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Dans mon chapeau...
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13 octobre 2008

"Le cheval est tombé du poème"

Mahmood_darwishRécital à la mémoire de Mahmoud Darwich
Théâtre Royal de Namur, le 12 octobre 2008 à 18h

Ce devait être un récital de Mahmoud Darwich, lisant lui-même ses poèmes. Mais la faucheuse en a décidé autrement, qui a emporté l'auteur le 9 août dernier.

C'est donc à Farouk Mardam-Bey et au comédien français Didier Sandre, soutenus par l'accompagnement musical des frères Jubran, qu'est revenu de défendre ces textes inspirés par l'exil et la nostalgie d'une terre perdue. Des poèmes parfois politiques, souvent engagés et toujours émouvants.

Il est rare que l'engagement politique et la poésie fassent si bon ménage... Mais les mots de Mahmoud Darwich sont toujours aussi beaux, aussi touchants, qu'ils évoquent la Palestine quittée en même temps que l'enfance, le parfum du jasmin dans les nuits de juillet ou - tendrement, amoureusement - l'attente d'une femme aimée qui - peut-être - ne viendra pas. Et puis, dans l'interprétation, très juste et expressive, de Didier Sandre, c'est une autre facette, plus surprenante, plus inattendue, de l'art du poète qui nous a été révélée au cours de cette soirée: son humour, une forme très subtile d'autodérision hésitant par moment entre tristesse et drôlerie et par là-même profondément touchante.

Ce bel hommage à un des grands poètes de notre temps était proposé dans le cadre du festival "Masarat Palestine".

Un poème de Mahmoud Darwich, dans mon chapeau: "Nuit qui déborde du corps ".

D'autres textes de Mahmoud Darwich sont présentés sur Terre de femmes: "Si le jeune homme était un arbre" et "Je demeure vivant"

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18 octobre 2008

De mots et de pénombre

"Une histoire d'amour et de ténèbres" d'Amos Oz

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Gallimard/Folio, 2005, 853 pages, isbn 9782070318551

(traduit de l'Hébreu par Sylvie Cohen)

Amos Oz était l'auteur des mois d'août et septembre 2008 sur Lecture/Ecriture. Pour moi, c'était une découverte complète, que j'ai entamée avec ce livre monumental (plus de 850 pages). Et à la réflexion, je me dis que ce n'était pas une très bonne idée de commencer justement par ce livre-ci, qui ne prend tout son sens qu'à la lumière d'une oeuvre romanesque qu'il vient à son tour éclairer... Un livre sans aucun doute indispensable à une connaissance en profondeur de l'oeuvre d'Amos Oz, mais qu'il vaut mieux lire plus tard au fil de l'exploration de cette oeuvre.

Ni roman - ce n'est pas une oeuvre de fiction -, ni autobiographie car l'auteur y parle finalement fort peu de lui-même, "Une histoire d'amour et de ténèbres" est un livre inclassable. C'est le récit, touffu et foisonnant, d'une quête des origines qui suit bien des méandres, emprunte bien des détours, s'égare à plusieurs reprises en autant d'atermoiements de l'auteur pour éviter - mais en vain, puisqu'il s'y résoudra finalement à la page 843 - d'avoir à écrire la mort de sa mère, d'une overdose de somnifères, alors qu'il avait douze ans.

"Une histoire d'amour et de ténèbres" est peut-être la trace de la tentative d'Amos Oz pour comprendre le geste de sa mère, comprendre qui elle était, qui était son père et l'échec sans drame, sans un haussement de voix, de leur mariage. C'est un livre qui se perd à tenter l'impossible: raviver les souvenirs, replonger dans la pénombre du minuscule appartement de Kerem Avraham et mettre le doigt sur les signes qui avaient échappé à l'enfant d'autrefois sans la liberté qu'offre la fiction de "donner une seconde chance à ce qui n'en avait et ne pouvait en avoir" (p. 48), percer le secret d'un couple qui n'extériorisait guère ses sentiments même s'il maniait les mots avec la virtuosité et la justesse que seule peut conférer la passion du langage. Une passion des mots que les parents d'Amos Oz ont transmise à leur fils: s'il y a une passion, un amour, dans ce livre, c'est bien celui-là, l'amour des mots, de leur flux, de leur respiration, de l'art de les sertir dans une phrase et de l'espace qu'il faut savoir leur laisser... Et s'il y a un fil conducteur dans ce livre, c'est aussi celui des mots, guidant l'auteur vers ce qu'il ne se sait pas savoir, vers un dénouement et une révélation qu'il découvre en même temps que son lecteur:"Je comprenais enfin d'où je venais: d'un morne écheveau de chagrin et de faux-semblants, de nostalgie, d'absurde, de misère et de suffisance provinciale, d'éducation sentimentale et d'idéaux anachroniques, de peurs rentrées, de résignation et de désespoir. Un désespoir du genre acerbe, domestique où de minables imposteurs se prenaient pour de dangereux terroristes et d'héroïques défenseurs de la liberté (...)" (p. 787)

C'est un livre étonnant: pas vraiment une réussite, ou plutôt pas exactement ce que l'on a l'habitude d'associer à la notion de réussite. Un livre beaucoup trop long, et répétitif à un point irritant: on y retrouve à plusieurs reprises des phrases entières, presque sans variation, les mêmes personnages nous sont présentés, puis re-présentés 200 pages plus loin, presque dans les mêmes termes. Peut-être que l'âge venant, et la mémoire se débinant en proportion, je deviendrai plus indulgente à cet égard. Mais en attendant j'ai trouvé ce travers franchement irritant: je ne vois pas d'autres mots. Et pourtant, le temps passant depuis que j'ai tourné la dernière page d' "Une histoire d'amour et de ténèbres", et à mesure que l'image que je conserve de ce livre se modifie, ce sentiment d'irritation s'estompe pour céder la place à l'admiration devant les subtiles nuances de gris qui s'y déploient. Amos Oz a su développer une palette d'une infinie richesse - avec si peu de couleurs - pour nous dépeindre la vie d'un milieu à la fois provincial et cosmopolite, étriqué et curieux du monde... Si bien qu'à la fin - et cela ne s'explique pas - ce qui fait qu' "Une histoire d'amour et de ténèbres" n'est pas un livre réussi est exactement ce pour quoi il faut le lire.

Extrait:

"Tous deux avaient débarqué à Jérusalem directement du XIXème siècle: papa avait été nourri à un romantisme national, théâtral, sanguinaire et belliqueux (le printemps des peuples, Sturm und Drang) et, sur ces sommets de massepain, giclait, pareil à un flot de champagne, quelque chose de la frénésie virile de Nietzsche. Ma mère, elle vivait un romantisme d'un autre type, un mélange d'introversion, de mélancolie, de solitude sur le mode mineur, imprégné de la souffrance poignante et sensible des solitaires, dans les parfums d'automne affadis d'une décadence «fin de siècle»." (p. 419)

D'autres extraits: ici et là.

D'autres livres d'Amos Oz, dans mon chapeau: "Les voix d'Israël", "Mon Michaël", "Scènes de vie villageoise" et "Un juste repos"

19 octobre 2008

Entre dessins préparatoires et pamphlet politique

8241244"Les voix d'Israël" d'Amos Oz

3 1/2 étoiles

 

Calmann-Lévy, 1983, 212 pages, isbn 270211274

(traduit de l'Hébreu par Guy Seniak)

Deuxième étape de ma découverte de l'oeuvre d'Amos Oz, auteur des mois d'août et septembre 2008 sur Lecture/Ecriture...

En 1982, Amos Oz s'est prêté à une série de rencontres avec quelques uns de ses concitoyens de tous bords - israëliens et arabes, juifs, musulmans ou tenants de la laïcité - pour des conversations à bâtons rompus qui lui ont fourni les matériaux de plusieurs articles publiés dans la journal "Davar". Ce sont ces articles qui sont reproduits tel quels dans "Les voix d'Israël", formant un livre un peu "patchwork", en prise directe avec l'actualité de cette année-là, et dont l'intérêt s'est sans doute quelque peu émoussé pour le lecteur de l'an de grâce 2008.

