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Dans mon chapeau...
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9 septembre 2010

Lumière blafarde sur la lagune vénitienne

51WRDWB3EJL__SL160_"San Clemente",
Documentaire de Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber

Contant les destinées de deux frères dont la vie se trouve bouleversée par leur rencontre avec une adolescente évadée d'un hôpital psychiatrique, "La Meglio Gioventù" de Marco Tullio Giordana m'avait permis de me familiariser avec trente années de l'histoire italienne et notamment - une page parmi d'autres, mais qui pesait de tout son poids sur la vie des deux frères - avec la réforme en profondeur dont firent l'objet les institutions psychiatriques de ce pays dans les années 1970-1980. Et ce documentaire, filmé avec des moyens extrêmement réduits par Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber en 1980 à San Clemente, petite île de la lagune vénitienne, m'y a replongé tout droit.

San Clemente accueillait depuis 1880 l'asile d'aliénés de Venise, mais au moment où Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber décident d'y planter leur micro et leur caméra, les patients les moins atteints venaient d'être transférés vers un nouvel hôpital et un nouveau projet thérapeutique, à Venise même, ne laissant plus sur l'île que les cas les plus lourds et un personnel médical parfois fraîchement engagé et dont la bonne volonté n'a d'égal que la totale impuissance à "soigner" - de quelque façon que ce soit - des malades partis bien trop loin dans leurs mondes intérieurs et depuis bien trop longtemps. Malgré les efforts visibles du personnel et des familles, malgré les changements en cours et malgré la poésie brumeuse qui se dégage de certaines images, "San Clemente" a quelque chose de désespérant. Beau. Mais désespérant.

"San Clemente" était projeté au cinéma Arenberg dans le cadre du festival Ecran total, l'événement incontournable des étés bruxellois.

Article dans Les Inrockuptibles

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23 septembre 2010

Les troubles de l’indépendance (2)

“A la courbe du fleuve” de V.S. Naipaul56497505
4 étoiles

Robert Laffont/Bouquins, 2009, pp. 403-636, isbn 9782221112038

(traduit de l’Anglais par Gérard Clarence)

Un pays non-identifié d’Afrique orientale sombrant dans une période de rivalités tribales, de troubles et de destructions au lendemain de son accession à l’indépendance, telle était déjà à peu de choses près la toile de fond de “Dans un état libre”. Mais, dans ce court roman publié huit ans avant “A la courbe du fleuve”, le regard adopté – celui des deux héros anglais, Bobby et Linda – restait délibérément extérieur à la vie africaine, ne reflétant au bout du compte que les rancœurs et les tensions accumulées entre colonisés et colonisateurs, l’image d’un gigantesque chaudron prêt à exploser, au cœur d’une nature d’une beauté somptueuse. A l’inverse, cédant ici la parole à Salim, jeune homme issu d’une famille de négociants indiens établis depuis des siècles sur la côte et dont la vie s’est au fil des générations intimement mêlée à la vie de ce pays d’Afrique, V.S. Naipaul nous propose un point de vue radicalement différent – et à mes yeux infiniment plus passionnant – sur l’échec des décolonisations africaines.

Eduqué dans le collège britannique de sa ville natale, Salim s’y est familiarisé avec la sensibilité historique européenne, et avec une attention au passé étrangère à la culture africaine ou même à la culture de sa famille: “Nous savions au fond de nous que nous étions un très vieux peuple; mais nous n’avions, semble-t-il, aucun moyen d’évaluer le passage du temps.” (p. 412). Etabli dans une petite ville de l’intérieur, à la courbe du grand fleuve qui est la colonne vertébrale du pays, où il se trouve témoin de l’alternance de tempêtes et d’accalmies qui suivent l’indépendance, Salim se montre par conséquent tout à fait capable de prendre du recul, de replacer les événements dans un cadre plus large et de les analyser, et cela d’autant mieux qu’il côtoie tout aussi volontiers des étrangers venus enseigner au Domaine, la nouvelle école destinée à former les futurs serviteurs de l’Etat – une nouvelle élite nationale -, ou des africains de souche que les autres membres de sa communauté de commerçants indiens.

Mais si Salim est bien à même de se placer en dehors du cyclone, de l’observer de l’extérieur et de nous livrer le fruit de ses réflexions, il est aussi, et pleinement, dedans, car après tout, il fait bel et bien partie de cette population qui s’efforce à travers vents et marées de continuer à “durer”, de vivre jour après jour dans un monde instable et d’y satisfaire ses besoins quotidiens. Et sa familiarité avec les us et coutumes des populations africaines de souche, avec Metty, son serviteur noir, ou avec le jeune étudiant Ferdinand, l’incite à leur égard à une empathie dont Raymond, l’historien blanc qui dirige le Domaine, se révèle quant à lui bien incapable, lorsqu’il s’efforce de retracer les temps du commerce des esclaves et les actions des missionnaires contre ce trafic: “Raymond donnait les noms de tous les villages de la liberté qui avaient été fondés. Puis, citant et recitant des lettres et des rapports d’archives, il essayait de préciser la date où chacun avait disparu. Il n’indiquait aucune raison et il n’en cherchait pas: il citait simplement les rapports des missionnaires. Il semblait bien ne jamais être allé dans les endroits dont il parlait. Il n’avait pas cherché à parler à qui que ce soit. Pourtant, une conversation de cinq minutes avec quelqu’un comme Metty qui, malgré son expérience de la côte avait voyagé plein de terreur à travers l’étrangeté du continent, lui aurait appris que l’ensemble de ce pieux projet était cruel et très ignorant, qu’établir quelques personnes sans protection sur un territoire inconnu revenait à les exposer aux attaques et à l’enlèvement, pour ne pas dire pire. Mais Raymond ne paraissait pas s’en douter.” (p. 555) Alors, au final, “A la courbe du fleuve” peut certes nous proposer une vision de la décolonisation africaine qui est tout aussi pessimiste et implacable que celle qui se faisait déjà jour dans “Dans un état libre” mais c’est bien ce regard de Salim – tout à la fois extérieur et impliqué, dehors et dedans – qui rend ce roman tellement plus complexe, plus riche et passionnant que son prédécesseur…

Extrait:

“Ne croyez pas que ça va mal seulement pour vous. Ça va mal pour Prosper, mal pour l’homme à qui on a donné votre magasin, mal pour tout le monde. Personne ne va nulle part. Nous allons en enfer et chacun le sait au fond de lui. On nous tue. Rien n’a de sens. C’est pourquoi tout le monde veut faire de l’argent et s’en aller. Mais où ? C’est ce qui affole les gens. Ils ont l’impression que l’endroit où ils peuvent se réfugier est perdu. J’ai commencé à avoir la même impression quand je faisais mon apprentissage dans la capitale. J’ai senti que l’on se servait de moi. J’ai compris que j’avais acquis de l’instruction pour rien. J’ai compris qu’on s’était moqué de moi. Tout ce que l’on me donnait ne m’était donné que pour me détruire. J’ai commencé à me dire que je voulais redevenir un enfant, à oublier les livres et tout ce qui avait rapport avec eux. La brousse marche toute seule. Mais il n’y a nulle part où aller. J’ai fait un tour dans les villages. C’est un cauchemar. Tous ces aéroports qu’il a construits, que les compagnies étrangères ont construits… on n’est à l’abri nulle part maintenant.” (p. 631)

D'autres livres de V.S. Naipaul, dans mon chapeau: "Le regard de l'Inde", "Dans un état libre", "Among the believers - an islamic journey" et "L'énigme de l'arrivée".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture, où V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010.

17 août 2010

Des racines oubliées

"Le regard de l’Inde" de V.S. Naipaul418ubF6pOXL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Grasset, 2010, 105 pages, isbn 9782246751519

(traduit de l’Anglais par François Rosso)

Lors de ma lecture de "L’Inde, un million de révoltes", l’essai monumental que V.S. Naipaul a consacré à la terre de ses ancêtres, j’ai été profondément marquée par le mélange, passionnant mais parfois inconfortable, de familiarité et d’étrangeté qui imprégnait son regard sur le pays de ses racines. Un pays que ce petit-fils d’émigrés indiens à Trinidad n’a découvert qu’à l’âge de trente ans. Et tout justement, "Le regard de l’Inde" revient plus en détails sur ce que V.S. Naipaul connaissait de ce pays avant de pouvoir s’y rendre en personne: une vision sans aucun doute très fragmentaire qui s’alimentait à une histoire familiale elle-même tronquée car ainsi que nous le confie l’auteur, "Je connais mon père et ma mère, mais je ne peux aller au-delà. Mon ascendance est brouillée. Mon père a perdu son père lorsqu’il était encore bébé. Telle est l’histoire qui m’est parvenue, et tout ce qui remonte si loin n’est qu’une histoire de famille, sujette à des enjolivures ou à l’invention pure et simple, si bien qu’on ne saurait s’y fier." (p. 9)

Entre les premières migrations de travailleurs indiens vers Trinidad, dans les années 1880, et les premiers pèlerinages des descendants des émigrants au pays de leurs origines, dans les années qui suivirent la deuxième guerre mondiale, tout un pan de mémoire s’est perdu que V.S. Naipaul, suivant l’exemple de son père, a tenté de retrouver à travers ses lectures. "Le regard de l’Inde" passe ainsi, presque brutalement, de l’évocation de souvenirs familiaux à l’exercice de la critique littéraire portant tout particulièrement sur les autobiographies de Rahman Khan - un ouvrier indien émigré au Surinam, et dont la trajectoire est sans doute comparable à celle des grands-parents de V.S. Naipaul – puis de façon à première vue plus surprenante, du Mahatma Gandhi et de son compagnon du combat pour l’Indépendance, Nehru, trois sources auxquelles V.S. Naipaul s’est nourri pour se forger une image de l’Inde – on l’a dit - décidément très fragmentaire. L’ensemble peut paraître des plus disparates, et "Le regard de l’Inde" du même coup quelque peu décousu. Mais ce n’en est pas moins un bon complément à la lecture de "L’Inde, un million de révoltes" auquel il offre en quelque sorte un point de départ.

