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Dans mon chapeau...
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10 février 2010

"Où étaient les mots pour le dire?"

"Le vent qui siffle dans les grues" de Lídia Jorge51BQjlBXiQL__SL500_AA240_
4 étoiles

Métailié/Suite portugaise, 2009, 439 pages, isbn 9782864246794

(traduit du Portugais par Geneviève Leibrich)

Milene a l'esprit lent, très lent, "un cerveau voué à ne jamais embrasser la totalité" (p. 251), incapable d'à la fois ressentir les choses et trouver les mots pour les dire. Mais elle a aussi le coeur au bon endroit. Et en cette fin d'été caniculaire, alors que dona Regina Leandro, sa grand-mère qui avait toujours pris soin d'elle, vient de mourir, ses oncles et ses tantes se retrouvent inéluctablement partagés entre l'irritation que suscitent en eux les limites intellectuelles de leur nièce - causes pour eux de bien des soucis si elles font aussi de la jeune fille une proie facile à leur rapacité - et un respect dont ils se défendent tant bien que mal pour "sa logique sans logique, sa sagesse dénuée de science, son intuition proche de la raison, mais éloignée de son axe central (...), quelque chose d'indéfinissable chez les êtres humains, de réfractaire à la connaissance, d'inaccessible à la parole (...), une chose au-delà des mots et des vies ordinaires." (p. 430)

C'est que pendant ces ultimes semaines de grande chaleur, puis les longs mois où la famille de Milene se cherche un nouvel équilibre suite à la disparition de l'aïeule, le regard de la jeune fille, ce ressenti qu'elle peine à dire mais que Lídia Jorge nous restitue au plus serré, d'une écriture sensuelle et maîtrisée - et surtout la chaleur qu'elle trouve auprès des Mata, véritable tribu cap-verdienne à laquelle dona Regina avait loué les bâtiments de l'ancienne conserverie qui avait autrefois assuré la fortune de sa famille - agissent comme un révélateur de la dureté des siens, tellement préoccupés de préserver leur statut, et de ne pas rater le train du développement immobilier d'une côte encore sauvage. Les paysages âpres et magnifiques de l'Algarve, parcourus par le vent et les embruns marins, inondés de toutes les couleurs des musiques cap-verdiennes, offrent d'ailleurs un écrin aussi superbe que menacé à ce récit tout à la fois implacable et lumineux d'un drame, étouffé en définitive sous une lourde chape de silence.

Extrait:

"Si Milene pouvait, elle ne demanderait rien à personne, elle ne dirait rien à personne, elle ferait seulement ce que la nature et la vie exigeaient d'elle. Le monde était à parachever, la vie à construire, à nettoyer, à mettre en ordre, à conserver et à servir. Si elle pouvait. Mais elle ne pouvait pas, elle ne se trouvait pas assez dégourdie. En revanche, elle pouvait ne pas ajouter de mal ni de ténèbres là où elle savait qu'il y en avait déjà. Elle pouvait ne pas contribuer à créer de la douleur. Elle ignorait ce qu'était le mal, mais elle savait ce qui faisait mal. Du mal elle connaissait les effets, pas les racines. Même si elle ne pouvait pas le dire. Car si elle avait des mots, elle pensait à autre chose et ne ressentait plus tout cela. Elle aurait voulu être lucide, elle aurait voulu que sa tête soit illuminée de part en part, qu'y règne la clarté et l'intelligence, mais elle savait qu'il n'en était pas ainsi. Dans sa tête, comme sur une piste d'autos-tamponneuses, les néons s'éteignaient et s'allumaient par intermittence, avec des intervalles, des zones remplies d'ombre, des cratères de non-sens. Quand certaines zones s'éclairaient, d'autres plongeaient dans l'obscurité. Un cerveau voué à ne jamais embrasser la totalité. Où étaient les mots pour le dire?" (p. 251)

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