Et je dis bien "émoussé", car "Les voix d'Israël" n'en continue pas moins à proposer quelques aliments consistants à ses lecteurs. A commencer par la transcription, sans filtre, noir sur blanc, des convictions politiques de l'auteur dont l'engagement pour "La paix maintenant" est du reste bien connu. On lira ainsi un vibrant plaidoyer pour une société israëlienne pluraliste: "Au sein de la famille sioniste, plus d'un membre aurai bien voulu se débarasser de moi, et il en est d'autres qu'il ne m'est pas trop agréable d'avoir comme proches parents. Mais le pluralisme est un fait, il faut s'en accommoder, fû-ce en grinçant des dents. Ne pas se laisser aller à des excommunications, des bannissements et des refoulements de l'autre côté de la barrière. La diversité du peuple juif et de l'Israël d'aujourd'hui impose le pluralisme, que cela nous réjouisse ou nous inquiète. Personnellement, je m'en réjouis. Je n'y vois pas «un mal nécessaire», une étape à franchir «avant que ne se dessillent tous les yeux» et que nous nous retrouvions tous réunis autour de la même Vérité. Je crois en la nécessité d'un pluralisme spirituel, en une floraison de courants, d'approches diverses, de traditions et de styles de vie - y compris de «produits d'importation» intellectuels, car ainsi naîtra une tension féconde et productive." (p. 115)

Mais l'on trouvera aussi dans ces pages - et c'est ce à quoi j'ai été la plus sensible - des croquis pris sur le vif des multiples visages de l'Israël des années 1980, des portraits aux traits parfois un peu trop appuyés mais très vivants, de véritables dessins préparatoires que l'on verra réapparaître dans les vastes tableaux des romans. J'en vois un bel exemple dans ce croquis de Kerem Avraham, quartier de Jérusalem où Amos Oz a passé toute son enfance et où il a situé une grande partie d'une "histoire d'amour et de ténèbres": "Que n'y avait-il pas dans ces rues du temps de mon enfance? Le monde entier s'y trouvait réuni. Des officiers anglais assis dans les cafés, deux missionnaires finlandaises venues emprunter des livres à mon père, des policiers et des ouvriers en salopette qui se retrouvaient là pour parler politique, des artisans, dont l'un connaissait l'oeuvre de Jung sur le bout des doigts. Des gamins, en chemise bleue d'uniforme, couraient vers le local de leur mouvement de jeunesse. Il y avait aussi un dentiste qui prétendait obstinément avoir connu personnellement Staline, dont il aurait presque réussi à modifier l'attitude à l'égard du sionisme en particulier et de l'intelligentsia en général." (pp. 22-23)

En bref, "Les voix d'Israël" n'est sans doute pas le livre le plus représentatif de l'oeuvre d'Amos Oz, mais il présente un réel intérêt documentaire.

D'autres livres d'Amos Oz, dans mon chapeau: "Une histoire d'amour et de ténèbres", "Mon Michaël", "Scènes de vie villageoise" et "Un juste repos"

10 novembre 2008

Désillusion conjugale

9782070389322"Mon Michaël" d'Amos Oz

4 étoiles

Gallimard/Folio, 1995, 320 pages, isbn 2070389324

(traduit de l'Hébreu par Rina Viers)

Troisième lecture d'Amos Oz, auteur des mois d'août et septembre 2008 sur Lecture/Ecriture. C'est ma première véritable rencontre avec son univers romanesque, mais je ne me suis pas trouvée le moins du monde dépaysée car la Jérusalem des années 1950 qu'il ressuscite ici est aussi celle de son autobiographie "Une histoire d'amour et de ténèbres". Deux livres en résonance, qui s'éclairent mutuellement...

Tout commence à Jérusalem en 1950. Hanna vient de trébucher dans les escaliers de l'université. Un jeune homme l'a rattrapée par le bras. Un rendez-vous suit, le même soir et quelques semaines - et un léger émoi - plus tard, Hanna se retrouve fiancée à son sauveur, Michaël, étudiant en géologie. Dès lors, une question ne cessera plus de la tarauder: "Que lui as-tu trouvé à cet homme, et que sais-tu de lui? Et si un autre que lui t'avait pris par le bras lorsque tu as trébuché dans l'escalier de Terra Sancta?" (p. 135)

De son enfance, de ses lectures de Jules Verne et de ses jeux avec les enfants des voisins arabes, deux garçons jumeaux, Hanna a gardé des rêves de princesse aux pieds nus, des envies de confort et de fantaisie que la Jérusalem des années cinquante, et Michaël, si terne, terre-à-terre et raisonnable, peinent à satisfaire... Tout au long de "Mon Michaël", le lecteur se voit ainsi embarqué dans un va-et-vient entre les fantasmes d'Hanna et la réalité de sa vie quotidienne: l'argent qui manque, la grossesse difficile puis les confrontations avec son petit garçon, Yaïr, aussi épouvantablement raisonnable que son père ce qui ne manque pas d'horripiler sa mère. Bref, "Mon Michaël" dresse en quelque sorte l'inventaire des désillusions de son héroïne, pressenties dès avant son mariage dans la multiplication des signes de mauvais augures, et constatées ensuite simplement, d'un ton tout juste amer et désabusé...

Je mentirais si je disais que ce livre m'a passionnée ou enthousiasmée outre mesure. J'ai plutôt l'impression d'être restée sur le pas de la porte, observant à distance prudente les errements d'Hanna. C'est que l'héroïne de "Mon Michaël" est si bien perdue dans son propre monde, et que ses rêves conservent quelque chose de si enfantin ou pour mieux dire d'immature, qu'il me semble fort difficile de s'en approcher ou de s'y projeter. Mais cela ne m'a pas empêchée de poursuivre ma lecture de ce livre avec beaucoup d'intérêt. En fait, "Mon Michaël" m'a paru étonnant à plus d'un titre. D'abord, par son sujet et ce choix - surprenant pour un jeune écrivain, puisque qu'il s'agissait là seulement du deuxième roman d'Amos Oz - de se plonger dans la vie intérieure d'une femme aux prises avec le vieillissement qu'impose les aspirations inassouvies et les désillusions d'une vie étriquée, jusque et y compris dans les attentes de son corps, ses flambées de désir et ses envies brutales et soudaines de séduction. Enfin, par la maîtrise avec laquelle l'auteur conduit ce récit, les beautés et les richesses de son écriture, témoignant - déjà - d'un talent incontestable.

Extrait:

"Je dois écrire aussi ceci. A la fin de la soirée mon mari essaya de m'embrasser par surprise dans le cou. Il s'était approché de moi en catimini, par-derrière. Peut-être ses amis étudiants lui en avaient-ils donné l'idée. Au même instant je tenais un verre plein de vin que mon frère m'avait mis dans la main. Au moment où ses lèvres touchèrent ma peau j'eus très peur. Le vin éclaboussa ma robe blanche de mariée ainsi que le tailleur marron de tante Génia. Ce détail est-il important? Depuis le matin où ma propriétaire, Mme Tarnopoler, m'avait parlé après mes cris de la nuit, les signes n'avaient pas manqué. C'est comme mon père. Mon père savait écouter. Il a traversé l'existence comme si elle était un stage de préparation au cours duquel les leçons vous permettent d'acquérir une expérience en prévision de l'au-delà." (p. 63)

D'autres livres d'Amos Oz, dans mon chapeau: "Une histoire d'amour et de ténèbres", "Les voix d'Israël", "Scènes de vie villageoise" et "Un juste repos"

26 novembre 2008

"Du corps par le corps avec le corps..."*

"Syngué sabour - Pierre de patience" d'Atiq Rahimi21Q9ky3V8OL__SL500_AA240_
4 1/2 étoiles

P.O.L., 2008, 155 pages, isbn 9782846822770

Dans un pays en guerre, une ville en proie à des combats acharnés, une femme veille son mari blessé, qu'une balle dans la nuque a laissé paralysé. "Son homme" qui l'a été si peu: si peu un homme digne de ce nom mais c'est que "quand c'est dur d'être femme, ça devient dur aussi d'être homme" (p. 152), et si peu à elle. En dix ans de mariage, ils n'ont partagé que trois ans de vie commune car il était parti la plupart du temps. Se battre.

Dans un pays en guerre, une femme se réapproprie le corps de son homme, qu'il ne lui laissait presque pas toucher, au temps de sa force. Et du même mouvement, elle se réapproprie son propre corps. Et la parole que son mari n'écoutait guère. Inlassablement, elle dévide ses souvenirs, ses regrets et ses secrets, au rythme des souffles de son homme, au rythme des grains du chapelet qui roulent entre ses doigts et des 99 noms de Dieu qui scandent sa prière.

J'avais aimé les deux premiers romans d'Atiq Rahimi - "Terres et cendres" et "Les mille maisons du rêve et de la terreur". Je ne pouvais donc manquer de lire son nouveau livre, Goncourt ou pas. Et pourtant, "Syngué sabour" a séjourné plusieurs semaines sur mes étagères, attendant son heure. Attendant l'heure propice pour laisser résonner la poésie - séduisante et toujours un peu étrange à nos yeux d'occidentaux - que l'auteur est allé puiser aux sources de la littérature persane. Attendant l'heure d'affronter un sujet que l'on peut, sans aucun doute, qualifier de "difficile", l'évocation des violences faites aux femmes - du déni de leur être - dans un pays déchiré par le fanatisme religieux, en Afghanistan ou ailleurs.

Mais autant dire d'entrée que, si "Syngué sabour" n'a pas déçu mes attentes, le nouveau roman d'Atiq Rahimi m'a aussi prise par surprise, et offert ce que je n'en attendais pas: la force et la douceur qui s'y opposent à l'indéniable violence... La force et la douceur des gestes quotidiens, inlassablement répétés, les détails si concrets qui font que cette pierre de patience est peut être d'un accès plus aisé - c'est du moins mon sentiment - que les précédents romans de l'auteur. Et surtout, la force et la douceur des corps qui affirment leur désir de vie...

