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Dans mon chapeau...
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15 janvier 2010

"Up in the sky"

la_haut"Là-haut" des studios Pixar,
sous la direction de Pete Docter et Bob Peterson

Dernière production en date des studios Pixar, "Là-haut" présente au moins un point commun avec "Wall-e": un scénario qui me laisse quelque peu sceptique. Si la première partie du film, contant la vie de Carl et Ellie jusqu'à la mort de cette dernière, est touchante et d'une gravité inattendue dans un dessin animé destiné aussi (avant tout?) à un jeune public, j'ai eu bien plus de mal à avaler les développements qui suivent le départ de Carl dans sa maison soulevée par un essaim de ballons, et surtout ces "méchants" surgis tout à coup out of the blue et auxquels personnellement je n'ai pas pu croire une minute...

Reste que l'animation est, comme d'habitude, très soignée et que ce vieux grognon de Carl se révèle mignon tout plein, au fond, alors qu'il reprend goût à la vie et qu'il noue une belle amitié avec le petit Russell. Alors ne boudons pas notre plaisir ;-).

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27 novembre 2009

L'Histoire en marche

"Pas de liberté sans solidarité (Marzi, tome 5)" de Sylvain Savoia et Marzena Sowa
5 étoiles

Dupuis, 2009, 48 pages, isbn 9782800144672 516jpw21zdL__SL500_AA240_

Les célébrations du vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin l'ont rappelé, en accordant à Lech Walesa une place d'honneur: l'effondrement du bloc de l'Est avait commencé en Pologne où des mouvements de grève lancés à l'été 1988 avaient mené à la légalisation de Solidarnosc puis à de premières élections (partiellement) démocratiques. Mais tout cela s'était passé dans un calme relatif, et les événements de novembre 1989, plus spectaculaires, l'ont supplanté dans les mémoires.

C'est tout justement dans cette période commençant à l'été 88 et se poursuivant jusqu'à la disparition de l'URSS et l'effondrement complet du bloc de l'Est que ce cinquième tome des aventures de Marzi nous permet de nous replonger. La grande histoire s'y arroge une part plus importante que dans les volumes précédents, et à travers les yeux d'une enfant qui "absorb[e] tout, [se] laiss[e] imbiber de tout sans que les gens s'en aperçoivent..." (p. 19), elle retrouve toute la charge d'émotions, d'euphorie mais aussi d'inquiétude, de l'instant vécu.

L'humour et la tendresse des précédents épisodes de cette évocation du quotidien d'une petite fille en Pologne communiste sont toujours bien présents. Ce cinquième tome n'a donc rien perdu de ce qui faisait le charme de cette série - décidément excellente -, tout en amenant quelque chose de neuf: plus de maturité peut-être car son héroïne grandit, et elle prend conscience de ce que rien, vraiment, n'est tout blanc ni tout noir...

Extrait:

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Les épisodes précédents:

"Petite carpe (Marzi, tome 1)"
"Sur la terre comme au ciel (Marzi, tome 2)"
"Rezystor (Marzi, tome 3)"
"Le bruit des villes (Marzi, tome 4)"

25 avril 2010

Les trésors du musée Greco de Tolède

"Domenikos Théotokopoulos 1900",
Palais des Beaux-Arts, Bruxelles,
Jusqu'au 9 mai 2010

Sous le titre quelque peu énigmatique de "Domenikos Théotokopoulos 1900", l'exposition des oeuvres du Greco qui est proposée actuellement au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles à l'occasion de la présidence espagnole de l'union européenne*, s'attache à retracer tout à la fois le parcours de ce peintre né à Candie (aujourd'hui Héraklion, en Crète) en 1541 et mort à Tolède en 1614, et l'histoire de sa redécouverte au tournant des XIXème et XXème siècles - une redécouverte qui a culminé en 1910 avec la création, sous l'impulsion du marquis de la Vega-Inclán, du musée Greco de Tolède.

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Le Greco, Saint-Jacques le Majeur, Musée Greco, Tolède (source)

Et si la logique du parcours se fait parfois évasive, à force de se voir baladée entre ces deux fils conducteurs très diffférents, cette exposition qui rassemble aux côtés des plus beaux trésors du musée tolédan quelques tableaux prêtés par d'autres institutions espagnoles n'en est pas moins une très belle occasion de s'immerger dans l'oeuvre tout à fait singulière d'un peintre qui sut se nourrir successivement des codes de l'art byzantin et de ceux de la renaissance italienne - vénitienne en particulier - pour se forger un style sans équivalent dans l'Europe de la fin du XVIème siècle. Nombreuses sont les oeuvres présentées ici qui intriguent, étonnent et distillent le trouble autant qu'elles ne séduisent par l'étrangeté des physionomies et par l'éclat d'une palette jouant volontiers de tons acidulés. Des très émouvantes "Larmes de Saint-Pierre" à la série du Christ et des douze apôtres, en partie inachevée, en passant par le célébrissime "Enterrement du comte d'Orgaz" (représenté ici par une copie de sa partie inférieure, prêtée par le musée du Prado), vous ne regretterez pas votre déplacement.

* Vous trouverez, dans mon chapeau, des billets consacrés à deux autres expositions organisées à cette occasion: "Les tapisseries tournaisiennes de Pastrana" et "El Cubismo".

Présentation de l'exposition sur le site du Palais des Beaux-Arts.

9 juillet 2010

"Il était une fois une petite fille…"

"Neiges de marbre" de Mohammed Dib41WT3WJJR0L__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Editions de la Différence/Minos, 2003, 221 pages, isbn 2729114939

Histoire d’un couple mixte - elle est du Nord, lui vient du Sud - qui se déchire après s’être aimé, renvoyant un homme à son exil et sa solitude, "Neiges de marbre" referme la boucle tracée par Mohammed Dib dans les deux premiers volets de sa trilogie nordique: le long poème du déracinement et de la lente dissolution d’une identité dans "Les Terrasses d’Orsol" et le récit d’une passion amoureuse nouée par-delà l’ordre social et les distances géographiques et culturelles dans "Le Sommeil d’Eve".

Mais plus encore que le récit de la fin d’un amour entre un homme et une femme, "Neiges de marbre" est le récit d’un amour entre un homme et sa fille - une toute petite fille encore et déjà un redoutable petit bout de femme -, qu’il ne voit que trop rarement: l’enfant est élevée par sa mère et sa grand-mère dans leur pays, la Finlande, où le père, étranger, ne peut séjourner, à chacune de ses visites, que pour un temps limité. Par-delà les barrières imposées par la différence de langue et les longues séparations, ce troisième volume de la trilogie nordique est donc avant tout une plongée dans l’intimité complice d’un père et de sa petite Lyyl (prononcez Lûûl) aux yeux d’ambre, les jeux qu’ils partagent, les fous rires, les contes qu’il lui lit ou ceux qu’il invente pour elle.