Extrait:

"La première migration, depuis l’Inde, avait eu lieu entre 1880 et 1897. Je suis né en 1932. La plupart des adultes que j’ai connus dans mon enfance devaient se souvenir de l’Inde.. Mais on n’en parlait jamais. Ceux qui finirent par en parler, huit ou dix ans après ma naissance, appartenaient à la nouvelle génération, éduqués à la nouvelle mode, et leur discours était politique : il évoquait le mouvement de libération et le nom de ses héros. L’Inde du mouvement de libération, un pays dont parlaient les journaux, semblait étrangement distincte de l’Inde plus domestique et plus intime d’où nous étions venus. De cette Inde-là, nous n’entendions rien dire.
Non que nous ayons oublié ou voulu oublié, en tant que colons, d’où nous venions. Au contraire. L’Inde de nos origines ne se laissait pas oublier. Elle imbibait nos vies, notre religion, nos rites, nos fêtes, une grande partie de notre calendrier sacré, et jusqu’à nos idées sur la société; l’Inde continuait de vivre en nous, même quand nous commençâmes d’en oublier la langue. C’est peut-être à cause de cette persistance complète de l’Inde que nous ne pensions jamais à demander des nouvelles du pays à des gens venus de là-bas et dont les souvenirs devaient être assez frais. Et quand nous perdîmes cette notion d’entièreté et qu’un nouveau sentiment de l’histoire nous conduisît à nous interroger sur les circonstances de notre migration, il était trop tard. Beaucoup des personnes âgées que nous aurions pu questionner sur leur vie là-bas étaient mortes (…)"
(pp. 18-20)

D'autres livres de V.S. Naipaul, dans mon chapeau: "Dans un état libre", "A la courbe du fleuve", "Among the believers - an islamic journey" et "L'énigme de l'arrivée"

V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010, sur Lecture/Ecriture.

11 juin 2010

Rock'n roll et rose bonbon

18612765"Marie-Antoinette" de Sofia Coppola,
avec Kirsten Dunst et Jason Schwartzman

Déjà diffusé sur Canvas (télévision belge flamande) il y a de cela quelques semaines, le dernier film en date de Sofia Coppola est à nouveau programmé ce vendredi (11 juin) sur La deux-RTBF et ce dimanche (13 juin) sur France 3. Mais comment dire? Présenté comme l'adaptation de l'ouvrage consacré à la reine Marie-Antoinette par la biographe britannique Antonia Fraser, le "Marie-Antoinette" de Sofia Coppola s'apparente bien plus à une soupe-opéra rock'n roll et rose bonbon qu'à une biographie filmée en bonne et due forme à l'instar de ce que Saul Dibb avait réalisé avec "The Duchess".

Au long d'un interminable défilé de costumes somptueux, de froufrous, de dentelles et de perruques poudrées plus extravagantes les unes que les autres, les acteurs engagés pour ressusciter le Versailles des années 1770 à 1789 s'agitent à qui mieux mieux sur un fond sonore de musique rock alternative où quelques éclats des oeuvres de Rameau ou de Vivaldi semblent s'être irrémédiablement perdus. Les grandes comédies musicales sauce Broadway ne sont pas très loin, l'émotion en moins car d'émotion, non, vraiment, je n'en ai pas ressenti le plus petit frisson en dépit des efforts - vains il faut bien le dire - de Kirsten Dunst pour nous restituer les chagrins et les frustrations d'une jeune femme qui, si elle a beaucoup cherché à s'étourdir, fut au fond plutôt malheureuse.

Bref, autant j'ai apprécié "The Virgin suicides" et surtout "Lost in translation" (que j'ai  pris plaisir à revoir à plusieurs reprises), autant ce "Marie-Antoinette" noyé de crème et de sucre glace me semble décidément très dispensable... Alors, pourquoi ne pas plutôt passer la soirée en compagnie d'un bon livre?

3 novembre 2010

“Les travaux et les jours”

“L’énigme de l’arrivée” de V.S. Naipaul51lfw4m7FuL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

in “Œuvres romanesques choisies”, Robert Laffont/Bouquins, pp. 637-928

(traduit de l’Anglais par Suzanne Mayoux)

“J’avais beaucoup écrit, accompli un travail d’une grande difficulté; j’avais travaillé sous pression pratiquement depuis que j’avais quitté l’école. Avant d’écrire, il avait fallu apprendre; l’écriture m’était venue lentement. Avant cela j’avais été à Oxford; encore avant, au collège où je m’étais préparé pour décrocher la bourse d’étude à Oxford. La carrière d’écrivain ne consistait pas en un état – de compétence, de réussite, de notoriété ou de satisfaction – auquel on parviendrait, et dans lequel on demeurerait. Il existait une angoisse particulière liée à cette carrière: quel que fût le labeur à fournir pour chaque œuvre d’écriture, quels qu’en fussent les défis de créativité ou les satisfactions, le temps m’en avait chaque fois éloigné. Et, à mesure que le temps passait, l’œuvre déjà accomplie me donnait l’impression de se rire de moi, elle semblait appartenir à une époque de vigueur, désormais révolue. Le sentiment du vide, l’agitation me reprenaient; et il me fallait une fois de plus, en puisant dans mes seules ressources, entreprendre un nouveau livre, me consacrer à nouveau à ce processus dévorant.” (p. 719)

Tel est tout justement l’état d’esprit de V.S. Naipaul lorsqu’il s’installe vers la fin des années 1960 dans un petit hameau du Wiltshire, un de ces lieux où l’on croirait volontiers – et bien à tort – qu’il ne se passe jamais rien. Il vient alors d’essuyer une sévère déconvenue, son dernier manuscrit – un ouvrage consacré à son île natale de Trinidad – ayant été refusé par l’éditeur qui l’avait commandé. Il ne lui reste plus alors qu’à se remettre au travail, et à écrire un nouveau livre, qui devait devenir “Dans un état libre”: “un livre violent, non pas dans ses péripéties mais dans ses émotions. C’était un livre sur la peur. Cette peur étouffait toute plaisanterie. Et le brouillard qui régnait sur la vallée pendant que j’écrivais, la nuit qui tombait tôt dans l’après-midi, le fait de ne rien connaître des lieux où je me trouvais, bref toute l’incertitude qui émanait pour moi de la vallée, je la transposai sur mon Afrique.” (p. 718)

Cherchant un refuge où écrire dans le calme et la tranquillité, V.S. Naipaul découvre ainsi la campagne anglaise près de dix ans après avoir posé pour la première fois le pied sur le sol britannique. Au fil des saisons, il en apprivoise petit à petit les beautés, en assimile le vocabulaire, les noms des plantes et des animaux. Il noue des relations de bon voisinage, avec Jack, avec Mr et Mrs Phillips, avec Pitton le jardinier, et pousse lentement ses racines dans ce coin de campagne paisible. Il se fait sensible enfin au changement continuel qu’impose à un environnement devenu familier le passage des années. Et c’est peut-être tout justement dans ce mariage poignant de la beauté et de la fragilité que réside un des grands charmes de ce livre.

Récit autobiographique, certes, mais plus sûrement texte inclassable, “L’énigme de l’arrivée” – titre donné par Guillaume Appolinaire à un tableau de jeunesse de Giorgio de Chirico, auquel V.S. Naipaul l’a emprunté à son tour – mêle donc une lente méditation sur les effets du passage du temps à un retour de l’auteur sur le parcours qui a mené un jeune garçon dont la connaissance du monde était purement livresque et terriblement abstraite, - sa perception du Londres des années 1950 entièrement conditionnée par ses lectures de Dickens – à trouver sa voix et à réunir en lui l’homme et l’écrivain, ce qui n’est jamais que le début d’un autre voyage, l’œuvre accomplie s’effaçant devant celle encore à écrire. L’énigme de l’arrivée étant peut-être tout simplement que, vivant, on n’arrive jamais nulle part: “Le thème c’était la mort ; elle avait peut-être été là tout au long. La mort et la manière de se comporter face à elle, tel était le thème de l’histoire de Jack.” (pp. 919-920).

Faut-il dès lors encore préciser que ce livre étrange, poignant et magnifique est un jalon indispensable dans l’œuvre de V.S. Naipaul?

D'autres livres de V.S. Naipaul dans mon chapeau: "Le regard de l'Inde", "Dans un état libre", "A la courbe du fleuve" et "Among the believers: an islamic journey".

V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010 sur Lecture/Ecriture.

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1 novembre 2010

Infernale mais adorable… à moins que ce ne soit l’inverse!

"Miss Annie" de Flore Balthazar et Frank Le Gall
3 ½ étoiles

Dupuis, 2010, 78 pages, isbn 9782800146584 41fHucfanTL__SL500_AA300_

"Flore Balthazar dessine. En face, Frank Le Gall écrit. Entre les deux, Miss Annie, jeune chatte, court après les gommes. Les deux premiers racontent les aventures de la troisième." Telle est Miss Annie vue par son éditeur, présentation qui a le mérite de n’en révéler ni trop ni trop peu.

Heureux propriétaires d’une petite diablesse en fourrure noire, Flore Balthazar et Frank Le Gall ont donc eu l’idée de nous raconter son histoire, d’en tirer selon les propres termes qu’ils ont placés dans la bouche de leurs alter ego de papier, "une petite chose charmante et sans prétention". Moitié vécu – les griffes qu’un petit monstre s’aiguise sur le tissu des fauteuils, la poubelle de la cuisine renversée… -, moitié imagination – l’affection de Miss Annie pour Keshia, la petite souris, ou son amitié avec Zénon, le vieux matou philosophe, et l’élégante Mademoiselle Rostropovna, le territoire qu’il leur faut défendre -, Flore Balthazar et Frank Le Gall nous restituent un monde à hauteur de chat. Une vision rafraîchissante, désopilante parfois, et souvent bien mignonne. Une petite chose sans prétention, peut-être. Charmante, assurément. Le temps de rire un peu. Et de sourire beaucoup…

Extrait:

Miss_Annie

(p. 12)

21 décembre 2010

"Une comédie de l’âme allemande", vraiment?