Extrait:

"Elle s'adosse au mur, et laisse passer un long moment - peut-être une dizaine de tours de chapelet, comme si elle l'égrenait encore au rythme de souffles de l'homme -, le temps de réfléchir, de partir dans les recoins de sa vie, et puis de revenir avec des souvenirs: «Tu ne m'as jamais parlé de tout cela! Cela fait plus de dix ans que nous sommes mariés, mais nous n'avons vécu ensemble que deux ou trois ans. Non?» Elle compte. «Oui, dix ans et demi de mariage, trois ans de vie commune! C'est maintenant que je compte. C'est aujourd'hui que je me rends compte de tout!» Un sourire. Un sourire jaune et court qui remplace mille et un mots pour exprimer ses regrets, ses remords..." (pp. 67-68)

* "Du corps par le corps avec le corps
depuis le corps et jusqu'au corps."

Antonin Artaud, cité en exergue de "Syngué sabour - Pierre de patience"

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9 décembre 2008

Le destin tragique d'Agamemnon

"Le Successeur" d'Ismail Kadaré
4 étoiles
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Le livre de poche/Biblio, 2007, 217 pages, isbn 9782253109143

(traduit de l'Albanais par Tedi Papavrami)

Deuxième étape de mon périple à travers l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré, auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

Dans ce roman, écrit près de 18 ans après "La fille d'Agamemnon", Ismail Kadaré nous conte la suite de l'histoire de Suzana et de son père, lequel a poursuivi sa brillante carrière politique jusqu'à devenir rien de moins que le dauphin en titre du Guide de la Nation. Mais dans l'Albanie totalitaire, on ne s'élève si haut que pour mieux tomber. Et tel fut bien le sort du père de Suzana, retrouvé mort, "suicidé" d'une balle en pleine poitrine, par un froid matin de décembre.

Ismail Kadaré s'est ici inspiré d'un fait réel: la mort, restée à ce jour mystérieuse, d’un proche compagnon d'Henver Hodja, Mehmet Shehu, en 1981 *, dans un contexte politique très tendu, alors que l'Albanie et la Yougoslavie s'opposaient sur la question du Kosovo. Et partant, il nous offre un roman étrange, bruissant des multiples rumeurs d'une chute annoncée, puis des innombrables hypothèses suscitées par cette mort suspecte. Malgré la peur de la police secrète, les langues et les imaginations vont bon train, épinglant le ministre de l'intérieur, principal rival du Successeur, ou tourmentant la conscience de l'architecte qui signa son chef-d'oeuvre avec la rénovation de la maison du Dauphin en titre, au mépris de l'envie qu'une si belle demeure ne pouvait manquer d'éveiller...

Entretissant les nombreux fils de son récit, sans même se soucier de mener à terme les motifs ainsi esquissés, Ismail Kadaré livre, une fois de plus, un tableau implacable du régime totalitaire albanais, machine à broyer les hommes - disgrâciés, relégués, emprisonnés voire "suicidés" - et les sentiments humains - le nouvel amour de Suzana se voyant, lui aussi, sacrifié. Tout cela non sans s'offrir le luxe d'égratigner au passage les clichés obsolètes que l'Occident démocratique s'obstine à prendre pour la réalité albanaise, au cours de quelques rares moments d'un humour teinté de noir...

* Cette année-là, une manifestation de la population albanaise du Kosovo avait été violemment réprimée par le gouvernement yougoslave – un événement qu’Ismail Kadaré a traité dans le récit "Le cortège de la noce s’est figé dans la glace".

Extrait:

"Ce qui avait débuté comme une simple curiosité populaire prit des couleurs tragiques à l'occasion de la Fête nationale où le Guide et le Successeur se tenaient côte à côte. A la différence des années précédentes où ils s'étaient souri durant la cérémonie tout en échangeant quelques propos, le visage du Guide était cette fois demeuré de marbre. Non seulement il ne s'était pas adressé à lui une seule fois, mais comme pour mieux faire sentir son mépris, il avait par deux fois dit quelque chose à celui qui se tenait de l'autre côté: le ministre de l'intérieur." (pp. 25-26)

D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Eschyle ou l'éternel perdant", "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace".

20 décembre 2008

Puissance originelle de la tragédie

“Théâtre complet” d’Eschyle
4 ½ étoiles51PAGBZZEBL__SL160_AA115_

GF-Flammarion, 2006, 247 pages, isbn 2080700081

(traduit du Grec par Emile Chambry)

Eschyle est passé à la postérité comme le père de la tragédie antique, autant à cause de l’intensité dramatique inédite qu’il lui a conférée que pour les innovations techniques qu’il lui a apportées, innovations dont la plus importante est sans doute l’ajout d’un second acteur alors que jusque là un seul protagoniste dialoguait avec le chœur. Son œuvre - ou du moins le peu que nous en connaissons, sept pièces à peine sur les 90 que lui prête la tradition – n’a pas cessé d’influencer et de nourrir toute la création théâtrale occidentale. Et pourtant, elle ne peut que surprendre le lecteur d’aujourd’hui, tout prévenu qu’il soit par la préface d’Emile Chambry, traducteur et maître d’œuvre de cette édition, ou encore par l’essai qu’Ismail Kadaré a consacré au dramaturge grec, “Eschyle ou l’éternel perdant”. Car cette œuvre se révèle à la fois étonnament statique – l’action ne prend pas place sur la scène qui n’en accueille jamais que le récit a posteriori – et profondément émouvante, toute sa puissance dramatique se concentrant dans l’expression des sentiments suscités par l’action qui se déroule hors champ.

Ce volume publié aux éditions GF-Flammarion reprend les sept pièces conservées d’Eschyle.

  • “Les suppliantes”, qui nous est parvenue dans un état très fragmentaire, et qui évoque le destin des cinquante filles de Danaos, bien déterminées à échapper à un mariage avec leur cinquante cousins, fils de leur oncle Egyptos.
  • “Les Perses” retraçant la déroute de l’armée de Xerxès à Salamine, et ses conséquences pour l’empire perse, privé en quelques heures de la fleur de sa jeunesse.
  • “Les sept contre Thèbes” nous conte la lutte fratricide des deux fils d’Œdipe et de Jocaste, Etéocle et Polynice, et se referme sur la mort des deux frères alors que leur sœur Antigone vient de prendre la décision d’ensevelir Polynice dans le respect des rites, malgré l’interdiction de leur oncle Créon.
  • “Prométhée enchaîné”, qui se penche sur le sort du premier rebelle, enchaîné sur un rocher où un aigle vient chaque jour lui dévorer le foie, s’ouvre sur une scène étonnante où l’on voit Héphaistos, le dieu forgeron, pris de pitié pour le titan qu’il doit laisser entravé dans ce lieu désolé et abandonné de tous…
  • Enfin, l’ensemble est complété par les trois pièces de l’Orestie, la seule des trilogies dramatiques d’Eschyle qui nous soit parvenue dans son intégralité, déroulant le cycle des vengeances qui suivit le sacrifice par le roi de Mycènes de sa fille aînée Iphignénie, au début de la guerre de Troie, en passant par le meurtre du roi par son épouse Clytemnestre (dans “Agamemnon”) puis par l’assassinat de cette dernière par leur fils Oreste (“Les Choéphores”) avant que l’intervention de la déesse Athéna, instituant un tribunal pour juger les crimes de sang, ne mette fin à la spirale de la violence (“Les Euménides”).

Si la traduction d’Emile Chambry, déjà ancienne, peut paraître ça et là quelque peu vieillotte, le théâtre d’Eschyle n’en conserve pas moins une fraîcheur et une force étonnante. Et la présente édition offre juste ce qu’il faut de notes pour nous permettre de l’apprécier pleinement.

2 janvier 2009

Sortilège caraïbe

“Wide Sargasso Sea” de Jean RhysCouverture_Sargasses
4 1/2 étoiles

Penguin, 1970, 156 pages, isbn 0140028781

Jamaïque, XIXème siècle, nombreuses sont les familles de planteurs ruinées suite à l’abolition de l’esclavage, en butte au mépris des nouveaux venus européens, débarqués de métropole munis de capitaux frais, et à la haine tenace de leurs anciens serviteurs noirs et métis. Et la famille d’Antoinette Cosway compte parmi les plus pauvres, reléguée loin de tout dans une plantation à l’abandon où la jeune créole grandit en sauvageonne, courant les bois à longueur de journée, fuyant toutes traces de présence humaine.

Avec ce roman qui lui valut enfin une reconnaissance tardive, après trente années d’oubli et de silence, Jean Rhys retrouve la terre natale qu’elle avait quittée à l’âge de seize ans pour rejoindre l’Europe. Et elle en dresse un tableau d’une beauté sensuelle, frémissante, ensorcelante, un tableau pourtant trop troublant, trop inquiétant, pour qu’on se contente d’y voir l’image d’un paradis perdu. L’oppression y est omniprésente, qu’il s’agisse de celle des noirs par les blancs, de celle que le dédain des métropolitains fait peser sur les vieilles familles créoles usées par le climat des caraïbes et des générations d’unions consanguines, ou encore de la menace diffuse des sortilèges de l’obeah, cette magie vaudou à laquelle les blancs ne croient pas, disent-ils, mais dont ils ne craignent pas moins les effets.