C’est un bijou de poésie, de fantaisie et d’inventivité, où même le cabas de la grand-mère se métamorphose en chapeau de prestidigitateur, "Du même cabas, à présent, la vieille dame extirpe trois livres, trois albums dont Lyyl ne se sépare jamais. Impossible de garantir ce qu’on peut voir apparaître de ce cabas: deux douzaines d’œufs, sait-on, un bouquet de roses, sait-on, un dragon crachant des flammes, la lune peut-être; une chose à la suite de l’autre ou toutes ensemble à tout moment et toutes aussi impossibles." (p. 13), laissant penser que Mohammed Dib a pu être, aussi, un merveilleux auteur de livres pour enfants. Et surtout, c’est un livre tout de pudeur et de tendresse retenue, sans la plus petite trace de mièvrerie: magnifique et bouleversant, tout simplement.

Extrait:

"Mais ce qu’on dit, ce qu’on fait, c’est toujours une histoire, ce qu’on voit, ce qu’on est, une histoire qui n’en finit pas de se raconter elle-même. Dans leurs va-et-vient, les hirondelles se font aiguilles et elles cousent toutes seules l’histoire, je veux dire sans aucune main pour les tenir. C’est comme ça. Elles cousent, elles cousent. Si bien qu’on ne sait pas quand elles vont s’arrêter. Peut-être pas avant des heures, une heure après l’autre pour faire un jour. Et peut-être qu’avec leur fil invisible elles cousent les feuilles aux arbres, les maisons aux maisons, les nuages au ciel, elles cousent le monde, elles en raccommodent les trous, c’est leur dentelle. En attendant, elles cousent et rient entre elles." (p. 38)

D'autres livres de Mohammed Dib, dans mon chapeau: "Les Terrasses d'Orsol", "Le Sommeil d'Eve" et "Le coeur insulaire"

Mohammed Dib était l'auteur des mois d'avril et mai 2010, sur Lecture/Ecriture.

16 juillet 2010

Un homme engagé, et d'une curiosité hors du commun

"Emile Gallé, le magicien du verre" de Philippe Thiébaut51DY43M8ZFL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Gallimard/Découvertes, 2004, 128 pages, isbn 9782070301324

Né en 1846 dans une famille de commerçants – propriétaires d'un magasin de porcelaines -, Emile Gallé devait s'imposer comme un des grandes figures de l'industrie nancéienne, bien sûr comme maître verrier, dans la droite ligne de la tradition familiale, mais aussi – et plus largement – comme l'un des principaux artisans de l'essor que l'Art Nouveau, et les arts décoratifs, devaient connaître dans la ville du duc Stanislas au tournant du XIXème et du XXème siècles.

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Emile Gallé, Vase à décor de primevères (détail), Collection particulière (p. 67)

La - bonne – biographie que lui consacre Philippe Thiébaut dans la collection Découvertes des éditions Gallimard rend certainement justice à ce chef d'entreprise qui sut toujours s'entourer d'excellents collaborateurs pour maintenir un haut niveau de qualité artistique tout en diversifiant à bon escient ses activités, créant notamment de nouveaux ateliers d'ébénisterie et de marqueterie.

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Emile Gallé, "L'ébénisterie", panneau de marqueterie ornant le buffet des métiers, Musée de l'Ecole de Nancy, Nancy, (p. 37) 

Mais Philippe Thiébaut fait plus encore en nous donnant à découvrir un homme doté d'une curiosité hors du commun, grand lecteur, passionné de sciences naturelles et tout particulièrement de botanique – le monde végétal fut sans contestation possible l'une de ses principales sources d'inspiration – et surtout un homme engagé dans les grands débats sociaux et politiques de son temps. Chef d'entreprise soucieux du sort de ses employés, au point de ne pouvoir se résoudre à procéder à des licenciements, ainsi que le constatait son épouse, dans une lettre qu'elle lui adressait dans la foulée de la grande exposition universelle de 1900 - "J'ai bien peur que tu ne puisses jamais te résoudre à faire des économies dans notre affaire. Autant tu mettras d'entrain à augmenter, à entreprendre, autant l'idée de réduire te sera antipathique" (pp. 52-53) –, Emile Gallé fut aussi un dreyfusard convaincu, ce qui lui valut quelques inimitiés tenaces dans la très conservatrice  Lorraine française de la fin du XIXème siècle.

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31 août 2010

Invitation au songe

"Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants" de Mathias Enard41GmvkPnmsL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2010, 154 pages, isbn 9782742793624

"Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants". Ce titre – l'on découvrira qu'il est emprunté à Rudyard Kipling, et qu'il recèle à lui seul tout un programme – fait déjà rêver. Et dès les premières phrases, le nouveau roman de Mathias Enard ensorcèle par l'alliance du mystère et de la poésie, dans les vapeurs du vin et de l'opium: "La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants." (p. 9)

Mais n'allez pas y voir pour autant une songerie inconsistante! En choisissant de se pencher sur un épisode, apparemment authentique mais méconnu, de la vie de Michel-Ange – un séjour de quelques semaines à Constantinople aux mois de mai et juin 1506, à l'invitation du sultan Bayazid II, alors que l'artiste florentin est en bisbilles avec son commanditaire attitré, le pape Jules II -, Mathias Enard s'engouffre certes dans les brèches des sources historiques, inventant ce que plus personne ne peut réellement savoir. Mais c'est pour y trouver matière à conduire une vraie réflexion.

Sur les rapports entre Orient et Occident d'abord. Les échanges commerciaux prospères qui n'excluent ni la méconnaissance, ni les malentendus. Les manoeuvres politiques retorses et compliquées. Les amours qui ne disent pas leurs noms, et qui lient Michel-Ange au poète Mesihi de Pristina ou à la chanteuse andalouse que les Rois Catholiques ont chassée de sa terre natale, et dont la voix ensorcelante revient scander, à intervalles réguliers, le cours d'un récit mené le reste du temps sur un ton plus neutre et objectif.

Et bien sûr sur la condition de l'artiste - contraint à s'humilier devant les puissants que ceux-ci aient nom Jules ou Bayazid -, sur ses motivations aussi – ambition, soif de reconnaissance sociale, d'honneurs et d'argent -, thème cher à Pierre Michon qui l'a traité avec davantage d'autorité, en y apportant davantage d'échos et partant, une complexité plus manifeste, dans "Les Onze" ou encore "Maîtres et serviteurs".