"Avant la retraite" de Thomas Bernhard41I91pA0n2L__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Editions de l’Arche, 2007, 137 pages, isbn 9782851810663

(traduit de l’Allemand par Claude Porcell)

Sous-titré "une comédie de l’âme allemande", "Avant la retraite" nous immerge dans le huis-clos oppressant qu’est la vie de Rudolf Höller, de ses sœurs Vera - avec laquelle il entretient une relation incestueuse - et Clara – que les blessures qu’elle a encourues pendant un bombardement ont clouée dans un fauteuil roulant -, et de leur bonne sourde-muette... Certainement pas par hasard, ainsi que le constate Vera :

"Une qui entendrait et qui parlerait
serait mieux naturellement d’une part
mais d’autre part il est bon
qu’elle ne puisse pas entendre
ni parler
c’est là-dessus que tout repose
qu’elle n’entende pas
et ne parle pas
imagine
qu’elle parle
et qu’elle entende."
(pp. 11-12)

Ancien SS et commandant d’un camp de prisonniers, Rudolf a échappé aux procès de l’après-guerre grâce à de faux papiers qui lui avaient été fournis par Himmler. Devenu par la suite juge dans sa ville natale, une fonction qu'il est à présent sur le point de quitter, atteint par la limite d'âge, il célèbre depuis lors chaque 7 octobre l’anniversaire de son sauveteur, et cela comme de bien entendu dans la plus stricte intimité. La comédie de l’âme allemande annoncée par le sous-titre apparaît dès lors comme celle d’un esprit imprégné d’un antisémitisme irréductible car "telle est la nature allemande" (p. 40), sans que les protestations de Clara - ses convictions politiques sont diamétralement opposées à celles de sa sœur et de son frère dont elle est par ailleurs dépendante - puissent y changer quoi que ce soit. Portrait-charge – mais on a connu Thomas Bernhard plus virulent -, comédie ou drame, "Avant la retraite" m’a en tout cas semblé curieusement privé d’enjeu, une longue suite de confrontations certes non dénuées de brio mais d’autant plus artificielles que leurs protagonistes ne sont que trop conscients d’y jouer un rôle écrit d’avance, obéissant à des règles précises encore que mystérieuses.

Extrait:

"Mais ce dont il s’agit
C’est de perfectionner
le rôle que nous jouons
parfois nous ne comprenons pas cela nous-mêmes
alors nous sommes plongés dans le malaise
mais nous savons exactement ce que nous avons à faire
Toi c’est avec le fauteuil roulant
c’est au moins aussi cruel
que moi avec Rudolf
Nous ne pouvons pas faire autrement
nous nous mentons
mais que c’est beau en fin de compte
ce que nous faisons
en le jouant
et ce que nous jouons
en le faisant
Contrevenir à nos lois
n’est plus possible"
(p. 42)

Un autre livre de Thomas Bernhard, dans mon chapeau: "Un enfant", "Maîtres anciens", "Le naufragé" et "Des arbres à abattre".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Thomas Bernhard était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2010.

6 décembre 2010

"Oui, les femmes fantasment aussi – et heureusement!"*

"Infrarouge" de Nancy Huston41cqlFBNjYL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2010, 315 pages, isbn 978274279107

Rena Greenblatt est photographe. Reporter sur tous les fronts de l'actualité mais aussi artiste et comme telle, elle a fait de la photographie infrarouge sa marque de fabrique, tout à son désir de découvrir ce qui se cache derrière la peau dénudée de ses amants de passage, ou selon ses propres termes: "Vingt ans déjà que je privilégie ce côté-là du spectre – le côté spectral justement, fantomatique, onirique -, les ondes courtes, de plus en plus courtes, invisibles à l'oeil nu, là où la lumière commence à se muer en chaleur. Je me sers de ma caméra pour me glisser sous la peau des gens. Faire ressortir les veines, le sang chaud, la vie qui court en chacun de nous. Révéler leur aura invisible, les traces qu'a laissées le passé sur leur visage, leurs mains, leurs corps. Explorer, dans les paysages ruraux ou urbains, le détail hallucinant des ombres. Transformer le fond en forme et la forme en fond. Mettre l'immobile en mouvement comme ne saurait le faire aucun film." (p. 66)

Sa vie très remplie ne lui laisse donc que rarement le temps de prendre des vacances, et ce n'est que poussée par un vague sentiment d'urgence – la vieillesse et son cortège d'empêchements de plus en plus prégnants – qu'elle s'est enfin résolue à se libérer pour passer une semaine en Toscane avec son père, Simon, et Ingrid, la seconde épouse de ce dernier. Mais entre un employeur qui la rappelle soudainement en France, pour fixer sur la pellicule les révoltes de la banlieue parisienne en ce mois d'octobre 2005, et les petites contrariétés ou grandes déceptions du voyage, rien ne se passe comme prévu. Les relations de notre héroïne avec son père et sa belle-mère sont souvent tendues, laissant Rena bien plus seule, au cours de ces vacances familiales, qu'elle ne le prévoyait: seule avec ses souvenirs – souvenirs de sa mère qui un jour sortit brutalement de sa vie et de celle de Simon pour n'y plus revenir, souvenirs de son frère aîné auquel la relie un lien compliqué mais pourtant indéfectible d'amour-haine, souvenirs de ses enfants, de ses trois mariages ou encore de ses amours pour le moins tumultueuses, et dont elle a le plus souvent pris l'initiative –, autant d'images qui tournent en boucle dans sa tête et qu'elle ne peut confier qu'à Subra**, son double, son amie imaginaire. Ces vacances tragicomiques se muent donc pour Rena en une occasion inattendue de se retourner sur son passé, ses blessures les plus secrètes et les désirs qu'elle s'est toujours refusée à réprimer, au mépris des conventions, ce qui lui valut de se voir qualifier ça et là, dans la presse ou sur la toile, de prédatrice, qualificatif très exagéré à mon avis, et qu'on n'appliquerait en aucun cas à un homme se comportant de même.

Retraçant d'une plume franche et directe le parcours - parcours toscan mais aussi parcours de vie - de son héroïne, Nancy Huston nous offre avec "Infrarouge" le portrait d'une féministe engagée dont le discours à l'emporte-pièce peut certes être agaçant par moments, mais qui ne nous apparaît pas moins comme un très beau personnage de femme. Une femme de chair et au sang chaud, une femme libre, profondément humaine, et finalement bien plus attachante qu'agaçante.

* (p. 40)
**  Pour la petite histoire, c'est l'anagramme du nom de la photographe américaine Diane Arbus.

D'autres livres de Nancy Huston sont présentés sur Lecture/Ecriture.

30 mars 2011

"Calmement poignant"

Paff1975407640"Le voyage à Tokyo" de Yasujiro Ozu,
avec Chishu Ryu, Chieko Higashiyama et Setsuko Hara

"Ozu, 1953, eight years after the japanese defeat. A slow, stately film that tells the simplest of stories, but executed with such elegance and depth of feeling that I had tears in my eyes at the end. Some films are as good as books, as good as the best books (yes, Katya, I'll grant you that), and this is one of them, no question about it, a work as subtle and moving as a Tolstoy novella."

Paul Auster, "Man in the Dark", Faber and Faber, 2008, pp. 73-74

Du "Voyage à Tokyo", généralement considéré comme le chef-d'oeuvre de Yasujiro Ozu - au grand dam de l'intéressé qui voyait dans ce succès le fruit d'un énorme malentendu -, Paul Auster n'a donc pas hésité à faire l'un des films préférés d'August Brill (héros de son roman "Seul dans le noir") et de sa petite-fille Katya: "une oeuvre aussi subtile et émouvante qu'un roman de Tolstoï". Et comme je comprends l'enthousiasme de ces êtres de papier pour ce film "calmement poignant" (pour reprendre l'avis d'un critique du Nouvel observateur, cité sur la pochette du DVD)!

Ancrant dans le quotidien le plus ordinaire et le plus répétitif une histoire tout simple - Un couple âgé quitte sa petite ville de province pour rendre visite à ses enfants installés à Tokyo, mais seule leur belle-fille Noriko, veuve de leur fils cadet mort à la guerre, se rend vraiment disponible pour eux -, Yasujiro Ozu déploie des trésors de pudeur et de délicatesse pour explorer les relations familiales dans le Japon de l'après-guerre où celles-ci subissent un profond bouleversement. Rien ne lui échappe des sentiments des parents ni des enfants, de leurs ambiguités, de leurs zones d'ombre ou de lumière. C'est véritablement poignant sans que jamais Ozu ne recoure à la moindre esbrouffe, au plus petit effet de manche ou astuce tire-larmes. C'est sans doute un chef-d'oeuvre, n'en déplaise à son auteur. Et cela reste son film le plus aimé, en dépit du passage du temps, car qui pourrait ne pas l'aimer?

 

30 octobre 2010

"Choses qui font battre le coeur..."

51CRHQKV3YL__SL500_AA300_"Sans soleil", suivi de "La jetée" de Chris Marker

Je dois bien avouer, à ma grande honte, que je ne connaissais pas du tout Chris Marker avant de découvrir son nom dans le programme du dernier festival Ecran total. Et pourtant, ce cinéaste né en 1921, actif depuis plus d'un demi-siècle, a tout pour être connu des cinéphiles: assistant d'Alain Resnais sur le tournage de "Nuit et brouillard", écrivain et photographe, il est aussi de plein droit l'auteur d'une filmographie abondante où l'on compte autant de portraits - d'Akira Kurosawa ou d'Andrei Tarkovski - que de documentaires très engagés - traitant de la réception de l'art africain en France, "Les statues meurent aussi", co-réalisé en 1953 avec Alain Resnais, fut censuré pendant plusieurs années à cause de son caractère anti-colonialiste bien affirmé.