Et à travers le destin de la jeune Antoinette Cosway, c’est aussi l’oppression que fait peser sur une femme trop fragile une société impitoyable envers celle qui refuse de se soumettre à ses conventions et au jeu des apparences, qui est au cœur de ce livre dont l’épilogue tragique est connu de tous les lecteurs de Jane Eyre. Car c’est bien l’histoire de la première Mrs Rochester que Jean Rhys a choisi de nous conter ici : Antoinette, dotée d’une coquette fortune et d’un nouveau nom suite au remariage de sa mère avec le riche Mr Mason, rebaptisée Bertha par son mari qui en est venu à lui vouer une haine viscérale, en même temps qu’il en est venu à haïr la beauté trop présente, trop troublante, des Caraïbes…

Tout comme lors de ma découverte de
“L’Oiseau-moqueur et autres nouvelles”, j’ai éprouvé un vrai bonheur à me replonger dans l’univers pourtant si noir et inquiétant de Jean Rhys. Et le bonheur comme le trouble instillés à la lecture de “Wide Sargasso Sea” sont de ceux, si rares, qui continuent longtemps à accompagner le lecteur… Cela vaut bien de prendre le risque de ne plus jamais pouvoir lire “Jane Eyre” (et regarder son Mr Rochester) du même œil qu'auparavant!

Extraits :

“Everything is too much, I felt as I rode wearily after her. Too much blue, too much purple, too much green. The flowers too red, the mountains too high, the hills too near.” (p. 59)

“It is not for you and not for me. It has nothing to do with either of us. That is why you are afraid of it, because it is something else. I found that out long ago when I was a child. I loved it because I had nothing else to love, but it is as indifferent as this God you call on so often.” (p. 107)

41NPA17JJ6L__SL160_AA115_En VF: “La prisonnière des Sargasses”
traduit de l’Anglais par Yvonne Davet
Gallimard/L’Imaginaire, 2004, 238 pages, isbn 9782070770854

Mais la vieille édition Penguin que j'ai dénichée à la bibliothèque propose en outre une bonne introduction de Francis Wyndham, retraçant de façon claire, concise et sensible, le parcours de Jean Rhys...

D'autres livres de Jean Rhys, dans mon chapeau: "L'Oiseau-moqueur et autres nouvelles" et "Quai des Grands-Augustins".

3 janvier 2009

Tout ça pour ça?

18455757"Certains l'aiment chaud" de Billy Wilder,
avec Marilyn Monroe, Jack Lemmon et Tony Curtis

Ce film, diffusé jeudi soir sur Arte, était devenu un mythe, à l'égal de son interprète féminine dont il avait contribué à lancer la carrière. Et il s'annonçait accompagné d'une pluie d'étoiles dans le programme TV.

Mais je dois être imperméable aux charmes de Marilyn... Quant aux terrrrribles gangsters de Chicago: même pas peur! Et si "Arsenic et vieilles dentelles" me fait mourir de rire à tous les coups, je ne peux pas en dire autant des prestations de Jack Lemmon et Tony Curtis en travestis.

Bref, j'ai très tôt fini par ne plus regarder la télévision que d'un seul oeil. Et mon avis tout subjectif tient en quatre petits mots: tout ça pour ça?

2 mai 2011

Signes d’une vie intransigeante

“Correspondance complète (1793-1811)” de Heinrich von Kleist415F1XJFP7L__SL500_AA240_
4 étoiles

Gallimard/Le Promeneur, 2000, 484 pages, isbn 9782070757497

(traduit de l’Allemand par Jean-Claude Schneider)

La fréquentation du théâtre d’Heinrich von Kleist – et en particulier de son ultime chef-d’œuvre, “Le prince de Hombourg” – m’a laissé la forte impression d’une œuvre aussi lumineuse que troublante, échappant résolument à toute rationalisation facile, à toute tentative d’enfermement. Mais rien, dans le souvenir que je garde de l’œuvre, ne laissait présager ce que j’ai découvert de son auteur – ou du moins des traits les plus saillants de sa personnalité - à la lecture de sa correspondance. A tel point qu’il me semble nécessaire, et j’y reviendrai, de reprendre l’œuvre à la lumière de ces lettres.

Car si l’on laisse de côté une première lettre isolée, datée de 1793 et adressée par un Heinrich von Kleist adolescent à l’une de ses tantes, la sensation qui s’impose dès la deuxième missive, datée, elle, de 1799, alors que Kleist s’apprête à quitter l’armée pour reprendre ses études et qu’il détaille son projet de formation à l’intention de son ancien précepteur, est bien celle d’un enfermement dans un “plan de vie” qui ne laisse aucun espace de jeu. Le cadre de la réflexion de Kleist à ce moment est celui, très étroit, de la pensée rationnelle, des Lumières de la Raison, dont le jeune homme se fait le zélé prosélyte auprès de ses correspondants, de sa sœur Ulrike qu’il exhorte à se choisir elle aussi un projet de vie, et de sa fiancée, Wilhelmine von Zenge, qu’il encourage à se “former” assidûment, sans jamais relâcher ses efforts: “Oui, Wilhelmine, si tu pouvais me faire le plaisir de progresser sans cesse en cultivant ton cœur et ton esprit, si tu pouvais me permettre de faire de toi une épouse comme j’en souhaite une pour moi, une mère comme j’en souhaite une pour mes enfants, éclairée, instruite, dépourvue de préjugés, obéissant toujours à la raison et s’abandonnant volontiers à son cœur (…)” (p. 119)

De l’abandon de ses projets d’études à la rupture des fiançailles avec Wilhelmine von Zenge, puis au fil des tentatives (comme éditeur, journaliste, dramaturge…) et des échecs se succédant jusqu’à l’issue fatidique et au double suicide d’Heinrich von Kleist et d’Henriette Vogel au bord du Wannsee, en 1811, l’intransigeance du jeune homme changera parfois d’objet, l’idéal qui l’anime changera parfois de forme, mais sans jamais rien rabattre de ses terribles exigences. Celles-ci durent sans nulle doute peser lourdement sur les proches de Kleist, sa sœur Ulrike, sa cousine Marie ou encore Wilhelmine von Zenge. Et leur fréquentation assidue se révèle pesante aussi pour le lecteur d’aujourd’hui pourtant bien à l’abri, à près de deux siècles de distance, loin de ces temps où Kleist ne trouve décidément pas sa place, loin de la tourmente de la révolution française et des guerres napoléoniennes… La tension est pour ainsi dire constante, ne se relâchant qu’un court instant devant la beauté d’une madone de Raphaël ou la splendeur d’un paysage. Mais si éprouvante que soit la lecture de cette correspondance, celle-ci est essentielle à la connaissance de la personnalité d’Heinrich von Kleist et de sa trajectoire fulgurante, et elle se révèle par ailleurs fascinante à plus d’un titre, offrant ample matière à réflexion, historique comme psychologique.

Extrait :

“Hélas, tu ne sais pas ce qu’il y a au fond de mon être. Cela pourtant t’intéresse? – Oh, certainement! Et j’aimerais te faire tout partager, si cela était possible. Mais ce n’est pas possible, même s’il n’y avait pas d’autre obstacle que celui-ci: le défaut d’un moyen pour communiquer. Le seul que nous possédions, la langue, y est déjà impropre, elle ne peut peindre l’âme, et ce qu’elle nous donne n’est que fragments en lambeaux. Aussi ai-je chaque fois comme un sentiment d’effroi quand je dois révéler à quelqu’un le fond de ma nature; non pas que je craigne de le mettre à nu, mais parce que je ne peux pas tout montrer, ne le peux pas, et qu’il me faut redouter alors d’être mal compris à cause de cette image fragmentaire.” (p. 186)

12 janvier 2009

Un bijou indémodable

afte"Diamants sur canapé (Breakfast at Tiffany's)" de Blake Edwards,
avec Audrey Hepburn et George Peppard

En ce début d'année, les vieux classiques se suivent au petit écran et ne se ressemblent pas. Après un "Certains l'aiment chaud" qui m'avait laissée de glace, Arte a proposé lundi dernier un autre jalon du cinéma américain. Un bijou indémodable, celui-là, paré de toute l'élégance d'Audrey Hepburn.

Drôle, oui, mais aussi mélancolique et un peu amer. Croissant beurré et café noir. C'est un petit déjeuner devant les vitrines de Tiffany's, adapté du roman de Truman Capote, qui a conservé tout son charme. Le portrait faussement léger de la Big Apple, vibrante, pétillante, insouciante, et de ses habitants un peu perdus, au fond, à l'instar d'un petit chat roux sans nom ni collier qui fait le gros dos sous une pluie battante, comme elle ne bat qu'à New York...

19 janvier 2009

Psychologique

Paff541984111"Le verdict" de Sidney Lumet,
avec Paul Newman et Charlotte Rampling

Diffusé hier soir sur Arte, généralement considéré comme l'archétype du film de prétoir, "Le verdict" s'écarte pourtant des canons les plus récents du genre, en privilégiant une plongée dans la psychologie tourmentée de son héros à la construction d'un suspense ou à une confrontation intense entre deux personnalités contrastées.

Frank Galvin avait sombré dans l'alcool tandis que sa carrière se voyait brutalement freinée. Aussi, lorsque son ancien mentor lui propose de défendre les intérêts d'une jeune femme qui est tombée dans le coma suite à une erreur médicale, l'enjeu ne se limite pas, pour lui, à une simple question de dédommagement financier. Car ce sont bel et bien sa dignité, et sa conception de la justice, qui se retrouvent alors mis en balance. Ses doutes et sa peur de l'échec n'en sont sans doute que plus grands. Et c'est finalement le combat que Frank Galvin doit mener contre lui-même qui, plus que les aléas de la procédure, est au centre du "verdict".