Mathias Enard a, lui, choisi de rester dans la mouvance, l'incertain, une réserve délibérée qui peut dérouter, au premier abord. Et il faut sans doute s'accorder un peu de temps, une fois tournée la dernière page de "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants": le temps de constater que ce roman tout en subtilité distille un trouble à retardement, et qu'il nous invite à une songerie qui tient tout à la fois du rêve, de la réflexion et d'une tentative – fut-elle vouée à l'échec - pour retrouver un passé enfui à jamais. Comme une réponse au voeu qu'une chanteuse andalouse à la voix noyée de mystère et de mélancolie adressait à un artiste florentin: "Il ne restera rien de ton passage ici. Des traces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l'autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. Il leur faudra parler longtemps de batailles perdues, de rois oubliés, d'animaux disparus. De ce qui fut, de ce qui aurait pu être, pour que cela soit de nouveau." (p. 128)

Extrait:

"Ton pont restera; peut-être prendra-t-il, au fil du temps, un sens bien différent de celui qu'il a aujourd'hui, comme on verra dans mon pays disparu bien autre chose que ce qu'il était en réalité, nos successeurs y accrocheront leurs récits, leurs mondes, leurs désirs. Rien ne nous appartient. On trouvera de la beauté dans de terribles batailles, du courage dans la lâcheté des hommes, tout entrera dans la légende." (p. 110)

3 février 2011

Un amour d’enfance

"Le tombeau de Samson" de Philippe de la Genardière31FRQ0P6MAL__SL500_AA300_
3 étoiles

Actes Sud/Un endroit où aller, 1998, 133 pages, isbn 2742716645

Un tombeau, ce livre l’est au sens que Marin Marais ou Maurice Ravel auraient pu donner à ce mot, composant le premier son tombeau de Monsieur de Sainte-Colombe, le second son tombeau de Couperin: tout à la fois un hommage et l’apurement d’une dette. Et la référence musicale est tout à fait de circonstance car c’est de Samson François qu’il s’agit ici, pianiste touché par la grâce qui fut une véritable star dans les années d’après-guerre. Un pianiste au "jeu souverain, mais à sa manière à lui, qui plaît ou déplaît. A cause de la volupté, et de la liberté, à cause des deux mains décalées mais qui se jouent de tout, à cause de la poésie surtout, suprême, qui fait croire à la douceur des ténèbres – et par exemple, dans l’Etude en fa mineur de l’opus 10, qui fait frissonner tellement ça chante, tellement ça danse, et funèbrement. L’illusion est parfaite: on meurt, et c’est un bonheur!" (pp. 50-51)

C’est, tout d’abord, le récit d’un amour d’enfance et d’adolescence: l’amour qui foudroya un petit garçon de sept ans, à Bordeaux, en 1956, lorsqu’il entendit pour la première fois Samson François jouant Frédéric Chopin. Un amour jamais démenti pour celui qui devait incarner aux yeux de Philippe de la Genardière, tout au long de son enfance et de son adolescence, la rébellion, la liberté, le jeu face aux figures imposantes de ce qu’il dénomme l’instance, la triple figure du général de Gaulle, de Pablo Casals, maître respectueux du texte avant toute chose érigé en exemple devant le violoncelliste en herbe que l’auteur était alors, et d’un père, officier en Algérie et donc essentiellement absent… C’est alors un accès aux "choses cachées du monde (…), ce qu’un homme reçoit, ce qu’il en fait" (p. 59). Puis, bien plus tard, pour le petit garçon de Bordeaux devenu écrivain, c’est un idéal à atteindre: "écrire comme on joue d’un instrument – physiquement! Du moins comme Samson jouait du sien, à l’instinct et en s’exposant à des défaillances. Comme fit Glenn Gould aussi, dans un autre genre, moins romantique, et sur d’autres partitions, dans une autre "folie". C’est comme eux que vous voudriez écrire, sur un clavier en transe et avec des doigts de violoncelliste – sans jamais être sûr de jouer "juste". Car c’est là, dans l’incertitude du son, du corps, que ça se passe, vous en êtes sûr, dans un no man’s land." (p. 90)

Voilà un tombeau, donc, articulé en deux parties bien distinctes. La première, récit d’une enfance et d’une adolescence émerveillées par la musique, avec en arrière-plan une famille nombreuse – véritable tribu, que l’on devine chaleureuse, rassurante, encore que quelque peu étouffante – et une certaine bourgeoisie française en voie de disparition, un récit entre essai et autobiographie qui touchera les mélomanes, et les enfants qui n’ont pas tout à fait fini de grandir. Et la seconde, autoportrait d’un écrivain à l’ouvrage, dressant l’état de ses recherches et de l’idéal qui l’anime, coup d’œil indiscret jeté dans les cuisines et dont le pouvoir d’évocation ne donnera sans doute sa pleine mesure qu’aux yeux des autres cuisiniers, eux-mêmes familiers de l’œuvre obscure qui se joue là, mystérieuse au commun des mortels. C’est un tombeau, donc, hommage et reconnaissance d’une dette essentielle, et où chacun fera son miel selon ses goûts, et peut-être pas de tout…

Extrait:

"Et si on lui demandait, à cet enfant de Bordeaux qui a près de la cinquantaine aujourd’hui, pourquoi il l’aimait – lui – et entre tous, il ne saurait quoi répondre exactement. D’abord il bafouillerait, parlerait de "sensualité", de "suavité" – cette histoire de luge qui dévale les pentes enneigées des Pyrénées -, il évoquerait, tout en s’excusant, des images et des souvenirs d’enfance – à Bordeaux, dans les années cinquante – et tout en concédant que cette enfance ne porte qu’une minuscule part de vérité, qui est la sienne, qui n’a pas de valeur universelle, et à court d’arguments, tout à coup il lancerait des choses comme ça: "un jeu qui jubile" - "des mains qui chatouillent" - "des bordées dangereuses ou des ascensions périlleuses qui se terminent dans la volupté de l’arrivée" - "des vertiges affreux, soudain métamorphosés en extases"… Il essaierait de dire, cte homme de cinquante ans, la volupté des temps passés et au moment même où il le dirait, il se reprendrait à espérer dans cette volupté, alors il parlerait de "miracle", de "transe", il expliquerait que c’est l’"imperfection" même du jeu de Samson François qui était sa perfection.
Pour finir il aurait ce raccourci: "Il jouait
pour son plaisir!"" (pp. 48-49)

8 janvier 2011

La saveur d'un forêt noire sur un air de valse

19501486_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20100901_063847"The shop around the corner" d'Ernst Lubitsch,
avec Margaret Sullavan et James Stewart

Une maroquinerie à Budapest, dans l'entre-deux-guerres, offre une toile de fond unique - ou presque - aux innombrables prises de bec d'Alfred Kralik (James Stewart) et de Klara Novak (Margaret Sullavan), qui ne peuvent décidément pas se supporter... mais sont pourtant tombés amoureux, sans le savoir, par petites annonces interposées. Autour de cette intrigue classique de comédie romantique - ils sont faits l'un pour l'autre mais il leur faudra toute la durée du film pour s'en apercevoir... -, Ernst Lubitsch épingle sur la pélicule tout le microcosme savoureux - le personnel mais aussi les clients ou encore le patron, Monsieur Matuschek dont les déboires conjugaux fournissent un contrepoint tragique aux atermoiements de nos deux tourtereaux - d'une petite boutique au fort parfum de Mittel Europa. Tout juste ce qu'il fallait pour donner à "The shop around the corner" le petit goût de forêt noire (cerises, crème fouettée et chocolat noir) sur fond de valse viennoise qui fait que ce film tourné aux Etats-Unis en 1940 est peut-être la comédie la plus délicieuse - fraîche, légère et pétillante, relevée d'une pointe d'amertume - de toute l'histoire du septième art. Un film programmé bien trop rarement à mon goût et que je me devais donc de ne pas manquer lors du dernier festival écran total, l'été passé à l'Arenberg Galerie...