Court-métrage de science-fiction, tourné en 1962, "La jetée", qui était proposé à l'Arenberg en deuxième partie de programme, est sans doute son oeuvre la plus connue fut-ce par le biais des films qu'elle a marqués de son empreinte, tels "L'armée des douze singes" de Terry Gilliam. Mais c'est avant tout un film qui ne ressemble à rien d'autre. Plutôt qu'un film, c'est d'ailleurs un roman-photo, constitué d'une série d'images fixes montées à la suite les unes des autres, où les personnages sont joués - mais pas vraiment - par des acteurs qui n'en sont pas et parmi lesquels on reconnaîtra notamment Jacques Ledoux, fondateur du musée du cinéma de Bruxelles et conservateur de la cinématèque royale de Belgique pendant près de 40 ans... Cette forme totalement insolite et originale se trouvant mise au service d'un scénario tout simplement parfait, il est bien difficile de trouver les mots pour dire à quel point les 28 minutes de "La jetée" troublent et fascinent tout à la fois le spectateur qui se trouve embarqué dans leurs voyages temporels.

Etrange essai cinématographique réalisé vingt ans plus tard, "Sans soleil", qui était proposé pour sa part en ouverture de programme, se révèle au fond tout aussi inclassable. Journal de voyage prenant la forme - lancinante, incantatoire - d'une fausse correspondance, journal de voyage où le Japon, ses rituels shintoistes et ses jeux vidéos, se taillent la part du lion, "Sans soleil" s'en va bientôt à la dérive, hésitant entre réalité et fiction, questionnant jusqu'au sens même de ces deux termes, en même temps que la vulnérabilité humaine et la force des souvenirs. Dévidant le fil de ses instants de vie, de ses images tirées des actualités et de ses fêtes de quartier, "Sans soleil" est un film si mouvant - jamais là où on l'attend - qu'il échappe à son spectateur à mesure même qu'il se déroule devant ses yeux. Un objet cinématographique non identifié, donc, dont on retiendra pourtant au terme d'une première vision qu'il est, par sa longue énumération de "choses qui font battre le coeur", sans contestation possible le plus bel hommage - le plus juste et le plus touchant - que le septième art ait jamais rendu aux merveilleuses "Notes de chevet" de Sei Shônagon.

Pour en savoir plus, on peut consulter les fiches consacrées à Chris Marker sur wikipedia ou sur le site de la cinémathèque française.

24 février 2011

L'esprit plutôt que la lettre

19628698_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20101229_095859"Incendies" de Denis Villeneuve,
avec Lubna Azabal, Mélissa Désormaux-Poulin, Maxim Gaudette
et Rémy Girard

Au moment d'adapter au grand écran les "Incendies" de Wajdi Mouawad, Denis Villeneuve a avoué à plusieurs reprises* avoir souhaité réaliser un film où les dialogues seraient réduits au strict minimum. C'est dire à quel point il était prêt à s'écarter de la lettre de la pièce de l'auteur libanais pour en tirer un bon film. Un film où les images auraient toute latitude de nous parler, de nous raconter leur part de l'histoire qui se joue devant nos yeux: cela devrait aller de soi, sans doute, puisque le cinéma est, à la base, un art de l'image, mais dans la masse de la production cinématographique actuelle, combien de cinéastes y a-t-il qui soient capables de proposer à leurs spectateurs des images véritablement chargées de sens? Quel que soit leur nombre, Denis Villeneuve est incontestablement l'un d'entre eux. Et son adaptation d'"Incendies", si elle s'écarte fortement de la lettre du texte de Wajdi Mouawad, tient pourtant la gageure de lui être fidèle en esprit. Servis par des comédiens formidables - Lubna Azabal en tête -, ces "Incendies" ont donc toutes les qualités d'une adaptation réussie, et mieux, d'un vrai grand film, tout simplement.

* voir par exemple cet entretien paru dans Télérama

29 avril 2011

Pour les enfants, petits et grands ;-)

50158"Dragons et princesses" de Michel Ocelot

Réalisateur de ces deux bijoux de dessins animés que sont "Kirikou et la sorcière" et "Azur et Asmar", Michel Ocelot avait fait ses premières armes avec "Princes et princesses", une série de courts-métrages en ombres chinoises: une fille, un garçon et un vieux technicien se retrouvaient dans un cinéma désaffecté pendant six soirées, le temps de jouer pour nous six contes de fées.

Avec "Dragons et princesses", il nous propose sur le même principe une nouvelle série de dix contes, avec un peu plus de moyens techniques, et donc davantage de couleurs dans les décors, mais toujours autant de poésie. On retrouve là toutes les qualités qui font la marque de fabrique de Michel Ocelot. Une vraie réflexion esthétique qui se nourrit aux quatre coins de monde et à tous les temps de l'histoire de l'art, et un imaginaire inépuisable. Du "pont du petit cordonnier"qui nous emmène à Prague au fabuleux conte russe d' "Ivan Tsarevitch et la Princesse Changeante", en passant par l'Afrique du "Garçon Tamtam" ou les Antilles de "Ti Jean et la Belle-sans-Connaître", on se régale d'un bout à l'autre de ces dix nouveaux épisodes. Ce sont dix petites merveilles de fantaisie et de beauté que je ne pourrais trop recommander aux petits enfants. Et aux grands aussi ;-).

10 décembre 2010

Des fenêtres ouvertes...

"Appelle-moi Brooklyn" d'Eduardo Lago412YFwPMmCL__SS500_
5 étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 429 pages, isbn 9782234061583

(traduit de l'Espagnol par André Gabastou)

Sa vie entière, Gal Ackerman l'a passée à noircir page après page, en une tentative désespérée de fixer sur le papier, et de donner un semblant d'ordre, à sa vie ballottée au gré de courants contraires: son propre passé, l'engagement de ses parents dans les brigades internationales puis sa naissance à Madrid en pleine guerre civile, Sacco et Vanzetti, les longues promenades des dimanches de son enfance, en compagnie de son grand-père journaliste et membre de la confrérie des incohérents, un club d'artistes farfelus et secrets, de poètes-de-leurs-vies qui n'auraient pas déparé parmi les shandys* chers au coeur d'Enrique Vila-Matas (lequel se fend d'ailleurs d'une recommandation chaleureuse en quatrième de couverture**), à travers Brooklyn tel qu'aucun autre écrivain n'avait sans doute réussi à le montrer jusqu'ici, véritable cour des miracles, port d'accostage pour marins perdus auxquels le bar du Oakland, plongé dans la pénombre, offre un dernier refuge...

Et plus que tout, sa passion malheureuse pour Nadia Orlov, jeune violoniste d'origine russe à l'indépendance chevillée au corps, Nadia qui aurait tellement souhaité prénommer Brooklyn la petite fille qu'ils n'auront pas ensemble, Nadia dont l'existence seule suffit enfin à justifier la graphomanie de Gal, ainsi que celui-ci le lui confiera un jour: "Un jour, je donnerai forme à ce que j'écris. Je te rendrai par le biais de l'écriture tout ce que tu m'as donné. Je ne savais pas pourquoi j'écrivais, mais maintenant je sais que cela a un sens: pour toi. J'ai pensé écrire quelque chose sur Brooklyn. Je ne sais pas quel genre de livre ce sera, mais je le ferai. Je ne sais pas ce que je cherche, je sais seulement que c'est quelque chose qui se cache derrière les milliers de mots que je ne peux me retenir d'écrire. Je ne sais pas ce que c'est, ce que ça peut être, mais j'aimerais l'exhumer et lui donner forme, uniquement pour toi. C'est pour toi que j'écrirai ce livre, Brooklyn. Brooklyn verra le jour grâce à toi, par ta faute." (pp. 268-269) Confession à laquelle Nadia répondra:
"(...) ça ne dépend pas de toi, Gal, le livre existe déjà, bien qu'il soit encore éparpillé dans les cahiers.
Mais je ne suis pas sûr d'être capable de le récupérer.
En ce cas, quelqu'un le fera pour toi. Tu ne crois pas?"
(p. 30)

Et si improbable que cela puisse paraître, Nadia a raison. "Appelle-moi Brooklyn" s'ouvre en effet sur la scène de l'enterrement de Gal, dans le cimetière danois oublié de Fenners Point. Gal n'est plus là pour nous raconter son histoire, pour tenter de dégager du magma informe de ses innombrables cahiers un monde cohérent et le livre qui le contiendrait, mais son ami Nestor Oliver-Chapman – journaliste et aspirant-écrivain - le fera pour lui. Si bien que "Appelle-moi Brooklyn" n'est pas tant l'histoire de Gal Ackerman, avec ses nombreux tiroirs à secrets, que l'histoire de Nestor s'efforçant d'écrire un livre à partir des abondants matériaux que son ami lui a laissés, tout en affrontant ses propres angoisses, ses doutes et son questionnement personnel face à l'écriture, son pouvoir, ses limites et ses codes traditionnels qui se voient passés à la moulinette. La chronologie est allègrement bousculée, et on ne trouvera pas ici de guillemets ni d'italique pour nous signaler un discours rapporté par un tiers. Eduardo Lago développe son propre système typographique, et au final, seule la logique du fond impose la cohérence de la forme de son premier roman. Tout cela peut paraître très compliqué, et le serait sans doute si la réussite n'était pas si totale et la lecture si fluide et aisée en dépit d'une vraie complexité formelle. Car "Appelle-moi Brooklyn" est non seulement un roman dense et extraordinairement riche, dont chaque page se révèle une fenêtre ouverte sur le mal – à l'égal des carnets de notes de Gal sous les yeux de Nestor – l'amitié, la fatalité ou l'amour, mais c'est aussi un livre où la vie surgit à chaque instant du papier avec une intensité que l'on ne rencontre que rarement. C'est un livre qui happe son lecteur d'entrée pour ne plus le lâcher, le retenant captif - captivé, ému ou surpris plus souvent qu'à son tour - pour son plus grand bonheur. C'est en d'autres mots un roman-monde capable de rivaliser, même s'il recourt à de tout autres moyens, avec le très bel "Argentine" de Serge Delaive.