Ce film réalisé en 1982 a bien pris quelques rides - question de rythme, surtout -, mais ce n'en est pas moins une belle découverte. Pour l'humanité que Sidney Lumet apporte à son traitement d'une histoire aussi dramatique qu'elle n'est, hélas, ordinaire. Et surtout grâce à l'interpétation magistrale de Paul Newman, qui y incarnait Frank Galvin, tout en justesse et en sobriété.

Un autre film de Sidney Lumet, dans mon chapeau: "Le crime de l'Orient-Express"

Une biographie/hommage de/à Sidney Lumet

24 janvier 2009

Douze hommes - et femmes - en colère

18675074"Le crime de l'Orient-Express" de Sidney Lumet, avec Albert Finney, Lauren Bacall, Ingrid Bergman, Vanessa Redgrave, Jacqueline Bisset, John Gielgud, Sean Connery, Anthony Perkins et Jean-Pierre Cassel (Ouf! Excusez du peu...)

Sidney Lumet fut décidément à l'honneur sur nos petits écrans cette semaine. Après "Le verdict" diffusé sur Arte dimanche, ce fut en effet au tour du "Crime de l'Orient-Express" sur Club-RTL ce mercredi.

Dans cette transposition impeccable d'un des meilleurs romans d'Agatha Christie, Albert Finney campe un Hercule Poirot bien moins bonhomme que ceux de Peter Ustinov ou de David Suchet, donnant à cette sombre histoire de vengeance une tonalité décidément très sombre. Et ce n'est pas plus mal comme ça!

Le film est en outre servi par un casting de rêve, où l'on peut épingler Lauren Bacall, dans le rôle en or de la grande tragédienne Linda Arden, jouant elle-même le rôle d'une imbuvable touriste américaine, Sean Connery, en flegmatique colonel  de l'armée des Indes, et Ingrid Bergman, absolument méconnaissable. Voici un classique qui m'a valu de passer un bon moment de télévision, même si, à force d'avoir lu et relu le roman, j'en connaissais le dénouement par coeur...

25 janvier 2009

Lucidité prémonitoire

"L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" d'Ismaïl Kadaré
5 étoiles
9782213019420

Fayard, 1990, 235 pages, isbn 2213019428

(traduit de l'Albanais par J. Vrioni et A. Zotos)

Les deux longues nouvelles - ou courts romans - réunis ici évoquent toutes deux, dans des tonalités très différentes, de sombres pages d'histoire, de l'Albanie pour la première, du Kosovo pour la seconde.

"L'année noire" nous entraîne en 1914, alors que l'Albanie qui vient de reprendre son indépendance vis à vis de l'empire ottoman est en proie à tous les soubresauts d'un accouchement difficile, et se voit parcourue en tous sens - et surtout sans aucun bon sens - par sa toute jeune armée nationale sous la conduite d'officiers hollandais (qui s'expriment  en Néerlandais dans le texte, et d'ailleurs c'est très simple: ils ne parlent pas l'Albanais), des troupes régulières françaises, serbes et autrichiennes , sans oublier d'innombrables groupes de partisans d'obédiences diverses. Et croyez-le ou non, il résulte de cet imbroglio un véritable petit roman picaresque, mené à un train d'enfer et sur un ton joliment caustique, à la lecture très réjouissante...

L'atmosphère se fait bien plus grave avec "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" qui nous conte l'écrasement brutal par les troupes yougoslaves de manifestations d'étudiants albanais au Kosovo le 1er avril 1981. Ismaïl Kadaré a ici choisi de confier son récit à deux témoins privilégiés, deux humanistes, chacun à leur manière.

Teuta Shkréli est médecin. Elle dirige le service de chirurgie de l'hôpital de Pristina, et tout au long de cette journée fatidique, elle a opéré des manifestants, déchiquetés par des rafales de mitraillettes ou broyés par les chenilles des tanks. Elle apparaît à son mari Martin comme l'anti-Lady Macbeth, celle qui ne peut laver ses mains du sang qu'elle n'a pourtant pas versé. Elle est - littéralement - la figure de l'Humanité face à la Barbarie.

Quant au second témoin, Martin Shkréli, il est un spécialiste reconnu de la littérature albanaise médiévale, écrivain et professeur à l'université où certaines des victimes des répressions comptaient parmi ses étudiants. Et comme son épouse, il n'est que trop sensible à toute l'absurdité et à toute l'horreur de la situation du Kosovo où la mort appelle la mort, le sang versé appelle le sang. Des questions éternelles se posent à travers sa bouche. Celle de "la thèse eschylienne selon laquelle «un abus de justice met le droit du côté du coupable»." (et oui, revoilà donc l'indispensable Eschyle *). Et celle de la marge de manoeuvre qui reste à un écrivain dans une telle situation, alors qu'il ne peu s'exprimer qu'au risque de sa tête: "(...) que leur faut-il de plus? Qu'exigent-ils encore de moi? Que je provoque un scandale, que j'aille me fourrer moi-même en prison? Ah! C'est alors, je le sais, qu'ils manifesteraient leur satisfaction, mais aussi leurs regrets de m'avoir poussé jusque là: nous lui avons fait un bien mauvais procès, diraient-ils, car il a prouvé, en définitive, qui il était, et nous avons eu tort, sans doute, de le forcer à ce vain sacrifice. Hélas. ces regrets tardifs ne sauraient plus rien réparer" (pp. 159-160)

Ecrit en 1981-1983, dans la foulée même des événements, "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" touche certes son lecteur précisément par l'humanisme qui s'y exprime à travers les personnages de Martin et de Teuta Shkréli, par leur volonté délibérée de continuer à espérer alors qu'ils ne se font pourtant guère d'illusions... Mais surtout c'est un texte qui reste d'une actualité brûlante, tant il fit preuve d'une lucidié prémonitoire quant aux événements qui suivirent. Ainsi "(...) ils continuaient de parler de cette réunion du lendemain à l'Académie, revenaient sur les raisons possibles du changement d'attitude de Kostic, lié sans doute aux rivalités qui opposaient deux clans très puissants, celui des Serbes d'un côté et des Slovéno-Croates de l'autre. Il se passai des choses au-delà même des frontières de la Kosova, cela était évident. Les fédéralistes ne pouvaient rester les bras croisés devant la furie des Serbes. Les dernières déclarations de Bakaric et de Dolanc... A n'en pas douter, il y avait aussi le feu au coeur de l'édifice." (NDFC: c'est moi qui souligne...) (pp. 201-202)

* Voir "Eschyle ou l'éternel perdant"

D'autres livres d'Ismail Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant" et "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles".

Ismail Kadaré était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

20 février 2009

Crépusculaire et magnifique

18984917"Two lovers" de James Gray,
avec Joaquin Phoenix, Gwyneth Paltrow et Vinessa Shaw

Leonard (Joaquin Phoenix) est partagé entre la brune Sandra (Vinessa Shaw) que ses parents lui ont présentée, qui l'aime et qu'il aime vraiment bien, et la blonde Michelle (Gwyneth Paltrow) qu'il aime passionément-à-la-folie mais qui, elle, l'aime bien, tout simplement, et qui du reste n'est pas libre... Voilà un synopsis annonçant une énième variation sur le thème du triangle amoureux et de l'entre-les-deux-mon-coeur-balance, qui n'aurait sans doute pas suffi à me convaincre d'aller voir "Two lovers" si Hugues Dayez (RTBF) et Fernand Denis (La libre Belgique) ne s'étaient ligués pour lui consacrer des critiques enthousiastes... Je m'y suis donc risquée. Et quel bonheur que ce film!

Adaptant très librement un récit de Dostoïevski - "Les nuits blanches" - dont il transpose l'action à Brighton Beach, quartier populaire de New York, James Gray en propose une véritable relecture à l'égal de ce qu'avait fait Raphaël Nadjeri pour "La douce" (avec son film "The shade": très beau mais trop peu connu...). James Gray ressuscite ainsi avec une sensibilité et une intelligence rares les émotions à fleur de peau du héros de Dostoïevski. Bien loin du traintrain prévisible du mélo sentimental, "Two lovers" empoigne son spectateur dès les premières images - il faut dire que ça commence plutôt fort, et mal pour Leonard, par une tentative de suicide -, et ne le libère, le coeur aux bords des yeux, que bien après que le générique n'ait fini de défiler, sans que la tension se soit jamais relâchée dans l'intervalle.

Bien malin qui pourrait expliquer comment James Gray réussit à atteindre ce résultat, mais nul doute qu'il ait su tirer parti à merveille de toutes les facettes de son film, de la prise d'image à la bande-son (qui n'en fait pas des tonnes du côté des violons). Sans oublier les comédiens, Joaquin Phoenix en tête, qui jouent si juste que ce serait leur faire injure que de parler de leurs "performances"...

Mélancolique, tout entier baigné dans une lumière crépusculaire, "Two lovers" est surtout une méditation bouleversante sur la perte des illusions. Et, en un mot comme en cent, c'est un film magnifique.