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Comme il se doit, "The shop around the corner" a fait l'objet d'un remake hollywoodien, transposé à New York à l'ère de l'e-mail, film qui n'égale pas l'original mais n'en est pas moins tout à fait sympathique: "You've got mail" de Nora Ephron avec Meg Ryan et Tom Hanks dans les rôles principaux.

10 mars 2011

Un éditeur au coeur du courant symboliste

"Impressions symbolistes - Edmond Deman (1857-1918)"
Musée Félicien Rops, Namur
Jusqu'au 20 mai 2011

Galeriste, collectionneur et éditeur d'art, Edmond Deman a joué un rôle clé dans l'émergence du courant symboliste en Belgique, en favorisant les contacts et les collaborations entre des écrivains comme Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck ou Stéphane Mallarmé, et des peintres tels Fernand Khnopff, Théo Van Rysselberghe, Léon Spilliaert ou James Ensor. Ce n'est donc que justice si le Musée Félicien Rops de Namur, dont l'attention se porte tout spécialement sur la création de cette période charnière à la fin du XIXème et au début du XXème siècles, lui rend l'hommage d'une exposition consacré entièrement à ses activités de collectionneur et d'éditeur.

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Maximilien Luce, Usines près de Charleroi, Musée d'Orsay, Paris (source)

Cette exposition s'articule en trois temps. S'ouvrant sur une évocation des relations entre Edmond Deman et Félicien Ropsdont il fut un ami proche jusqu'à la mort de l'artiste en 1898, elle se poursuit par la présentation d'une série d'illustrations réalisées pour les ouvrages édités par Edmond Deman par Odilon Redon, Fernand Khnopff ou Théo Van Rysselberghe. Ces livres trouvent place quant à eux dans la salle du premier étage, en compagnie de quelques oeuvres de la collection personnelle d'Edmond Deman parmi lequels on rencontrera, aux côtés de symbolistes typés comme Jean Delville, quelques pièces d'artistes engagés dans les réalités sociales et économiques de l'époque: Georges Minne, Constantin Meunier ou encore Maximilien Luce... C'est encore une belle découverte à porter à l'actif du petit musée namurois dont le dynamisme fait décidément plaisir à voir!

Présentation de l'exposition sur le site du Musée Félicien Rops

Article dans Le Soir

Dans mon chapeau, vous trouverez aussi des billets consacrés:

2 juin 2011

Une cathédrale moderniste - Carnet marocain (2)

carnet_marocainNotre-Dame-de-Lourdes, Casablanca

Ultime empreinte laissée dans la ville de Casablanca par l'administration française - sa construction fut en effet entamée en 1953 et terminée en 1956 peu après que le Maroc ait recouvré son indépendance -, l'église Notre-Dame-de-Lourdes est aujourd'hui - depuis que l'ancienne cathédrale du Sacré-Coeur est fermée au culte - le principal sanctuaire catholique de la ville. Accueillant les fidèles dans une courette ornée d'une reproduction de la célèbre grotte où la Vierge était apparue à Bernadette Soubirou, elle y déploie une silhouette de béton massive, austère et, pour tout dire, quelque peu écrasante.

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Notre-Dame-de-Lourdes, Casablanca (Cliché Fée Carabine)

L'intérieur, en revanche, est illuminé - dans tous les sens du mot - par les magnifiques vitraux conçus par le maître verrier Gabriel Loire, qui s'était pour l'occasion inspiré des traditionnels zelliges marocains. Sompteux, ces vitraux justifient à eux seuls la visite.

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Vitrail de Gabriel Loire, Notre-Dame-de-Lourdes, Casablanca (Cliché Fée Carabine)

Le carnet marocain

21 mai 2012

Vous avez dit "modernité"?

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Kunstpalast, Düsseldorf,
Jusqu'au 12 août 2012

Il semble bien que non seulement l'on n'en finisse pas de redécouvrir le maître tolédan, tombé dans l'oubli à sa mort en 1614, mais surtout que notre regard sur son oeuvre reste imprégné par la perception de ceux qui le tirèrent de ce purgatoire au tournant des XIXème et XXème siècles. L'exposition qui lui était consacrée à Bruxelles au printemps 2010, pendant la présidence espagnole de l'union européenne, faisait ainsi la part belle à la contribution du marquis de la Vega-Inclán, fondateur du musée Greco de Tolède. Autre lieu, autre sensibilité, l'exposition en cours au Kunstpalast de Düsseldorf revient plutôt sur l'influence que le Greco a pu exercer - grâce à deux grandes expositions organisées à Münich et, déjà, à Düsseldorf dans les années 1910-1912, sur le mouvement expressioniste allemand, et plus généralement sur des artistes qui perçurent immédiatement ce que ses silhouettes tourmentées, ses couleurs franches et ses paysages irréels avaient de résolument moderne.

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Domenikos Theotokopoulos dit le Greco, Saint-Luc peignant la Vierge, Musée Benaki, Athènes (source)

Une des lignes de force de l'exposition de Düsseldorf joue donc de la confrontation entre les tableaux du Greco et ceux de ses épigones du début du XXème siècle qui purent lui emprunter qui sa palette de couleurs, qui d'autre une composition, et qui d'autre encore la distorsion d'un corps. Et si ces oeuvres d'artistes - allemands pour la plupart - sont inégales, le moins que l'on puisse dire est que certaines - telles cette "Annonciation" d'Oscar Kokoschka, d'une violence presqu'insoutenable - ont de quoi frapper duralement l'esprit des visiteurs!

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Domenikos Theotokopoulos dit le Greco, L'ouverture du cinquième sceau, Metropolitan Museum, New York (source)

Mais c'est ailleurs que réside la vraie force de l'exposition du Kunstpalast: dans l'oeuvre du Greco elle-même que l'on peut redécouvrir ici dans toute son ampleur, des débuts à Candie, encore marqués par les codes de la peinture byzantine, aux ultimes chefs-d'oeuvre. Le Metropolitan Museum de New York (dont "L'ouverture du cinquième sceau" est sans conteste un des clous de l'exposition), la National Gallery de Londres ou la Pinacothèque de Munich ont en effet accepté de prêter pour l'occasion quelques uns de leurs plus beaux tableaux du peintre tolédan, qui non contents d'offrir une perspective bien plus large que celle de l'exposition bruxelloise, suffiraient largement à eux seuls à justifier le voyage jusque Düsseldorf...

Pour un compte-rendu (beaucoup) plus détaillé, voyez l'avis d'un porteur de lunettes rouges: ici

10 novembre 2011

Mais qu'est-ce donc à la fin que l'engagement?

18688592_jpg-r_160_240-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-20061114_015523"La faute à Fidel!" de Julie Gavras,
avec Nina Kervel-Bey, Julie Depardieu et Stefano Accorsi

Les cartons du déménagement vidés, il est - enfin - temps de revenir aux affaires sérieuses ;-), les livres bien rangés dans leurs rayonnages, internet reconnecté et la télévision rebranchée. Et c'est la télévision, tout justement, qui m'avait offert mercredi dernier cette fort jolie surprise...