Extraits:

"Tu m'as mis le cahier sous les yeux et tu m'as invité à l'ouvrir. Son organisation minutieuse a retenu mon attention. Un véritable catalogue des horreurs qu'est capable de commettre l'être humain, quelque chose avec quoi on coexiste en s'en rendant à peine compte, puisque tout est dans le journal. Les monstruosités se répétaient avec une monotonie hypnotique. C'était étrange, très étrange, de faire une chose pareille. Trop de souffrance s'agglutinait dans ces articles. J'ai feuilleté le cahier sans oser le lire, me contentant de survoler les titres. On aurait dit des fenêtres ouvertes sur le mal. La phrase n'est pas de moi, c'est toi qui l'as dite, mais pas à ce moment-là." (pp. 163-164)

* La conjuration littéraire et artistique des shandys parcourt presque toute l'oeuvre d'Enrique Vila-Matas, y ressurgissant à intervalles réguliers à partir de son premier grand succès: "Abrégé d'histoire de la littérature portative".
** "Eduardo Lago, la dernière grande révélation de la littérature espagnole, est un survivant qui appartient à l'étrange race de ceux qui croient encore au pouvoir de la parole écrite. Amour, solitude, amitié et désolation sont au rendez-vous dans ce roman que son solide et émouvant poids vital et culturel rattache à la branche la plus noble de la grande tradition nord-américaine." Et ce n'est sans doute pas par hasard si c'est André Gabastou, traducteur habituel d'Enrique Vila-Matas, qui met ici son talent au service du premier roman d'Eduardo Lago...

30 décembre 2010

Une danse des bas-fonds

"Ego tango" de Caroline De Mulder31aji1cpryL__SL500_AA300_
4 étoiles

Editions Champ vallon, 2010, 217 pages, isbn 9782876735330

"Tout commence vraiment par les chaussures, rangées dans ses sacs exprès, veloutés ou satinés. Nous en changeons sitôt arrivées, laissant loin derrière l’hiver et la lumière basse et le cuir mouillé des jours de semaines. Nous perchons sur nos escarpés de jolies folles, nous nichons à des hauteurs épineuses, nous nous berçons, enlevées. Plus grandes que nous-mêmes, des gamines debout sur une chaise, et les hanches serrées de près, des oiseaux juchés sur des béquilles." (p. 21)

Une libération du poids du quotidien, un autre rapport au corps ou encore une forme d’équilibre. Voilà en peu de mots ce que l’héroïne de ce premier roman très maîtrisé recherchait, plus ou moins confusément, dans la pratique du tango, le tango dont elle nous confie qu’il "était tout ce que je n’étais pas (…)" (p. 34). Mais elle y trouvera pourtant tout autre chose, et c’est bien là le sujet d’"Ego tango": une passion dévorante, une forme de dépendance ou d’addiction - qui n’a rien à envier, sans doute, à celle créée par l’alcool, la cigarette ou l’une ou l’autre poudre délétère -, destructrice, à force.

C’est que sous la plume effilée, et dans la prose rythmée, scandée et palpitante, de Caroline De Mulder, le tango, que l’auteur a elle-même pratiqué intensément pendant quelques années, redevient ce qu’il était aux origines: une danse des bas-fonds, la danse des ouvriers des abattoirs et des bordels, la danse des filles perdues et des mauvais garçons qui les exploitent sans vergogne, un espace où se perdre – peut-être – sans retour.

Extrait:

"Alors toi aussi, un avant et un après (le tango du côté de l’après). Une vraie communion et deux tronçons de vie, dont la seconde censément plus glorieuse. Tous les soirs la même histoire: c’est à se demander ce que je faisais avant. Le tango est une revanche dont je ne peux plus me passer; je me sens grandie d’autant que je fais tourner toutes les têtes. La vraie vie n’existe plus. Rien dehors, ici diosa, ils disent déesse. Je suis ce que j’aurais pu être. Moi qui ai les mains vides et les yeux plus grands que le cœur." (pp. 71-72)

16 mai 2012

L'art et la beauté

"L’Invention de la vérité" de Marta Morazzoni51KIaJCAQvL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2009, 152 pages, isbn 9782742783625

(traduit de l’Italien par Marguerite Pozzoli)

Deux fils s’entretissent au long de ce bref roman: je n’oserais dire deux récits tant l’un comme l’autre sont dépourvus de ce que l’on pourrait qualifier d’intrigue, bien plutôt l’évocation de deux moments éloignés dans le temps mais qui s’offrent l’un à l’autre comme un écho. La création de la tapisserie de Bayeux - broderie sur toile de lin dont l’histoire demeure à vrai dire incertaine mais que l’imaginaire populaire attribue le plus souvent à Mathilde, épouse de Guillaume le Conquérant, duchesse de Normandie et reine d’Angleterre – se pose ainsi en contrepoint de l’ultime visite de John Ruskin à Amiens et à sa cathédrale à laquelle il consacra l’un de ses ouvrages les plus célèbres.

Partant de cette volonté - qui fut peut-être commune aux commanditaires des deux chefs-d’oeuvre évoqués – d’atteindre à “une écriture lisible pour tous, et tous s’en approcheraient avec émotion, avec dévotion. Elle imaginait un livre universel indéfini, parfait, dont aucune langue ne fût exclue, auquel aucune oreille ne pût rester sourde.” (p. 13), Marta Morazzoni tisse plus d’une correspondance entre leurs deux époques, y nourrissant une réflexion subtile et délicate sur l’art, la création et la beauté, dans ce qu’elle a de plus ténu et de plus évanescent. Et c’est sans doute là, plus que dans la présence dans ces pages de John Ruskin que Marcel Proust admirait tant, qu’il faut trouver la source de cette envie tenace de me replonger dans “La Recherche” que j’éprouve depuis que j’ai tourné la dernière page de “L’Invention de la vérité”... Au cours du flux de ses longues phrases, Marta Morazzoni a su tisser son roman d’instants de grâce, des reflets d’une émotion brève et fragile, beauté en un temps suspendu où les fils de laine de la tapisserie de Bayeux et les dentelles de pierre de la cathédrale d’Amiens reprennent le rôle autrefois dévolu à “un petit pan de mur jaune”. Peut-on donc faire plus beau compliment au bref roman de Marta Morazzoni que d’y retrouver entre les lignes l’ombre de Proust ?

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La tapisserie de Bayeux (détail) (source)

 Extrait:

 "En contemplant la masse de la cathédrale, l’idée lui apparut, claire, naturelle, d’un temps de paix et de concorde, non pas un âge de l’or, qui induit toujours à la tentation d’une mauvaise richesse, mais un âge des étoffes, des toiles, des broderies, une époque paisible et patriarcale, comme depuis son adolescence, peuplée de femmes, d’une femme enfin, lui était-il arrivé de penser, dilatant au-delà des limites de sa maison l’expérience du monde. Ainsi, tout en s’attardant sur la place silencieuse et en suivant la boucle du fleuve au pied de la colline, il pouvait sans peine animer une mosaïque de silhouettes affairées, s’interpellant, pendant que derrière celles-ci, encore informes, se développait la première géométrie de l’église, la masse des murs extérieurs qui culminaient dans les poutres du bois de la voûte, sous lesquelles serait conservée la précieuse relique de la tête de saint Jean-Baptiste. C’était un monde purement imaginaire, auquel Amiens n’avait peut-être jamais correspondu, tout comme la Florence de Dante, que Ruskin idolâtrait, ou la Venise des doges, ou Dieu sait quel autre lieu en une époque idéale de bonne gouvernance ; si tant est qu’il ait jamais existé une bonne gouvernance." (pp. 106-107)

L'avis de Dominique

1 janvier 2012

Un flot de sensations

"Ali si on veut" de Ben Arès et Antoine Wauters41Pm-sseAGL__SL500_AA300_
5 étoiles

Cheyne, 2010, 61 pages, isbn 9782841161560

Rien, vraiment, ne peut préparer le lecteur à ce qui l’attend sous la couverture de ce mince volume: une immersion dans une atmosphère tropicale – quelques détails, pour peu qu’on s’y attache, pointent vers Madagascar -, un flot de sensations, de saveurs, de parfums, la main caressant le fil du bois, la chaleur de la pierre, l’oeil noyé de couleurs. Et d’un bref poème, d’un fragment à l’autre, un guide, si l’on veut, Ali qui s’y dissout, affleure, émerge au fil d’un parcours qui défie tout résumé, a fortiori toute rationalisation.

C’est la vie qui fuse dans ces pages. C’est la vie qui bat, pulse, jaillit de la décomposition même, de l’humus, de la végétation morte. C’est la vie qui s’écoule et qui brûle, et qui ne se laisse pas réduire, à rien. Ça se dévore d’un trait. Ça vous submerge. Ça se savoure, aussi, par petites bouchées picorées au hasard. C’est flamboyant, irrésistible. Et magnifique.

Extrait:

"Ne sait plus qui, ni quoi, ne scrute, ne cherche plus. De babil à babil, en toute cécité. Sans propriétés fixes, Ali, sans valeurs de soi fichées en terre, figées en dur mais les cycles, les mouvances en son sein, qui affleurent, les fondations de l’obscur, du poème.

Si l’instant s’étend, se prélasse; s’il se bouche, se rapetisse; s’il est fugace, esquive, se confond avec lui. Rouge, jaune, orange sous les gris de saison, sous la cendre. La pourriture, la vie grouillante dans l’humus, le corps portant. Ne pipe mot, écoute les mues si les mots manquent."
(pp. 44-45) 

Un autre extrait, dans mon chapeau: ici

6 mai 2012

Ni regret, ni souvenir

"Au pays des fainéants sublimes" de Jean-Marie Laclavetine41otJVp9c2L__SL500_AA300_
3 étoiles

Gallimard/Le sentiment géographique, 2011, 231 pages, isbn 9782070135387

Au moment de partir arpenter les sentiers de Touraine, en compagnie d’un écrivain bordelais de naissance, tourangeau d’adoption, l’on devait bien s’attendre à ce que la promenade tourne à l’hommage pour un terroir reconnu autant pour ses productions littéraires que viticoles. Et sans doute les esprits de François Rabelais et d’Honoré de Balzac ne sont-ils jamais bien loin au long de ce périple qui nous amènera aussi à croiser la route d’Henry James – qui réserva une part substancielle de son délicieux "Voyage en France" à la vallée de la Loire. Mais plus encore, c’est un certain art de vivre – une certaine douceur paresseuse – que Jean-Marie Laclavetine semble avoir voulu faire revivre au fil de pages tissées de visites chez ses amis, de clichés immortalisés par Jean-Luc, l’ami photographe et compagnon de voyage, ou de retours sur des sites chers à leur coeur à tous deux. C’est ce qui fait le charme de ce périple "au pays des fainéants sublimes". Et c’est aussi ce qui en fait les limites.