Article de Fernand Denis, dans La libre Belgique, repris sur www.cinebel.be

Article dans The New York Times

11 décembre 2008

Soleil d'hiver

"Deux rives" de Fabio Pusterla
4 étoiles
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Cheyne/D'une voix l'autre, 2004, 115 pages, isbn 284116070x

(traduit de l'Italien par Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet)

Né à Mendrisio, en Suisse italienne, en 1957, Fabio Pusterla partage à présent sa vie entre sa région d'origine et l'Italie du Nord. Entre l'enseignement, les traductions et une oeuvre poétique, qui apparaît au travers de ces "Deux rives" comme une poésie des lieux abandonnés où flotte pourtant encore le souvenir d'une présence, à l'égal d'un parfum... C'est une ruelle désertée, après le passage du promeneur dont les pas s'éloignent. Ce sont les échos laissés par les voix des habitants d'un quartier d'Ancône, détruit par un bombardement. C'est Armand Robin, un poète tombé dans l'oubli, et qui s'en voit tiré le temps d'une épitaphe. Ce sont les mots, même, qui se dérobent...

Composant ce recueil en mêlant des textes tirés en fait de deux livres différents, "Le Cose senza storia" et "Pietra sangue", Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet sont parvenus à offrir au lecteur francophone une vision aussi cohérente que séduisante de l'univers de Fabio Pusterla. La vision d'une beauté fragile sous un pâle soleil d'hiver. Une vision que j'aimerais pouvoir retrouver ailleurs...

Extrait:

Epitaffi per Armand Robin (3)

"Durante i miei lunghi ascolti
sentivo le margherite
chinare la testa pazienti
sul flusso delle radici:
terra nera che infossa.
Zolla su zolla dispensa
un alito greve, profondo.
Le voci dei miei poeti
salivano sempre dal basso,
parlavano piano
dal fondo."

Epitaphes pour Armand Robin (3)

"Pendant mes longues écoutes
je sentais que les marguerites
courbaient la tête, patientes
au-dessus de la force des racines:
terre noire, fossé.
Motte après motte, elle dispense
un souffle pesant, profond.
Les voix de mes poètes
montaient toujours d'en bas,
parlaient bas
à partir du fond."
(pp. 94-95)

Un autre poème de Fabio Pusterla, dans mon chapeau: Presso Voghera/Près de Voghera

Vous trouverez aussi plusieurs billets consacrés à Fabio Pusterla sur le blog d'Angèle Paoli, Terre de femmes: ici,  , et encore là-bas.

10 février 2009

L'école des femmes, version coréenne

18427541"L'Arc" de Kim Ki-Duk,
avec Seo Min-Jeong

Canvas (deuxième programme de la VRT, télévision belge d'expression flamande) a l'excellente habitude de proposer tous les dimanche soirs une programmation de cinéma d'auteur, du monde entier, et cela à une heure certes tardive mais pas complètement indécente (vers 21h30-22h)*.

J'ai donc sauté sur l'occasion qui m'était offerte ce dimanche de découvrir "L'Arc" du cinéaste coréen Kim Ki-Duk, dont j'avais aimé "Printemps, été, automne, hiver... et printemps" - un film très contemplatif, magnifiant les beautés de la nature, et néanmoins dramatique, histoire de crime et de rédemption sur fond de passage des saisons dans un ermitage isolé au milieu d'un lac. Autant dire que je n'ai pas été trop dépaysée au début de "L'Arc", en me retrouvant sur un bateau, perdu au milieu des flots et fort loin du monde. Des années plus tôt, le propriétaire de ce bateau avait recueilli une petite fille qu'il a depuis élevée avec l'idée d'en faire sa femme quand elle atteindrait ses dix-sept ans. Au moment où nous le retrouvons, quelques mois à peine le séparent encore de la date prévue pour ce mariage. Sa pupille est devenue très belle, et le vieil homme doit bien souvent recourrir à l'arc dont il joue en virtuose pour tenir à distance les pêcheurs de passage qui la convoitent eux aussi. Et bien sûr, les choses commencent bientôt à dérailler...

Mais si tout ça vous a un petit air d'école des femmes, le film de Kim Ki-Duk est beaucoup moins drôle que la pièce de Molière. Et à vrai dire, je ne sais pas trop ce qu'il est tant il semble ne pas savoir sur quel pied danser, à force d'hésiter entre la bluette sentimentale (et ses couchers de soleil, vrais chromos de carte postale - c'est juste too much!), le drame et la pantomime (le vieil homme et sa pupille semblent se comprendre sans parler, et ma foi, ils se font vraiment comprendre du spectateur sans prononcer le moindre mot!), avant de virer vers le fantastique - de façon assez peu convaincante, à mon avis - dans le dernier quart d'heure. Bref, cela valait certainement le coup d'oeil, et ce n'était pas désagréable à regarder, mais pour le coup, je n'ai pas vraiment été séduite.

Les avis postés sur la toile sont d'ailleurs assez partagés: du plutôt positif  (ici et ) au très sévère (ici), en passant par le guère enthousiaste (ici ou )

* En parlant d'heure de diffusion indécente, Arte a programmé "Le cercle", magistral réquisitoire de Jafar Panahi traitant de la condition féminine en Iran, ce mercredi 11 février... à 23h10. Sans commentaire ;-).

17 février 2009

"Le premier peintre du monde"

x196image_122223_v2_m56577569831216946Exposition Mantegna,
au musée du Louvre
Du 26 septembre 2008 au 5 janvier 2009

L'oeuvre d'Andrea Mantegna, que François d'Angoulême - le futur François 1er, à l'affut des nouveaux courants artistiques venus d'Italie et ce dès son plus jeune âge - avait qualifié de "premier peintre du monde", m'était tout compte fait peu familière, exception faite de son célèbre Christ mort (conservé à la Pinacoteca di Brera, Milan) et des tableaux qu'il avait réalisés pour le studiolo d'Isabelle d'Este (conservés au musée du Louvre).

C'est dire que la visite de la rétrospective que lui avait consacrée le musée du Louvre eut pour moi tout d'une découverte. D'autant que Giovanni Agosti et Dominique Thiébaut avaient mis les petits plats dans les grands en rassemblant non seulement une sélection impressionnante des oeuvres du peintre de Mantoue  mais aussi de ses prédécesseurs et successeurs, des peintures mais aussi des dessins et gravures , nous offrant ainsi bien plus qu'un regard sur le travail de Mantegna: une vision du monde où son oeuvre a vu le jour.

Et le moins que je puisse dire, c'est que la rencontre avec une oeuvre sans concession, âpre et austère à bien des égards, et si bien mise en valeur malgré la grande foule (dans les derniers jours d'ouverture de l'exposition, on se marchait vraiment sur les pieds) était une expérience intense. Tant d'images à absorber en quelques heures, tant d'impressions et d'émotions contradictoires, que je ne sais tout simplement pas - même quelques semaines après ma visite - par où commencer pour en rendre compte. Sinon peut-être en évoquant quelques images qui surnagent au-dessus de la mêlée. Par leur étrangeté, telle "La prière au jardin des oliviers" où une abondance de petits lapins compensent le manque d'oliviers.

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"La prière au jardin des oliviers", National Gallery (Londres) (source)

Ou encore par leur intensité dramatique et leur mise en espace, tel de le "Saint-Sébastien d'Aigueperse".

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"Saint-Sébastien d'Aigueperse", musée du Louvre (Paris) (source)

Et puis, un petit coup de coeur tout personnel, même si un peu hors-sujet, pour le portrait d'Isabelle d'Este par Léonard de Vinci que la marquise de Mantoue avait sollicité parce qu'elle n'était pas tout à fait satisfaite de son portrait peint par Mantegna...

Le site de l'exposition

Cette exposition a fait en outre l'objet d'un somptueux catalogue, dont je reparlerai plus tard...

14 avril 2009

Ecran de fumée

"Indépendance (Frank Bascombe, II)" de Richard Ford9782020326438
3 ½ étoiles

Points, 1997, 588 pages, isbn 9782020326438

(traduit de l’Anglais par Suzanne V. Mayoux)

Deuxième étape de ma découverte de l'oeuvre de Richard Ford, et par la même occasion, des aventures de Frank Bascombe...