Paris, début des années 1970. Lorsque ses parents décident de s'engager plus avant politiquement - pour plus de justice sociale, notamment au Chili où ils ont longuement séjourné, et en France, pour le droit à l'avortement -, Anna voit sa vie bouleversée de fond en comble. Adieu la belle maison, et adieu Pilar, la fidèle bonne cubaine et anti-castriste convaincue. Anna doit désormais partager la chambre de son petit frère dans un (tout) petit appartement où les nounous défilent, plus exotiques les unes que les autres...

Avec ce premier long-métrage qu'elle a sans doute nourri de ses propres souvenirs d'enfance - des années où son père tournait au Mexique son film-charge contre le soutien américain au coup d'état d'Augusto Pinochet, "Missing" -, Julie Gavras nous offre une oeuvre aux allures de ritournelle, tout à la fois triste et drôle, grave et légère, d'une légèreté qui n'entame en rien la réelle consistance ni l'intelligence du propos. Les moues boudeuses de Nina Kervel-Bey (Anna) sont irrésistibles. Du haut de ses neuf ans, sa logique est imparable. Et son esprit critique affuté ne laisse rien passer des limites ni des nécessités de l'engagement de ses parents. Un engagement - pas tout à fait le même, mais pas tout à fait un autre - qui deviendra aussi un peu le sien par la vertu d'une très humaine solidarité...

 

17 mai 2009

Orageux

18643215"Les climats" de Nuri Bilge Ceylan,
avec Ebru Ceylan, Nazan Kesai et Nuri Bilge Ceylan

Soleil et pluie. Orage et neige. Nuri Bilge Ceylan joue de toutes les ressources de la métaphore météorologique pour nous dépeindre les états d'âmes de ses héros, Bahar et Isa. Il nous offre ainsi le portrait impressionniste d'un couple en déliquescence, incapable de se rejoindre comme de vraiment se séparer. Il y a là un triste constat d'incommunicabilité qui n'a rien à envier à l'ultime tentative du poète Ka pour retrouver l'amour dans le très beau roman d'Orhan Pamuk, "Neige", et pas seulement parce que Nuri Bilge Ceylan nous entraîne dans un périple par les paysages solitaires et désolés de son pays.

C'est une très belle découverte que ce film lent, contemplatif et pourtant tendu, où les personnages se parlent peu mais où les images parlent pour eux, comme elles le feraient dans certains des chefs-d'oeuvre de Michelangelo Antonioni, "L'Eclisse" ou "L'Avventura", dans le jeu des cadrages souvent audacieux et étonnament inventifs. Ça devrait aller de soi: le cinéma est un art de l'image, mais ces films où les images sont si éloquentes sont si rares...

J'ai vraiment savouré ces "climats", enregistré la semaine dernière sur Arte (à une heure indue, troisième sinon quatrième partie de soirée, comme de bien entendu). Et je vais me dépêcher d'aller voir le dernier film de Nuri Bilge Ceylan, "Three monkeys", tant qu'il passe encore en salle. 

24 mai 2011

"... mais c'est un roseau pensant"*

"Le roseau révolté" de Nina Berberova410F5ECMG4L__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Actes Sud, 1993, 68 pages, isbn 2742701575

(traduit du Russe par Luba Jurgenson)

A travers les aléas de son existence, ses obligations professionnelles, ses responsabilités envers ses proches et les épreuves de la guerre, la narratrice de ce bref roman de Nina Berberova s'est toujours efforcée de préserver tant bien que mal un espace personnel, un espace de liberté où se retrouver seule face à elle-même, le lieu de sa vie intérieure. On l'aura compris, l'ombre de Pascal n'est jamais bien loin dans ce récit dont le titre-même porte son empreinte.

A Paris, juste avant cette guerre qui devait devenir la deuxième guerre mondiale, notre héroïne avait cru trouver en Einar son âme-soeur, l'homme qui partageait son attachement à cette forme de liberté intérieure. Mais la guerre est intervenue, Einar est reparti pour la Suède tandis que notre héroïne restait à Paris où elle devait prendre soin de son vieil oncle, savant renommé à la santé chancelante. Dans ce roman qui s'ouvre le soir-même de la séparation des amants, Nina Berberova nous plonge tout simplement (simplement, si l'on veut, car lorsque c'est si bien fait, c'est du tout grand art) dans les pensées, les états d'âme et les émotions de la jeune femme au cours des années de guerre, puis lorsque, le conflit enfin terminé, Einar ne répondra pas à ses lettres, et, plus tard encore, lorsque leurs retrouvailles se mueront en désillusion. Tout le charme de ce récit tient à l'élégance et à la sobriété du style, à son refus de tout pathos et à cette acuité psychologique que j'avais déjà tellement appréciée lors de ma lecture de "La souveraine" et qui me semble décidément constituer la marque de fabrique de la romancière russe. Et ce n'est que du bonheur!

Extrait:

"Depuis ma prime jeunesse, je pensais que chacun, en ce monde, a son no man's land, où il est son propre maître. Il y a l'existence apparente, et puis l'autre, inconnue de tous, qui nous appartient sans réserve. Cela ne veut pas dire que l'une est morale et l'autre pas, ou l'une permise, l'autre interdite. Simplement chaque homme, de temps à autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère, seul ou avec quelqu'un, une heure par jour, ou un soir par semaine, ou un jour par mois. Et cette existence secrète et libre se poursuit d'une soirée ou d'une journée à l'autre, et les heures continuent à se suivre, l'une l'autre.
De telles heures ajoutent quelque chose à son existence visible. A moins qu'elles n'aient leur signification propre. Elles peuvent être joie, nécessité ou habitude, en tout cas elles servent à garder une ligne générale. Qui n'a  pas usé de ce droit, ou en a été privé par les circonstances découvrira un jour avec surprise qu'il ne s'est jamais rencontré avec lui-même. On ne peut penser à cela sans mélancolie. Ils me font pitié, ceux qui, en dehors de leur salle de bains, ne sont jamais seuls." (pp. 32-33)

* "L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.", Blaise Pascal, "Pensées"

Un autre livre de Nina Berberova, dans mon chapeau: "La souveraine".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture

15 avril 2009

Comment trouver une gentille belle-mère...

18462127"Nanny McPhee" de Kirk Jones,
avec Emma Thompson et Colin Firth

... à sept adorables petits monstres qui n'ont plus de maman?

Eh bien, il vous faudra engager Emma Thompson, tout d'abord comme scénariste pour adapter à l'écran les trois volumes de la série "Chère Mathilda" de Christianna Brand, bien connue des petits Britanniques, puis pour tenir le rôle d'une "nanny" pas comme les autres et, avouons-le, fort peu avantagée par la nature.

Ajoutez Colin Firth, dans le rôle du papa quelque peu dépassé par les événements, une cuisinière très susceptible (Imelda Staunton), une méchante tante tenant les cordons de la bourse (Angela Lansbury), une maison improbable, débordant de coins et de recoins, et surtout les sept petits monstres susmentionnés, vous obtiendrez un divertissement familial haut en couleurs, typique de la programmation TV des vacances scolaires (en l'occurence, sur RTL jeudi dernier). Ça ne mange pas de pain, mais ma foi, ça se laisse regarder le sourire aux lèvres...