Du charme et de la douceur, ce livre en a à revendre, qui regorge de jolis moment piqués au vol, d’un pique-nique les pieds dans l’eau jusqu’à un irrésistible défilé de mode bovine. Et sa lecture ne laissera certainement ni amertume ni regret. Mais plusieurs jours après en avoir tourné la dernière page, j’en suis déjà à me demander s’il me laissera tout simplement quelque souvenir que ce soit, ou s’il s’en ira rejoindre la troupe de ces lectures certes agréables mais surtout anecdotiques et si vite oubliées? La douceur du Val de Loire ne méritait-elle pas de laisser une empreinte plus profonde? Et la plume de Jean-Marie Laclavetine ne pouvait-elle vraiment pas mieux lui rendre justice ?

Extrait:

"A Saché, nous y allons, oui, mais il serait dommage de ne pas profiter des haltes que nous suggère la fantaisie du paysage ou la rencontre d’un site particulier. Regardez ce creux que fait la route, là, avec à droite une échappée sur les prairies mouillées, à gauche un vallon où ruminent des vaches blanches. Elles portent avec élégance des manchons de boue jusqu’à mi-cuisseau, et nous toisent avec ce regard tendre et attristé qui fait fondre. Pour rejoindre un enclos un peu plus haut, elles doivent passer un petit ruisseau à gué, près de la route. Voilà typiquement le genre de scène qui intéresse Jean-Luc, et le crachin ne l’arrêtera pas. Il va falloir sortir de la voiture en évitant la chute dans un fossé humide, puis tenir en grelottant un parapluie au-dessus du 6x6 Hasselblad qui, contrairement aux êtres humains, mérite d’être soigneusement protégé des intempéries. Je râlerais bien en peu, mais en vérité ce défilé de mode bovine me réjouit." (pp. 133-134)

Jean-Marie Laclavetine était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2011 sur Lecture/Ecriture

15 mars 2011

Amour et dépendance(s)

"La souveraine" de Nina Berberovauntitled
4 étoiles

Actes Sud/Babel, 1997, 131 pages, isbn 2742712844

(traduit du Russe par Cécile Térouanne)

Ce court roman, écrit en 1932 mais resté inédit jusqu'en 1997, nous immerge dans ce microcosme des émigrés russes chers au coeur de Nina Berberova, et plus précisément dans le logement de deux frères, Ivan et Sacha, auxquels la révolution de 1917 a tout fait perdre: leur père, mort d'une fluxion de poitrine au début des troubles, leur mère qui les a abandonnés pour se remarier avec un certain Mr Torn qu'elle a suivi à Pittsburgh, leur fortune et leur vie confortable. Désormais fixés à Paris, Ivan et Sacha y partagent une chambre si exiguë qu'ils ne peuvent s'y tenir tous les deux debout au même moment. Et Ivan travaille comme chauffeur de nuit pour payer les études de droit de son jeune frère.

Leur vie parfaitement réglée suit ainsi son cours sans surprise jusqu'au jour où Sacha tombe soudainement sous l'emprise de Léna Chilovski – la souveraine du titre -, soeur aînée de la fiancée de son meilleur ami. Jeune femme de vingt-quatre ans, au passé déjà trouble, Léna l'inquiète autant qu'elle le fascine. "Dieu seul sait quel genre de femme elle était, indépendante, détachée, fascinante, lointaine; que de souffrances avant de résoudre une telle énigme, de la forcer à vous écouter, à vous regarder en face. Elle restait sans parler ni bouger, mais il semblait qu'elle avait la maîtrise de la maison comme de la ville, comme du mond entier (..)" (p. 56) Récit d'une grande économie, "La souveraine" nous conte tout simplement l'évolution de l'état psychologique de Sacha, à partir de cette rencontre, et à mesure que sous l'influence de Léna et de son environnement luxueux, son regard sur sa vie et ses proches change radicalement, se teintant de dégoût, de lassitude et d'agacement. C'est simple, et par la magie de l'écriture de Nina Berberova, si ensorcelant qu'on ne peut s'en déprendre. Et qu'on en redemande sitôt tourné la dernière page.

Un autre livre de Nina Berberova, dans mon chapeau: "Le roseau révolté"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

28 avril 2011

"La société du spectacle"

"Valparaiso" de Don DeLillo311JZCVPTNL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud/Papiers, 2001, 54 pages, isbn 2742732047

(traduit de l’Anglais par Dominique Hollier)

Pour s’être retrouvé à Valparaiso au Chili, à la suite d’un enchaînement de petits dérapages idiots d’un aéroport à l’autre, alors que son employeur l’avait envoyé en mission à Valparaiso dans l’Indiana – mésaventure cocasse, peut-être un peu ridicule mais surtout franchement sans intérêt -, Michael Majeski s’est vu emporté dans un véritable tourbillon médiatique, les quinze minutes de célébrité qu’Andy Warhol avait promis à tout un chacun s’étirant dans son cas au long de dizaines et de dizaines d’interviews – dont un montage forme le premier acte de "Valparaiso" - et finalement d’une participation à un talk show - qui fait lui l’objet du second acte.

Du plus trivial au plus intime, rien n’échappe au grand déballage, au besoin acharné des journalistes de tout dévoiler, ni les détails de la mésaventure de Michael, ni l’accident de voiture dont il s’était rendu responsable, ni la tenue que sa femme Livia porte pour dormir, "En pyjama peut-être? Ou avec une chemise de nuit à l’ancienne? Nous avons besoin de savoir. Un grand T-shirt? Qu’est-ce qu’il y a écrit, sur le T-shirt? Dites-nous exactement ce que vous avez vu. Ou bien nue dans les draps emmêlés, ne réagissant que lentement à votre toucher. Dites-nous tout. Ou bien agitée et palpitante. Cette espèce de murmure de sommeil rance et des draps froissés et de chaleur corporelle." (p. 10)

Cet argument très simple au fond laisse attendre un portrait-charge, une caricature au vitriol de notre société du spectacle, de ses reality shows et de la peopelisation qui en résulte. Attente déçue en l’occurrence car l’une des grandes forces de cette pièce à la mécanique parfaitement réglée est que Don DeLillo n’y force pas le trait, qu’il n’y exagère rien ou si peu, que l’on se voit bien obligé à reconnaître la justesse du portrait qu’il y trace, avec une l’intelligence froide et aiguisée dont il est coutumier, de la société dans laquelle nous vivons: celui d’un spectacle pathétique, superficiel et cruel, offrant à ses spectateurs avec l’illusion d’une vie plus pleine, une compensation à leurs frustrations, une réponse à leurs besoins les plus secrets et obscurs.

Extrait:

"MICHAEL. Ils m’ont appelé trois fois aujourd’hui. Ce sont des gens tellement tristes, tellement comme il faut, tellement fatigués, tellement moyens. Je leur ai dit. J’ai dit que je ne pouvais plus assumer. Il n’y a que tant d’heures dans une journée. J’ai besoin d’un peu d’espace pour changer. J’ai besoin d’un peu d’espace pour changer. J’ai besoin de temps pour souffler. Trop d’engagements. Trop de voyages éprouvants.
LA JOURNALISTE. Ce qui signifie.
MICHAEL. Oui.
LA JOURNALISTE. Vous refusez toute nouvelle demande d’interview.
MICHAEL. Non. Je quitte mon boulot. Je démissionne. Ils sont tellement dociles, tellements sinistres, tellement vérolés. Voulez-vous que je parle vite, lentement... ce que vous voudrez.
(...)
LA JOURNALISTE. Qu’est-ce que je devrais dire?  Que ma vie est si peu remarquable que c’est à peine si je me reconnais dans le miroir.
MICHAEL. Moi aussi j’étais comme ça.
LA JOURNALISTE. Qu’est-ce que je devrais dire? Querien que le mot – ma vie – est une effroyable hyperbole.
MICHAEL. Moi aussi j’étais comme ça.
LA JOURNALISTE. Alors vous savez. Comme certaines personnes sont capables en prononçant ce mot de vous faire imaginer une entreprise débordante d’activité." (pp. 19-21)

D'autres livres de Don DeLillo, dans mon chapeau: "Body Art", "Les noms" et "Coeur-saignant-d'amour"

23 avril 2011

"Certes, Occident, je me scinde..."

Khatibi"La mémoire tatouée" d'Abdelkébir Khatibi
4 étoiles

Denoël/Les lettres nouvelles, 1971, 195 pages, sans isbn

Sociologue formé à la Sorbonne où il a défendu en 1965 une thèse consacrée au roman maghrébin, Abdelkébir Khatibi a tout justement tenté, dans "La mémoire tatouée" - son premier roman d'ailleurs sous-titré "autobiographie d'un décolonisé" - de se démarquer d'une tradition littéraire restée prisonnière des conceptions occidentales*.

Tout à la fois roman et autobiographie, le texte de "La mémoire tatouée" épouse aussi l'allure d'une longue méditation poétique et désordonnée, organisée selon deux "séries hasardeuses": deux séries de chapîtres eux mêmes fragmentés en de brèves évocations de l'enfance de l'auteur à El Jadida - alors que son pays est engagé malgré lui dans une guerre (la deuxième guerre mondiale) qui n'est pas la sienne -, de ses années d'étude au collège franco-musulman de Marrakech, des troubles qui ont conduit le Maroc à retrouver son indépendance ou encore de son long séjour parisien, entre le microcosme des pavillons de la cité universitaire internationale et les cafés de Saint-Germain-des-Prés, alors que la guerre d'Algérie battait son plein.