Trois années se sont écoulées depuis les événements relatés dans "Un week-end dans le Michigan". Frank Bascombe a quitté son emploi de journaliste sportif et est devenu agent immobilier. Son ex-épouse s’est remariée avec un architecte du nom de Charley O’Dell et est partie s’installer dans le Connecticut en emmenant leurs deux enfants, Paul et Clarissa. Et Paul, justement, s’est mis depuis quelque temps à filer du mauvais coton. En ce week-end (encore!) de la fête de l’Indépendance, Frank s’apprête donc à entraîner son fils dans un petit voyage qui leur fournira, croit-il, l’occasion d’une bonne conversation entre hommes. Mais bien sûr, les choses ne se passeront pas comme prévu…

Autant je me suis sentie d’emblée "embarquée" par "Un week-end dans le Michigan", que je n’ai littéralement pas pu lâcher avant d’en tourner la dernière page, autant "Indépendance" m’a laissée partagée, oscillant tout au long de ma lecture entre un ennui poli et un intérêt somme toute fort modéré. Non que la qualité de l’ouvrage de Richard Ford laisse ici à désirer, car j’ai bien retrouvé l’acuité d’observation qui faisait merveille dans le premier épisode des aventures de Frank Bascombe, et la belle épaisseur dont l’auteur parvient à doter le petit monde de Haddam. Mais rien à faire: Frank Bascombe devenu agent immobilier affiche une tendance à la monomanie nettement plus marquée que le journaliste sportif, obsédé qu’il est à présent par des interrogations qui sont en tout état de cause fort éloignées de mes préoccupations, et par une théorie de l’engagement et de l’indépendance qui suppose que l’on n’engage en fait pas grand-chose, à part peut-être un peu d’argent. Pire encore, je n’ai pas pu me défendre de l’impression que toutes ces réflexions passablement fumeuses, toute cette philosophie à deux sous et ces histoires de "Phase d’Existence", n’étaient que le reflet des piètres tentatives de Frank pour occulter le fait qu’il ne digérait pas le remariage de son ex-épouse et surtout le départ de ses enfants pour le Connecticut…

Bref, ce nouvel avatar de Frank Bascombe s’est révélé à mes yeux comme un assez beau spécimen de casse-pieds, et j’ai épuisé mon capital de sympathie à son endroit assez tôt dans ma lecture d’"Indépendance". Alors, fort heureusement, il reste le "régal de dialogues à couper le souffle, de vacheries ciselées au scalpel, de digressions succulentes" annoncé – sans trop d’exagération - par la quatrième de couverture. Il reste le plaisir que j’ai éprouvé à la lecture de quelques portraits-charges d’une ironie mordante, tel celui du nouveau mari de l’ex-madame Bascombe, républicain bon teint, ou celui du vigile qui veille à la tranquillité du quartier résidentiel luxueux où le nouveau couple s’est installé. Et il reste un beau tableau teinté d’amertume d’une Amérique confrontée à "la sensation nouvelle d’un monde féroce embusqué tout autour de [son] territoire, une appréhension à laquelle (…) les habitants ne pourront jamais s’accoutumer, qui demeurera inconciliable jusqu’à l’heure de leur mort." (p. 12), et qui sombre petit à petit dans la morosité et une inquiétude sournoise. En ce mois de juillet 1988, alors que la campagne électorale – George Bush Sr vs Michael Dukakis – bat son plein, on peut reconnaître là quelques signes avant-coureurs d’une paranoïa qui prendra de tout autres proportions sous la présidence de George Bush Jr. Et c’est là largement de quoi maintenir l’intérêt peu ou prou en éveil, à défaut malheureusement de retrouver la magie d’"Un week-end dans le Michigan"…

Extrait:

"(…) je lance mon premier «sujet intéressant»: combien il est difficile, ici, à une quinzaine de kilomètres au sud de Hartford, d’imaginer que, le 2 juillet 1776, toutes les colonies de la côte se méfiaient les unes des autres comme de la peste, se comportaient comme autant de nations séparées, farouchement guerrières, qui redoutaient plus que tout la perte de valeur de la propriété et la religion pratiquée par les voisins (comme aujourd’hui), et qui savaient pourtant qu’il leur fallait trouver moyen d’accroître leur prospérité et leur sécurité. (Au cas où cela paraîtrait complètement barjo, c’est sérieux, c’est au programme sous l’intitulé: «Les liens entre le passé et le présent: de la fragmentation à l’unité et à l’indépendance.» A mon sens, c’est un thème de réflexion totalement approprié à la difficulté qu’éprouve Paul à intégrer son passé disloqué dans son présent tumultueux, de façon à ce que les deux s’associent raisonnablement pour lui procurer liberté et indépendance, plutôt que de rester dissociés au point de le rendre cinglé. Les cours d’Histoire sont des leçons subtiles qui nous incitent à avoir la mémoire et l’oubli sélectifs, et valent donc beaucoup mieux que la psychiatrie, qui vous force à tout vous rappeler.)" (pp. 343-344)

D'autres livres de Richard Ford, dans mon chapeau: "Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" et "L'état des lieux (Frank Bascombe, III)"

Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.

9 avril 2009

Deux siècles de sidérurgie en bord de Meuse

"Les Hauts Fourneaux d’Ougrée – Histoire d’une usine à fonte" de François Pasquasy2871302650gf
4 étoiles

Céfal/Ly Myreur des Histors, 2008, 318 pages, isbn 978871302650

En cheminant de Huy vers Liège par la vallée de la Meuse, on ne peut pas ignorer le haut-fourneau B d’Ougrée. Construit en 1962, il est le dernier représentant d’une longue lignée qui s’est succédée au même endroit, depuis 1835 et l’implantation d’un premier haut-fourneau au coke par la société de la nouvelle fosse d’Ougrée désireuse d’assurer un débouché au charbon extrait sur ce site. C’est dire qu’en retraçant l’histoire de l’usine d’Ougrée, François Pasquasy nous fait revivre près de deux siècles d’histoire de la sidérurgie liégeoise, et le long cheminement, de fusions en regroupements, d’une petite société dont le capital était aux mains des familles Cockerill et Behr vers l’appartenance à un groupe multinational – Usinor, Arcelor et enfin Arcelor-Mittal -, s’arrêtant en 2008 en des temps plus sereins que ceux que nous connaissons aujourd’hui [1].

Mais si les aspects économiques, sociaux et politiques ne sont pas oubliés, l’auteur, ingénieur métallurgiste qui a mené l’essentiel de sa carrière dans la sidérurgie liégeoise et qui se consacre depuis son départ à la retraite à l’étude de l’histoire de cette industrie, a choisi de retracer avant tout les évolutions techniques dans le fonctionnement des hauts-fourneaux depuis le début du XIXème siècle et jusqu’à nos jours.

On suivra ainsi l’accroissement spectaculaire de la taille et de la productivité des hauts-fourneaux tout au long des deux siècles d’existence de l’usine d’Ougrée. Ou encore le remplacement progressif du "vent froid" (dans les premiers temps, l’air nécessaire à la combustion du coke était introduit dans le haut-fourneau à température ambiante) par un "vent chaud" à des températures de plus en plus élevées à mesure que les méthodes de préchauffage se faisaient plus performantes. Et l’on découvrira l’attention de plus en plus grande apportée au choix des minerais, en fonction notamment des opérations de production en aval du haut-fourneau – les minerais oolithiques de Marche-les-Dames, à une trentaine de kilomètres de Liège, sont ainsi largement utilisés au XIXème siècle mais délaissés pour un temps au profit de minerais espagnols moins phosphoreux et qui convenaient donc mieux en vue d’une transformation de la fonte en acier dans les convertisseurs Bessemer -, ainsi qu’à la préparation de la charge – l’agglomération des particules les plus fines favorisant une meilleure "descente" des matières dans le haut-fourneau.

L’ouvrage bénéficie d’une présentation très didactique : les termes techniques sont définis au fur et à mesure de leur apparition et repris dans un glossaire à la fin du volume, qui est en outre richement illustré de nombreuses photographies, de plans et de croquis, mais aussi de témoignages de tous ceux, patrons, ingénieurs ou ouvriers, qui ont veillé aux destinées des hauts-fourneaux ou qui en ont subi les caprices, tels les bouchages de creuset qui, dans la région de Liège, répondent au joli nom d’"emmacralage" [2]. Il en résulte un récit vivant, à la lecture agréable, et qui passionnera aussi bien les amateurs d’histoire des techniques que les spécialistes.

[1] Il y a quelques jours à peine, Arcelor-Mittal annonçait la mise à l’arrêt provisoire du haut-fourneau d’Ougrée suite à la crise économique de ces derniers mois. Pour en savoir plus: Article dans Le Soir

[2] Dans le Wallon de Liège, le terme "macrale" désigne en fait une sorcière. On pourrait donc traduire l’emmacralage par un "ensorcellement" du haut-fourneau.

21 septembre 2008

"Comme des mouches collées au ruban de leurs opinions sur le monde"

"Côte ouest" de Paula Fox41fw6CIyQbL__SS500_
5 étoiles

Joëlle Losfeld, 2007, 447 pages, isbn 9782070789450

(traduit de l'Anglais par Marie-Hélène Dumas)

De New York à la côte ouest, et retour au bout de cinq années de séjour à Los Angeles, la ville du rêve américain s'il en est, miroitante des feux de tous les mirages hollywoodiens. Tel est le périple initiatique d'Annie Gianfala, l'héroïne de "Côte ouest". En 1939, Annie a dix-sept ans et son père, partant pour le Nouveau Mexique et un nouveau mariage, vient de la laisser seule dans leur appartement new yorkais. Mais seule, Annie ne le restera pas longtemps, car il ne manque pas de bonnes âmes et prosélytes de tout poil, plus ou moins bien intentionnés, et désireux de prendre sous leur aile la pauvre orpheline.