18 mars 2010

La perte du paradis

"Floraison sauvage" d'Aharon Appelfeld41321A7PFPL__SL500_AA240_
4 ½ étoiles

Editions de l'Olivier, 2005, 259 pages, isbn 2879294916

(traduit de l'Hébreu par Valérie Zenatti)

Reconnu comme l'un des grands romanciers israéliens d'aujourd'hui, Aharon Appelfeld est né en 1932 en Bucovine, région à présent partagée entre l'Ukraine et la Roumanie, au pied des Carpates. Et il retrouve avec cette "Floraison sauvage" sa terre natale, en un temps (au XIXème siècle?) que l'on peine à préciser, le seul repère temporel étant une allusion succincte à Napoléon, mais un temps en tout cas où la braise de l'anti-sémitisme continue à couver sous les cendres d'une tranquillité trompeuse.

Au sommet d'une montagne, les tombes d'une poignée de juifs qui prirent les armes, refusant de se laisser massacrer sans combat lors d'un pogrom, font office de lieu de pèlerinage et de rassemblement pour la communauté juive de toute la région. La garde de ce cimetière des martyrs est traditionnellement confiée, génération après génération, aux membres d'une seule et même famille dont les derniers représentants - un frère et une soeur, Gad et Amalia – mènent à l'époque qui nous intéresse une vie retirée dans l'enceinte du cimetière sur lequel Gad veille jalousement, redressant soigneusement les tombes que le ruissellement des eaux a fait pencher, maintenant à l'écart voleurs et profanateurs avec l'aide de ses deux chiens de garde.

Gad et Amalia sont jeunes encore. Ils vivent là protégés d’une certaine manière du monde extérieur mais, aussi, terriblement seuls. Et si le frère et la sœur vivent leur mission de façons très différentes – Amalia très instinctive, Gad dans la stricte observance de la Loi et de la Tradition -, les effets conjugués des longues nuits d’hiver, de la nostalgie de la vie dans la plaine, de la solitude et du slivovitz les font en fin de compte dériver l’un comme l’autre vers cette noire mélancolie contre laquelle leur oncle Arié, qui les avait précédé comme gardien du cimetière, les avait mis en garde - une mélancolie que certains théologiens chrétiens auraient sans doute nommée du nom d’acédie, ce vice si redouté des aspirants à la vie monastique – et vers un amour interdit.

Pas une seule fois, tout au long des pages de "Floraison sauvage", Aharon Appelfeld ne porte le moindre jugement sur ses deux héros. Se contentant de retranscrire, d’une écriture fluide et souvent sensuelle, leurs émotions, leurs actes et leurs paroles jusque dans leurs sophismes les plus appuyés, il nous offre une réécriture du mythe du péché originel et de la perte du paradis qui ne cesse jamais d’être aussi une histoire d’amour. Et il nous ouvre la voie de réflexions inépuisables sur la nature humaine, la véracité de l’expérience religieuse et la frontière ténue qui la sépare parfois de la folie et de la perversion.

Extrait:

"- Les rêves nous trompent et nous éloignent du chemin.
- De quel chemin? demanda Amalia. Ce qui le surprit.
- Mais ce qu'un homme est tenu de faire, bien sûr. Et nous grâce à Dieu, nous avons de quoi. Nous ne pouvons pas faire ce que la montagne fait, ce que les vieux font, mais nous pouvons offrir aux gens une tasse de café et une part de gâteau. C'est un service saint, je dirais.
Amalia le regardait. Elle comprenait chaque mot pris séparément, mais assemblés, ils ne lui plaisaient guère. Elle avait envie de dire: et notre solitude, notre nostalgie, ça ne compte pas?
- C'est ainsi, dit Gad d'une voix presque solennelle. Chacun son destin.
Et la conversation prit fin."
(pp. 47-48)

D'autres livres d'Aharon Appelfeld sont présentés sur Lecture/Ecriture.

15 décembre 2008

Splendeur et dévastation

afte2"A cinq heures de l'après-midi" de Samira Makhmalbaf,
avec Agheleh Rezaïe

En 2001, le cinéaste iranien Mohsen Makhmalbaf avait consacré avec "Kandahar" un film aussi sombre qu'il n'était visuellement éblouissant au sort des femmes dans l'Afghanistan contrôlé par les Talibans. Deux ans plus tard, dans Kaboul à peine libérée, c'était au tour de sa fille Samira de prendre sa caméra pour nous conter l'histoire de Nogreh et de sa famille dans un film guère plus optimiste mais tout aussi magnifique que celui de son père.

Certes, en 2003, à Kaboul, les écoles s'étaient rouvertes et les filles avaient à nouveau le droit de les fréquenter. Mais la violence n'en continuait pas moins à faire rage. Et la détermination avec laquelle Nogreh et ses camarades de classe voulaient s'impliquer dans la vie sociale, économique et politique de leur pays ne cessait pas de se heurter à des comportements sexistes bien ancrés. Si bien qu'"A cinq heures de l'après-midi" pourrait passer pour un film désespéré si la beauté de ses images n'offrait vaille que vaille un barrage contre le désespoir. Et si son existence-même n'était un signe d'espoir malgré tout, et malgré tout le temps qu'il faudra encore avant que l'Afghanistan ne retrouve vraiment la paix.

Cinq ans après sa sortie en salle, le film de Samira Makhmalbaf, diffusé hier soir sur Canvas*, ne m'a paru, à l'épreuve du temps écoulé, que d'autant plus juste et sensible...

* Deuxième programme de la télévision belge d'expression flamande

3 décembre 2009

"Le maître des Passions"

"Rogier van der Weyden",
M Leuven
Du 20 septembre au 6 décembre 2009

Au terme de profondes transformations, doté d'un nouveau nom ("M Leuven"), le musée de la ville de Louvain a été inauguré le 20 septembre dernier. Et comment mieux marquer le coup que par une rétrospective consacrée à Rogier van der Weyden? Né à Tournai vers 1400, celui qui fut le peintre officiel de la ville de Bruxelles tout en jouissant des faveurs de la cour des ducs de Bourgogne, connut en effet un franc succès auprès d'une clientèle fortunée dans la ville brabançonne.

Si de nombreux éléments de la vie du maître nous restent inconnus, l'exposition du M offre une occasion rêvée de découvrir tout à la fois son oeuvre - fut-ce par l'intermédiaire de copies plus tardives ou de versions d'atelier - et son époque. S'ouvrant par une première salle consacrée aux témoignages de l'influence - et elle fut grande - que le maître exerça sur ses contemporains, l'exposition se poursuit au travers une série de salles thématiques évoquant successivement:

  • les portraits et diptyques de dévotion (dont certains se voyaient ici recontitués pour la première fois depuis des siècles)
  • les représentations de la Vierge à l'Enfant, et notamment celles de Saint-Luc dessinant la Vierge ou la 'Sacra Conversazione' importée d'Italie que Rogier van der Weyden contribua tout particulièrement à populariser.

