Christian Bourgois, 2010, 150 pages, isbn 9782267020618
(traduit de l’Anglais par Céline Leroy)
A l’été 1960, Leonard Michaels vient à peine d’abandonner la thèse de doctorat qu’il préparait à Berkeley, et de regagner New York, lorsqu’il fait la connaissance de Sylvia Bloch. Quelques heures suffiront pour que les deux jeunes gens tombent dans les bras l’un de l’autre, pour que Sylvia rompe avec son petit ami du moment et invite Leonard à la suivre à Havard où elle doit passer le trimestre d’été. Leonard notera alors, non sans une pointe d’inquiétude: "J’étais surtout frappé de l’efficacité de Sylvia, avec quelle rapidité elle avait remplacé un homme par un autre. Est-ce que cela m’arriverait aussi? Bien sûr que oui, mais pour l’instant elle était étendue à mes côtés et l’incertitude cruelle de l’amour n’était encore qu’une idée, une saveur capricieuse, le doux chagrin d’une nuit d’été." (p. 30)
Leonard était pourtant bien loin de prévoir, à ce moment, ce que devait devenir sa vie commune avec Sylvia: une vie marquée par des disputes de plus en plus violentes et aux prétextes les plus ténus, ce dont témoigne ce bref échange qu’il retranscrira bien plus tard dans son journal intime : "Sylvia apparaît à la porte de mon bureau. « Je ne supporte pas le bruit de ta machine à écrire.
- Je vais faire le moins de bruit possible.
- Ça ne changera rien. Tu existes." (p. 102)
Une vie, en résumé, où "Il y avait des instants d’inspiration furieuse, des moments de grâce perverse." (p. 55) Une vie où le jeune homme se trouve bien vite dépassé par les événements, perdu au point de ne pas savoir qu’il l’était, mais sans cesser pour autant de se vouloir écrivain, sans cesser de rechercher, avec une obstination qui force le respect, le temps et l’espace nécessaires à l’écriture.
Dans ce roman à l’inspiration autobiographique avouée, où Leonard Michaels se retourne, à trente ans de distance, sur son premier mariage auquel le suicide de son épouse, en janvier 1964, était venu apporter une conclusion tragique, ce n’est pas tant l’intensité des émotions mises en jeu, si douloureuses soient-elles, qui suscite l’admiration que la maîtrise et la sobriété de l’expression. Et surtout l’intelligence avec laquelle l’auteur réussit à nous replonger dans ses états d’âme de l’époque, sans les juger mais en y apportant toute la compréhension qu’il n’en possédait pas alors, aveuglé qu’il était par son manque d’expérience, par son désir de bien faire aussi, de se comporter honorablement et donc de ne pas abandonner une jeune fille orpheline et livrée à elle-même, fut-elle affligée d’une personnalité hautement instable: "Si je ne voulais pas épouser Sylvia, je n’avais pas le droit de penser que je ne le voulais pas, ne pouvais pas m’autoriser à le savoir. Chez moi, tout procédait de la morale, chaque pensée, chaque sentiment. En additionnant deux et deux, une espèce de certitude morale accompagnait le chiffre quatre." (p. 67) Et au moment de refermer ce roman d’une haute tenue tout à la fois humaine et littéraire, on ne peut que remercier les éditions Christian Bourgois de nous avoir enfin permis, en cette année 2010 qui vient de s’achever sous le signe d’une vraie déferlante Raymond Carver, de découvrir cet autre excellent auteur américain.
Extrait:
"Sylvia a découvert en moi une maladie sentimentale handicapante. Nous l’alimentions chacun à notre façon. Je n’étais pas gentil, pensais-je, alors qu’elle était un précieux mécanisme dont les ressorts et les engrenages avaient été brutalement endommagés par le chagrin. Cette peine lui donnait accès à la vérité. Si Sylvia disait que j’étais méchant, elle avait raison. J’en ignorais la raison, mais c’était parce que j’étais méchant, aveuglé par la méchanceté." (p. 55)