Le français lui aussi y est fragmenté, trituré et comme passé à la moulinette d'une – ou de plusieurs – langue(s) étrangère(s) dont la syntaxe réapparaîtrait ici, comme les os pointant sous la peau de la langue de Voltaire. Et il faut bien reconnaître que le résultat est déroutant, oscillant entre une réelle puissance d'évocation, incantatoire et poétique, et une obscurité cryptique qui pourrait rebuter... Mais au final, l'on voit bien qu 'Abdelkébir Khatibi n'avait d'autre choix que de se forger ainsi sa propre forme littéraire et sa propre langue – fut-elle obscure -, pour recréer en toute fidélité le monde de son enfance et de sa jeunesse. Un monde fragmenté entre l'espace des populations locales et celui des occidentaux, entre l'univers des hommes et celui des femmes, où le petit garçon fut toléré pendant un temps: "Aïcha est le nom même de ma mère et nos femmes brodent à loisir sur le fantastique pour dire non à la religion des hommes. Quand elles te disent: l'inconscient est maternel, réponds: je suis patriarche et ordonne le système." (p 47) Un monde complexe enfin que le jeune enfant se trouvait incapable de penser, faute de maîtriser le spectre complet d'une langue: "A l'école, un enseignement laïc, imposé à ma religion; je devins triglotte, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de l'arabe écrit, et parlant le dialecte comme quotidien. Où, dans ce chassé-croisé, la cohérence et la continuité?" (p. 54)

Texte inclassable, à force de se jouer de la chronologie et de fluctuer entre le roman, l'autobiographie et la poésie, "La mémoire tatouée" se lit en filigrane comme le récit de la construction d'une identité aux multiples facettes, entre l'Occident et le Maghreb, entre raison et merveilleux: "Certes, Occident, je me scinde, mais mon identité est une infinité de jeux, de roses de sable, euphorbe est ma mère, désert est ma mère, oasis est ma mère, je suis protégé, Occident!" (p. 173) Cela reste donc une lecture difficile mais d'autant plus nécessaire que celle de ce livre qui mérite vraiment une (re)découverte.

* A l'exception notable de "Nedjma" de Kateb Yacine, qu'Abdelkébir Khatibi évoque d'ailleurs ici avec une profonde admiration.

Extrait:

"Est-ce possible, le portrait d'un enfant? Car le passé que je choisis maintenant comme motif à la tension entre mon être et ses évanescences se dépose au gré de ma célébration incantatoire, elle-même prétexte de ma violence rêvée jusqu'au dérangement ou d'une quelconque idée circulaire. Qui écrira son silence, mémoire à la moindre rature?
Qui dira mon passé dans l'effacement d'une page, qui saura varier l'obscurité au seul arrachement d'ailes? Plus que mon vouloir, le voici, le souvenir plaintif, le voici libre de sa figure! Durée de lierre qui ne trahisse pas l'enfant que j'étais, l'enfant fertile qui n'est pas mort en moi!" (p. 18)

17 novembre 2011

Des voix qui bruissent, bruissent, bruissent, jusqu'à la folie

"Tu écraseras le serpent" de Yachar Kemal51ZERJ24KGL__SL500_AA300_
4 étoiles

Gallimard/Folio, 2005, 151 pages, isbn 207039283x

(traduit du Turc par Munevver Andac)

Ma dernière tentative pour approcher l'oeuvre de Yachar Kemal m'a portée vers ce bref roman – 150 pages à peine au compteur – dans l'espoir, qui s'est d'ailleurs vérifié, d'y trouver un texte plus dense, plus resserré, qui me révélerait l'auteur de "L'herbe qui ne meurt pas" sous un meilleur jour. Le terrain, pourtant, reste familier. C'est à nouveau une histoire de vengeance: une vieille femme dont le fils a été tué par l'amant de son épouse n'est pas satisfaite par l'exécution du meurtrier, et se met en tête d'obtenir aussi la mort de sa bru, Esmé, manipulant pour ce faire le jeune Hassan, le fils unique de cette dernière. Et ça se passe toujours dans la plaine de la Tchoukourova où le Djeyhan scintille de tous ses reflets argentés tandis que les aigles tournent en rond, au-dessus des rochers de l'Anavarza – il faut croire qu'ils aiment vraiment ça ;-)!

Mais si "Tu écraseras le serpent" joue toujours volontiers de la répétition et du ressassement qui prenaient dans "L'herbe qui ne meurt pas" des proportions proprement insupportables, ceux-ci ont cette fois pour effet de scander et de rythmer un roman coloré et sensuel, qui bruit continuellement des voix des villageois prenant parti les uns pour la mort d'Esmé, les autres pour la vie de cette jeune femme trop belle que la mort de son mari a de surcroît rendue fort riche. Chacun y va à tout instant de son avis, de ses expériences, superstitions ou histoires de fantômes, certains n'hésitant du reste pas à changer de camp d'un jour sur l'autre. On observe ainsi – impuissant et fasciné – comment ces voix qui bruissent, bruissent, bruissent sans arrêt amènent petit à petit un gosse ordinaire, au fond, et sans doute un peu déboussolé, vers la folie et vers le drame. Et – vraiment - c'est plutôt réussi.

Extrait:

"Il termina son pain beurré dans le jardin aux grenadiers. Il se sentait le ventre bien plein. Il saisit son fusil, puis le remit à sa place. Des reflets bleuâtres s'allumèrent, s'éteignirent, flamboyèrent à nouveau dans la nacre de la crosse. Un long moment, il contempla l'arme, immobile, les mains à plat sur le sol à ses côtés, la tête légèrement penchée vers la droite. Le fusil étincela, s'éteignit à nouveau. Sa mère allait et venait dans la cour. Qu'elle était belle! On aurait dit une petite jeune fille. Par contre, son père était très vieux, il avait la barbe et les cheveux tout blancs. Il s'en souvenait très bien, de son père... Sa mère avait les cheveux très, très longs, ils lui descendaient à la taille. Tout le monde le disait, sa mère était la plus belle femme de la Tchoukourova, la plus belle femme du monde peut-être. De tous les coins de la plaine, des gars venaient lui proposer le mariage. Mais sa mère éconduisait tous ses soupirants. Elle ne voulait pas se séparer de son fils unique. Car si jamais elle partait pour se marier, Hassan, lui, devrait rester au village. Ses oncles ne confieraient jamais Hassan à sa mère. Alors, elle ne se remariait pas, pour ne pas le quitter. Si elle se mariait et s'en allait vivre dans un autre village, elle ne reverrait plus Hassan, jamais plus." (pp. 13-14)

D'autres livres de Yachar Kemal, dans mon chapeau: "La légende du Mont Ararat" et "L'herbe qui ne meurt pas (Au-delà de la montagne, tome 3)"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Yachar Kemal était l'auteur des mois d'avril et mai 2011

30 mai 2009

Où notre monde rencontre l’Autre

"La Porte des Enfers" de Laurent Gaudé51aPs6xs47L__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Actes Sud, 2008, 267 pages, isbn 9782742777044

Nouveau retour en Italie pour l’auteur du "Soleil des Scorta", non plus dans les Pouilles mais à Naples – ville infernale, violente et puante, où Giuliana et Matteo étaient pourtant parvenus à construire un petit bonheur tranquille qui trouvera une fin tragique avec la mort de leur fils, Pippo, six ans, tué par une balle perdue au début de ce livre.

On le comprend tout de suite: ce nouveau  roman de Laurent Gaudé est un drame où le sang et les larmes vont couler d’abondance. Et l’on comprend à peine moins vite que ce livre flirte allègrement avec le fantastique, celui des mythes immémoriaux, celui du théâtre baroque et de ses improbables machineries. La progression dramatique en est impeccablement réglée et Laurent Gaudé ménage (trop ?) soigneusement ses effets: pas question de se perdre, les balises sont bien visibles. Ce serait gâcher le plaisir des futurs lecteurs de "La Porte des Enfers" que de révéler davantage de cette relecture moderne de la légende d’Orphée. Je ne dirai donc rien de plus au sujet de l’intrigue, et je ne m’étendrai plus ici que sur mes impressions toutes subjectives. Et à vrai dire, quelque peu partagées.

Que l’on me comprenne bien: j’ai pris un vrai plaisir à la lecture du nouveau roman de Laurent Gaudé, à me plonger dans son univers sensuel même si celui-ci peut passer pour inhospitalier, brûlé de chaleur, menacé par les colères de la terre et la violence des hommes. Mais je n’ai jamais – même une minute - pu croire à son histoire. "La Porte des Enfers" est restée tout au long de ma lecture une fiction, un spectacle extérieur, du théâtre qui ne laisse pas oublier qu’il est du théâtre. C’était peut-être l’intention de l’auteur – je n’en sais rien -, et c’est certainement un parti pris aussi défendable qu’un autre. Mais voilà, tout simplement et tout subjectivement, je préfère à "La Porte des Enfers" et à ses tonalités fantastiques "Le soleil des Scorta" et son réalisme si terrien.

Extrait:

"Personne ne naît ici, au pied des tourelles du quai. Il n’y a que l’herbe souillée par des canettes de bière renversées, des drogués et quelques clandestins qui dorment là, bercés par le bruit constant des voitures. Pourtant, je n’ai pas menti, c’est bien là que je suis venu au monde la deuxième fois. La première, bien sûr, je suis né dans un hôpital – sorti du ventre de ma mère, au milieu de ses viscères chauds. Mais, plus tard, je suis né ici, de la seule volonté de mon père. L’air que j’ai respiré était celui de cette route à deux voies crasseuse et, comme à ma première naissance, j’ai cligné les yeux d’éblouissements et j’ai hurlé tant l’air me brûlait les poumons. Je me souviens de tout. Et même de ce qu’il y avait avant. Ce qui remplit mes nuits de glapissements et de nausée. Mais cela, je ne le lui raconterai pas. Il faudrait trop parler. Viendra peut-être un moment où il sentira qui je suis. Il ne le comprendra pas – qui le pourrait? – mais la chair de poule qui le fera frissonner lui dira ce que je tais." (pp. 36-37)

D'autres livres de Laurent Gaudé sont présentés sur Lecture/Ecriture.