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Rogier van der Weyden, Marie-Madeleine lisant (fragment d'une Sacra conversazione), Londres, National Gallery (source)

  • les dessins préparatoires
  • et bien sûr les Passions qui valurent au peintre tournaisien une réputation dépassant le cadre des frontières du plat pays, et auquel le très beau groupe sculpté de la Mise au tombeau de la collégiale Saint-Vincent de Soignies vient offrir un dernier écho.

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Rogier van der Weyden, Retable des Sept Sacrements, Anvers, Musées Royaux des Beaux-Arts (source)

Enfin, l'exposition se referme sur l'un des chefs-d'oeuvre incontesté de Rogier van der Weyden: le retable des Sept Sacrements peint pour Jean Chevrot, évêque de Tournai et proche conseiller du duc de Bourgogne Philippe le Bon. Exposition tout à fait passionnante, faut-il encore le dire, parce qu'elle permet véritablement de se replonger dans la vie artistique du XVème siècle, et même si à y regarder de près les copies d'après l'oeuvre de Rogier van der Weyden ou les oeuvres d'atelier s'y révèlent bien plus nombreuses que les oeuvres originales du maître dont beaucoup sont perdues ou trop fragiles pour supporter d'être déplacées. Je vous la recommanderais chaudement... si je ne la savais pas quelque peu victime de son succès et complètement sold out jusqu'à son dernier jour.

Le site officiel de l''exposition.

Et celui du M Leuven.

13 décembre 2009

Mauve vénéneux

"Le ciel de Bay City" de Catherine Mavrikakis419NnwBRM_L__SL500_AA240_
4 1/2 étoiles

Sabine Wespieser, 2009, 294 pages, isbn 9782848050744

On pourrait croire à un roman - un de plus - de la banlieue nord-américaine. Dans ce cas, d'une banlieue étouffée sous les fumées des usines des grandes villes industrielles, toutes proches, que sont Flint et Detroit, sans rien de commun avec les quartiers bien plus cossus où Richard Ford avait trouvé le décor des aventures de Frank Bascombe*. La jeune Amy Duchesnay est du reste bien loin de partager la tendresse du héros de Richard Ford pour cette vie si bien réglée. Et le comfort matériel somme toute modeste qui semble faire le bonheur des siens ne la satisfait pas le moins du monde.

On pourrait croire, vraiment, se trouver face à un portrait tout à la fois extrêmement réaliste, concret et très critique de la banlieue américaine, dressée par une adolescente rebelle. Et l'effet n'en est que plus saisissant lorsque nous découvrons enfin qu'il s'agit de tout autre chose, et que bien loin de n'être qu'une adolescente ordinaire confrontée à des problèmes qui le sont tout autant, Amy est littéralement, violemment et même très concrètement, hantée par le passé que sa mère et sa tante, seules rescapées d'une famille juive française presque totalement exterminée par les nazis, avaient cru laisser derrière elles en émigrant aux Etats-Unis.

Sous le ciel mauve de Bay City, ce ciel vide, inhabité et pourtant irréductiblement bouché, Amy incarne l'inanité de la fuite, si loin qu'elle ait pu mener. En nous contant son histoire, Catherine Mavrikakis poursuit jusque dans ses derniers retranchements une entreprise de déconstruction du rêve américain qui ne laisse plus une seule pierre debout. Malgré quelques moments très durs, "Le ciel de Bay City" dégage pourtant une curieuse sensation d'énergie et de vitalité, qui m'a rappelé Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, et cela même si l'écriture de Catherine Mavrikakis est bien plus sobre et classique que celle de la romancière autrichienne. "La vie est là tout le temps."  (p. 173) dans ce roman magistral qui fait l'économie de tout bon sentiment, et l'on en viendrait presqu'à se demander si c'est vraiment une bonne nouvelle...

Extrait:

"Depuis que je suis toute petite, je ne pense qu'aux détails. Au manteau qu'une petite Sarah portait en descendant du train qui l'emportait vers Auschwitz. A Peter, qui tout le long du trajet infâme, pleurait d'avoir laissé son chat Mutsi sans personne. Aux repousses blanches de cheveux pour lesquelles une de mes grands-tantes coquette devait s'inquiéter en passant sa main sous son chapeau. Dieu gît dans les détails, dit-on. Je ne le crois pas. Ce n'est pas Dieu que je retrouve dans les moindres faits et gestes des gens, dans leurs inquiétudes vaines, lorsque le plus terrible a eu lieu. Ce n'est pas Dieu qui est là, non, certes pas. C'est la vie, dans ce qu'elle a de plus bête et de plus vivant. La vie absurde qui continue à parler devant la mort, l'horreur, l'immonde. La vie est là quand le condamné va se faire trancher la tête et qu'il regarde le ciel magnifique, qu'il respire à pleins poumons l'air frais du matin. La vie est là quand les parents viennent de quitter leur enfant mort à l'hôpital et que soudain monte en eux le désir brûlant de faire l'amour.  La vie est là tout le temps. La vie est là quand après un accident de voiture, la merde sort du corps. La vie est là, toujours là. C'est une vraie saloperie qui nous quitte au tout dernier moment. Du moins, je l'espère." (pp. 173-174)

* Voir "Un week-end dans le Michigan", "Indépendance" et "L'état des lieux".

4 septembre 2010

Les troubles de l'Indépendance (1)

"Dans un état libre" de V.S. Naipaul51lfw4m7FuL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Robert Laffont/Bouquins, 2009, pp. 1-209, isbn 9782221112038

(traduit de l’Anglais par Annie Saumont)

Plat de résistance au menu de "Dans un état libre", le court roman – ou longue nouvelle – éponyme nous livre le récit d'un long périple en voiture, à travers un pays non identifié d'Afrique orientale en proie aux troubles qui suivent de peu son accession à l'Indépendance, alors que le conflit larvé qui opposait le président nouvellement élu au souverain traditionnel de la région entre dans sa phase décisive. Citoyen anglais et consultant auprès de l'administration locale, Bobby doit rejoindre son poste dans le Sud du pays, zone d'influence du roi, après avoir passé quelques jours dans la capitale de la nouvelle république. Et il a accepté de prendre pour passagère une autre voyageuse britannique, Linda, qui doit rejoindre son mari lui aussi en poste dans le Sud. Pendant ces trois jours de route à travers un pays en crise, l'homosexuel notoire et la croqueuse d'homme patentée auront donc tout le temps de confronter leurs points de vue, et le moins que l'on puisse dire est que nos deux héros, que ne réunit qu'un même amour pour les magnifiques paysages africains, ne sont que très rarement sur la même longueur d'onde. Leurs conversations, et leurs quelques rencontres de passage – avec un ancien colonel recyclé en propriétaire d'hôtel menacé par la décrépitude, ou avec l'armée régulière, qu'elle soit ou non accompagnée de ses instructeurs israëliens... – offre à V.S. Naipaul l'occasion de dresser un état des lieux aussi impitoyable que général des jeunes états africains qui virent le jour dans les années 1960, un état des lieux si impitoyable en fait qu'il a dû en son temps apporter de l'eau au moulin des détracteurs qui lui reprochaient une vision trop pessimiste, conservatrice voire même raciste de la situation politique de ce continent.