A première vue, Annie donne l'impression d'un être à la dérive, se laissant porter par le courant: terriblement jeune, terriblement ignorante du monde comme il va, terriblement influençable. Pourtant, elle ne tarde pas à révéler une personnalité bien plus insaisissable, bien plus forte que ce que le premier abord laissait supposer. Elle absorbe tout, de tout son être. Elle observe tout, jusqu'à l'épuisement parfois, du regard acéré de celle qui ne s'en laisse pas conter. Si bien qu'à travers les yeux de cette toute jeune femme, Paula Fox nous offre un magnifique état des lieux de l'Amérique au tournant des années trente et quarante. Les Etats-Unis sortent alors tout juste des derniers remous de la grande crise de 1929, et leur entrée en guerre ne fera que confirmer la reprise économique. Les usines d'armement tourneront bientôt à plein régime, tout comme les usines à rêves des grands studios, et le parcours d'Annie Gianfala nous entraîne des unes aux autres, nous faisant côtoyer au passage une fabuleuse galerie de personnages: scénaristes, aspirants-acteurs, ouvriers, petits commerçants, syndicalistes et dévots-communistes enferrés dans les atermoiements de la politique stalinienne, dont beaucoup sont "comme des mouches collées au ruban de leurs opinions sur le monde" selon les mots mêmes d'Annie.

Née en 1923, Paula Fox avait rencontré un certain succès à la parution de ses deux premiers romans dans les années 1960. En 1972, son troisième livre, "Côte ouest", a marqué pour elle le début d'une longue traversée du désert qui devait durer près de vingt ans. Il fallut pour y mettre un terme l'intercession de quelques uns de ses jeunes collègues: Jonathan Franzen, Andrea Barrett ou encore Frederick Busch qui offre à la traduction française de "Côte ouest" une préface dithyrambique et, disons-le, tout à fait justifiée. A leurs yeux, Paula Fox n'est rien de moins qu'un des plus importants écrivains du XXème siècle. Et au moment de refermer ce roman magnifique d'intelligence, de lucidité, de maîtrise et de justesse dans l'expression, je ne peux certes pas leur donner tort. Voilà bien une auteure à (re)découvrir de toute urgence!

Extraits:

"Allongée, inerte, elle se sentait épuisée. De la fatigue des observateurs, se dit-elle. Si seulement elle avait pu ne pas tant observer les gens! Le moindre changement d'expression, le moindre fil sur un vêtement, le moindre trou dans une chaussure, la moindre saleté sur les doigts, leurs regards dangereux et imprévisibles, la façon dont ils aspiraient l'air entre leurs dents ou se grataient la joue provoquaient en elle une réaction d'angoisse macabre!" (p. 77)

"Il lui semblait que, chaque fois qu'elle quittait un endroit, elle tirait derrière elle une traîne de débris: promesses brisées, attentes déçues qu'elle avait suscitées sans le vouloir. Qu'y avait-il en elle d'exceptionnel? Qui dépassât les circonstances particulières de son histoire personnelle, qu'elle détournait avec humour dans l'unique but d'attirer l'attention, celle de n'importe qui? Tout le problème était là! L'histoire n'annonçait que l'existence de celle qui la racontait, oui, tout le problème était là!" (p. 91)

 D'autres livres de Paula Fox, dans mon chapeau: "Le dieu des cauchemars" et "Les enfants de la veuve"

6 février 2009

"In the bleak midwinter" (2)

Chutes de neige et gel persistant, la Vierge et l'Enfant se sont encapuchonnés d'un duvet blanc...

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Louvain-la-Neuve (Cliché Fée Carabine)

"In the bleak midwinter" (1) et (3) 

Et ne manquez surtout pas le très beau reportage qu'Hugues van Rymenam, alias le fugitif, a réalisé pendant ces jours de grand froid. Ça commenceici, et c'est tout simplement magnifique.

28 avril 2009

Gentil...

18744346"Ensemble, c'est tout" de Claude Berri,
avec Françoise Bertin, Audrey Tautou, Guillaume Canet et Laurent Stocker

Non, je ne suis pas une lectrice inconditionnelle d'Anna Gavalda. Ma seule rencontre avec son oeuvre - "Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part" - m'a laissé le souvenir d'un recueil de nouvelles écrit d'un bout à l'autre dans la même tonalité, ou en d'autres mots manquant de constrastes ou d'épaisseur. Et cela ne m'avait pas donné l'envie de poursuivre plus avant.

Et non, ce n'est pas le film que Claude Berri a tiré de son roman "Ensemble, c'est tout" qui me convaincra d'entreprendre la lecture de cette "brique" de six cents pages. Il n'y avait pas là assez de relief pour me donner envie de lire le livre, mais pourtant beaucoup de charme: de quoi me faire passer une heure et trois quarts d'heures bien agréables devant ma télé par un dimanche soir à l'humeur flemmarde. Grâce à une mise en scène irréprochable. Et surtout à un casting parfait: Guillaume Canet en dur au petit coeur très très tendre, sa grand-mère Paulette qui s'ennuie dans sa maison de retraite (Françoise Bertin), Amélie - oups, pardon... Camille - bien plus douée pour s'occuper des vies des autres que de la sienne et incarnée par Audrey Tautou - oui, ça vous a un petit air de déjà vu, mais bon, elle est bien mignonne Audrey Tautou, dans ce genre de rôle - et enfin Philibert le Bègue dont la chapka a fait la campagne de Russie aux côtés de Napoléon, et sur la tête de son bisaïeul (un excellent Laurent Stocker). Bref, quatre bons acteurs qui se glissent sans coup férir dans les peaux de leurs personnages, et c'est tout juste de quoi passer un bon moment de détente...

8 février 2009

Fil rouge pour un coup de sang

"Sans début ni fin – Petite parabole" d’Anne HerbautsSANS_DEBUT_NI_FIN_1
5 étoiles

Editions Esperluète, 2008, sans pagination, isbn 9782930223936

Le peloton de fil rouge qui orne la couverture se dévide à l’intérieur du livre, tout au long d’une bande de papier plié en accordéon. Et se dévident du même coup les strophes d’un poème - évocation touchante, troublante, des dépourvus - et des illustrations nées de l’assemblage de cailloux, de bouts de ficelles, de bouts de papier, de bouts de tissus, de bouts de bois et de vieux boutons... Tout un petit monde désordonné, insolite et fragile, réuni en une vraie cour des miracles. Des petites merveilles de poésie, d’imagination et d’inventivité qui en disent plus long que bien des discours, en un plaidoyer éloquent qui évite l’écueil des bons sentiments comme celui du cynisme.

Car présentant son livre il y a quelques jours sur les ondes de Musiq’3 (radio belge), Anne Herbauts ne s’en était pas cachée : "Sans début ni fin – petite parabole" est un cri de révolte, né d’un vrai coup de sang face à notre société de consommation qui pratique l’exclusion, à tour de bras, des sans-papiers, des sans-abris, des sans-permis, mais toujours des hommes traités, c’est sûr, sans plus aucun égard…

J’ai en tout cas un gros coup de cœur pour ce petit livre inclassable, une très belle réalisation de plus au catalogue des éditions Esperluète qui allient toujours avec bonheur texte et illustration.

Extrait:

 

image_Herbauts

 

"Et encore les sans cabane
qui cherchaient
ombre
où attendre.
Ils plantaient un arbre, alors,
alors, le merle chantait."

 

Présentation de "Sans début ni fin", sur le site de l'éditeur

D’autres ouvrages des éditions Esperluète sont présentés sur Lecture/Ecriture :
"Ce qu’on oublie (Souvenir trois)" (Annick Ghijzelings et Anne Leloup)
"Désir" (Frédérique Dolphijn et Loren Capelli)
"Le jardin (Souvenir un)" (Annick Ghijzelings et Anne Leloup)
"Les oiseaux de Messiaen" (Nicole Malinconi et Mélanie Berger)
"La petite" (Pascale Tison et Loren Capelli)
"La porte de Cézanne" (Nicole Malinconi et Jean-Gilles Badaire)

26 mai 2009

Brouillard sur le bayou

19070274"Dans la brume électrique" de Bertrand Tavernier,
avec Tommy Lee Jones, Peter Sarsgaard, John Goodman et Mary Steenburgen

J'ai pris grand plaisir aux quelques incursions que j'ai fait jusqu'à présent dans l'univers de James Lee Burke et de son flic louisianais un peu désabusé, Dave Robichaux. L'envie m'est donc venue tout naturellement de découvrir la toute nouvelle adaptation, réalisée par Bertrand Tavernier, d'une de ses enquêtes - enquête que je n'ai justement pas encore lue, ce qui est peut-être aussi bien: pas d'attente particulière, pas d'a priori...

Sans préjuger de la fidélité de cette adaptation de "Dans la brume électrique", j'ai apprécié les atmosphères - crépusculaires, pesantes et orageuses mais non dénuées de douceur - que Bertrand Tavernier a recréées ici. Et l'âpreté qu'il a su donner, aussi, au monde de Dave Robichaux: un monde souvent dur, violent, où quelques méchantes gens peuvent certes passer pour complètement noires (au figuré s'entend), mais où personne, y compris notre héros, n'est vraiment tout blanc...

Voici un film qui s'inscrit dignement dans la grande tradition des films noirs made in USA, servi par des acteurs tous aussi impeccables les uns que les autres et par une superbe bande-son, lorgnant vers un blues aux sonorités rauques et éraillées et trimbalant tout son poids de vécu - on croise d'ailleurs le bluesman Buddy Guy dans un petit rôle. Un très bon moment de cinéma.

Vous trouverez sur Lecture/Ecriture plusieurs fiches consacrées aux livres de James Lee Burke.

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Dans mon chapeau...
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