31 octobre 2009

Fable alchimique

41k4QzvnrrL__SL160_AA115_"Terres rares" de Vassili Axionov
2 étoiles

Actes Sud, 2009, 396 pages, isbn 9782742780433

(traduit du Russe par Lily Denis)

C'est une fable alchimique sans doute que ces "Terres rares" contant l'histoire - bref, les amours, les succès et les échecs - de quelques oligarques russes actifs dans le secteur des terres rares - scandium, yttrium et le groupe des lanthanides, éléments essentiels à de nombreuses applications de l'industrie contemporaine -, et dont l'ascension fut aussi fulgurante que ne fut brutale ensuite leur chute vers les geôles d'un pouvoir fort peu enclin à perdre le contrôle de certains secteurs stratégiques, nonobstant la libéralisation affichée de l'économie ex-soviétique.

Fable alchimique aussi, car elle nous montre un écrivain au travail, Basile ou Bazz Oxelotl, alter ego de l'auteur, à l'affût des mille et un détails de sa vie quotidienne susceptibles de lui amener une étincelle d'inspiration, et les métamorphoses que subit ensuite cette timide lueur jusqu'à s'étirer sur des pages, et des pages et des pages... Fable boulgakovienne, nous annonce la quatrième de couverture, car ce livre nous plonge, tout comme "Le maître et Marguerite", dans la cuisine intérieure d'un écrivain confronté à un monde en pleine mutation, en l'occurrence dans le cas des "Terres rares" à la libéralisation finalement pas si libérale de l'économie russe.

Mais qu'est-ce qu'on est loin de la drôlerie, de la prodigieuse inventivité et du tourbillon d'émotions de l'ultime chef-d'oeuvre de Mikhaïl Boulgakov! Et excusez-moi, mais c'est que le mot "ennui" serait beaucoup trop doux pour évoquer ce que j'ai éprouvé à la lecture de ces "Terres rares", qu'est-ce qu'on s'emm...!

C'est que le dernier livre de Vassili Axionov, derrière ses ambitions affichées de s'ériger en hymne à la liberté créatrice de l'écrivain, fonctionne avant tout sur le mode d'une énumération qui culmine en une scène unique en son genre et où Bazz Oxelotl délivre des cachots d'une prison moscovite, outre le héros supposé des "Terres rares", l'interminable cortège des personnages des précédents romans de l'auteur (Vassili Axionov, donc, faut suivre...): énumération totalement dépourvue d'âme et où les personnages, tous les personnages y compris ceux des "Terres rares", se révèlent définitivement et irrémédiablement comme des pantins privés de vie et d'épaisseur.

Bref, le texte des "Terres rares" a beau fourmiller de jeux de mots, d'allusions drôlatiques et de trouvailles en tout genre, on s'y emm... (oui, j'y tiens) tant et si bien que vient un moment où le lecteur, littéralement assommé d'ennui, n'est plus là pour les savourer, présent peut-être de corps mais certainement plus d'esprit. Et en un mot comme en cent, c'est qu'en fin de compte, quoiqu'ait pu penser Vassili Axionov et quelques opinions qu'ait pu professer son alter ego Bazz Oxelotl (ce qui est peut-être, ou peut-être pas, une seule et même chose), it takes - always - two to tango...

Extrait:

"Mon oeuvre prenait des proportions, envahissait mes jours et mes nuits ou à l'inverse, c'étaient les événements qui s'accumulaient jour et nuit qui venaient la bousculer, et brutalement. En principe, rien ne m'oblige à me mettre à la traîne des événements réels. Je devrais m'en écarter le plus possible, ne reposer que sur mon imagination ou, comme disent les marins, "gagner au large". Mais d'autre par, je surprends de plus en plus souvent mes personnages principaux en train de poser sur moi des regards interrogateurs. Comme s'ils croyaient que je participe bel et bien aux événements et que mon imagination est un facteur réel de leur développement. "Le roman est une forme ouverte, dit Bakhtine il échappe à toute finalisation." En tant qu'auteur, j'applaudis à douze mains cette proclamation pleine d'audace. J'ai peine à imaginer un roman dont le plan serait établi en fonction de la fin. Je ne me figure même pas ce qui arrivera après le présent sous-chapitre que l'on pourrait intituler "Doutes de l'auteur en compagnie d'un âne". D'ailleurs, rien n'a impliqué la présence d'un âne au cours des deux cents quarante pages d'ordinateur qui précèdent, alors que, selon toute probabilité, il errait déjà avec son ancien maître le long de la frontière libre du pays, n'imaginant même pas qu'il deviendrait la cheville ouvrière, si petite soit-elle, d'une composition romanesque. Il en va de même de la métaphore. Finalement, qu'est-ce donc qu'un roman sinon une métaphore développée, une part de libre univers, tel que notre Réservoir, ou plaisanterie à part que l'Océan en son perpétuel mouvement." (pp. 257-258)

Un autre livre de Vassili Axionov, dans mon chapeau: "Les oranges du Maroc"

Et d'autres titres encore sont présentés sur Lecture/Ecriture, où Vassili Axionov était l'auteur des mois d'août et septembre 2009.

14 mai 2010

"Alebrijes" (1)

Figurines typiques de l'art populaire mexicain, faites de papier mâché sur une armature de branches de copal, les alebrijes représentent souvent des créatures fantastiques et pour le moins inquiétantes...

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Alebrije, Museo de Arte Popular, Mexico, en prêt au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (cliché Fée Carabine)

Alebrijes (2)

11 novembre 2010

Une affinité élective

"L'autre jardin" de Francis Wyndham 517hv_2B40VuL__SL500_AA300_
5 étoiles

Christian Bourgois, 2010, 140 pages, isbn 9782267020878

(traduit de l'Anglais par Anne Damour)

J'ai dit ici-même tout le bien que je pensais de "Mrs Henderson et autres histoires", le très beau recueil de nouvelles publié en 1985 par Francis Wyndham, mieux connu par ailleurs comme critique et éditeur. Et voici que je suis tout autant tombée sous le charme de ce qui est pour l'instant son unique roman, paru lui en 1987, et qui à vrai dire ne m'a guère dépaysée. J'ai en effet retrouvé ici le même narrateur – ou presque –, esprit solitaire et réservé, adolescent dans les années 1930 puis très jeune homme alors que la deuxième guerre mondiale bat son plein. Et ce même milieu social – bourgeoisie aisée ou petite noblesse campagnarde – dont Francis Wyndham nous offre un nouveau portrait pénétrant, tout d'intelligence et de sensibilité, et teinté d'une nostalgie dont l'autre jardin se fait l'incarnation, ce "jardin dans la tradition classique, obéissant à un plan géométrique déjà passé de mode au milieu des années trente et qui le serait encore davantage par la suite: un carré presque parfait renfermant des ifs taillés en forme d'animaux, des bordures régulières, des parterres fleuris ovales ou en croissant, des cercles et des triangles de pelouse ornés de bains d'oiseaux et des allées rectilignes symétriques convergeant vers un cadran solaire central" (p. 12), jardin situé de l'autre côté de la rue par rapport à la maison familiale et chéri par le père du narrateur.

Mais plus encore que l'évocation teintée de mélancolie d'un monde disparu – comme l'autre jardin – dans la tourmente des années de guerre, Francis Wyndham nous donne avec son unique roman le récit d'une amitié, véritable affinité élective entre son narrateur et Kay Desmarest, de dix ans son aînée, la fille de voisins avec lesquels elle entretient d'ailleurs des relations des plus tendues. Fantaisiste et bohême, sensible sans doute plus que de raison, Kay ne satisfait pas à leurs attentes, à l'inverse de son très brillant frère aîné, Sandy, appelant ce commentaire: "Je me sentais confronté à quelque chose d'indiciblement triste, comme forcé d'assister à une scène de torture ou d'écouter une âme en enfer, et pourtant les paroles de Kay ne me surprirent pas outre mesure. Le sombre message qu'elles délivraient donnait une image directe et juste de la façon dont le monde peut apparaître à ceux qui sont secrètement handicapés par un tempérament particulier, et Kay était un exemple extrême dans lequel je reconnaissais certains traits du mien." (p. 89). Dans le caractère et la destinée - plutôt sombre, il faut bien l'avouer – de la jeune femme, le narrateur de "l'autre jardin" se reconnait en tout cas bien assez pour nous offrir un portrait d'une très rare finesse de perception d'un milieu dissimulant à peine sous ses dehors policés son absolu manque de tendresse pour ses vilains petits canards, si touchants soient-ils...

Extrait:

"Kay était tout aussi muette à propos de ses amants passés, qui restaient tout aussi anonymes et dont les traits distinctifs n'étaient qu'esquissés. Je pouvais dire, cependant, qu'il y en avait eu un certain nombre – un homme marié, un autre qui préférait la compagnie des hommes, un homme à femmes, un gentleman-rider, un irrésistible coureur de jupons, un cas sans espoir, un mauvais choix, un bon tireur, un crétin délicieux. Certains de ces attributs pouvaient se retrouver dans la même personne – mais d'eux comme d'autres détails je n'étais jamais sûr. Ce manque de précision ne m'irritait pas, tant Kay évoquait avec précision l'atmosphère sentimentale qui les entourait. Quelque chose – une bribe de chanson, un nom aperçu dans un journal, une vue par une fenêtre, le sifflement d'un train – pouvait réveiller sa mémoire; son visage prenait cette expression faussement contrite, nostalgique, secrète que je connaissais bien maintenant. Elle murmurait une phrase à peine intelligible suggérant un regret affectueux; et je sentais qu'elle m'avait communiqué l'essence même de sa relation passée avec un personnage masculin imprécis dont je n'avais pas besoin de connaître quoi que ce fût de plus concret, sinon que Kay s'en était souvenue à ce moment-là." (pp. 50-51)

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Dans mon chapeau...
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