Quatre autres textes très contrastés accompagnent ce périple africain. Si "Dans un état libre" laissait toute la place au regard des Européens sur une Afrique qu'ils étaient sur le point de quitter, "Un parmi tant d'autres" et "Dis-moi qui tuer" inversent cette perpective en nous proposant le regard – naïf, ahuri et finalement teinté d'une totale incompréhension que le lecteur se voit amené à partager, bien malgré lui sans doute - de deux anciens colonisés, indiens des Indes ou des Caraïbes, sur les anciens colonisateurs, anglais ou américains.

Mais ce sont les deux textes les plus brefs de ce recueil qui m'ont le plus impressionnée tant ils sont emblématiques de ce que la nouvelle anglo-saxonne peut offrir de meilleur. Sans un poil de graisse excédentaire, ils entrent d'emblée dans le vif du sujet: lutte pour l'occupation d'un territoire propre entre les passagers d'un ferry surpeuplé pendant une traversée du Pirée à Alexandrie dans "Le vagabond du Pirée", portrait de touristes aux comportements très divers – et pour certains scandaleux et révélateurs d'un mépris bien ancré – dans "Le cirque à Louxor". Ces deux récits, proposés l'un en guise de prologue et l'autre d'épilogue à "Dans un état libre", sont d'une efficacité redoutable et bien de nature à marquer durablement leur lecteur, là où les trois autres nouvelles pâtissent à mon sens de quelques longueurs ou d'un léger excès de flou artistique...

Extrait:

"-  Je suis ici pour servir, déclara Bobby. Pas pour donner aux autochtones des conseils sur la façon de gouverner leur pays. On ne l’a fait que trop, déjà. Le genre de gouvernement que choisissent les Africains, ce n’est vraiment pas mon affaire. Ça n’empêche pas qu’ils ont besoin de nourriture et d’écoles et d’hôpitaux. Si on n’est pas ici pour servir on n’a rien à faire dans ce pays. Ça paraîtra peut-être brutal mais moi, c’est comme ça que je vois les choses." (p. 102)

D'autres livres de V.S. Naipaul, dans mon chapeau: "Le regard de l'Inde", "A la courbe du fleuve", "Among the believers - an islamic journey" et "L'énigme de l'arrivée"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture, où V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010.

6 mai 2011

A lire attentivement

"Rétrospective Luc Tuymans",
Palais des Beaux-Arts, Bruxelles,
Jusqu'au 8 mai 2011

L'adage l'affirme: "Nul n'est prophète en son pays". Et Luc Tuymans, né en 1958 à Mortsel, dans la région d'Anvers, en a fait l'expérience. Peintre figuratif en un temps où la mode était plutôt à l'abstraction, il a trouvé la reconnaissance aux Etats-Unis ou au Japon, bien avant de retenir l'attention des musées de son pays natal. Mais cette époque est bien révolue, ce dont témoigne la rétrospective que lui consacre en ce moment le palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en collaboration avec plusieurs grands musées américains.

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Luc Tuymans, Schwarzheide, Collection privée (© Luc Tuymans, source)

Au premier abord, les couleurs très douces - camaïeux de gris, de vert ou de bleu - y créent une impression d'harmonie qui ne résiste cependant pas longtemps à un second examen, dès lors que les cadrages se révèlent insolites voire franchement déstabilisants. Puis, à la lecture des cartels, ces peintures à l'allure inoffensive prennent insensiblement une dimension de plus en plus inquiétante. L'air paterne du modèle de "The Heritage VI" révèle un leader du Ku Klux Klan. La table si bien dressée ou les valseurs de "Proper" dissimulent un acharnement malsain à sauver les apparences. Et les stries verticales qui perturbent le tranquille alignement des pins de "Schwarzheide" renvoient l'observateur aux dessins que les prisonniers de ce camp de concentration nazi avaient coutume de découper en bandes plus petites dont ils se partageaient ensuite la garde, persistant ainsi à créer dans les circonstances les plus extrêmes. D'une toile à l'autre, les tableaux de Luc Tuymans s'imposent donc comme autant d'images dont le sens ne s'épuise décidément pas en un instant: autant d'images exigeant une lecture attentive.

Présentation de l'exposition sur le site du Palais des Beaux-Arts

Vous trouverez aussi, dans mon chapeau, une lecture du livre consacré à Luc Tuymans dans la collection "Art contemporain" des éditions Phaidon: ici

23 novembre 2008

En quête de réconciliation

"Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre" de Mia Couto
4 étoiles41br7f2PdSL__SL160_AA115_

Albin Michel/Les grandes traductions, 2008, 273 pages, isbn 9782226188588

(traduit du Portugais par Maryvonne Lapouge-Pettorelli)

Parti à la ville pour y poursuivre ses études, Mariano s'était éloigné de toutes les façons possibles de son île natale, Luar-do-Chão, et de sa famille. Mais juste avant de mourir, son grand-père a exprimé le souhait que son petit-fils préféré, à qui il avait donné son propre prénom, soit le maître de cérémonie lors de ses obsèques, l'obligeant ainsi à revenir dans l'île pour un retour qui prendra très vite des allures de parcours initiatique.

Retrouvant sa grand-mère, son père, ses oncles et sa tante, Mariano se voit aussi confronté à des traditions qu'il avait complètement oubliées au cours des années passées dans la modernité de la ville, et à une longue suite d'événements mystérieux dont les moindres ne sont certes pas les lettres que lui fait parvenir son défunt grand-père, dans ce qui semble une ultime tentative pour réconcilier le passé et l'avenir de leur famille et de leur île: "C'est pour cela que tu vas prendre connaissance de ces lettres et trouver non pas la feuille écrite mais un vide que tu vas remplir toi-même, avec tes calligraphies. Tu connais le dicton: les blessures de la bouche se soignent avec sa propre salive. C'est la tâche que nous allons accomplir ici, toi et moi, d'un côté et de l'autre des mots. Je fournis les voix, tu fournis l'écriture. Pour que nous sauvions Luar-do-Chão, l'endroit où nous allons naître à nouveau. Et sauvions notre famille, qui est l'endroit où nous sommes éternels." (p. 68)

Et à travers l'histoire de la famille de Mariano, c'est toute l'histoire du Mozambique qu'il nous est aussi donné de (re)lire, les blessures familiales se faisant métaphores des fractures de la décolonisation et de ses combats dont le père de Mariano ne s'est d'ailleurs jamais vraiment remis, lui qui "Jeune, (...) s'était senti étranger dans son pays. Il avait cru que la raison de cette souffrance était une et exclusive: le colonialisme. Mais ensuite l'Indépendance avait eu lieu et il avait conservé une bonne part de sa lucidité. Et aujourd'hui il faisait ce constat: ce n'était pas d'un pays qu'il était exclu. Il était étranger au sein non pas d'une nation, mais du monde." (p. 76) Au fil des retrouvailles entre trois générations d'une famille, tradition et modernité se croisent, se frôlent, se heurtent mais se rencontrent aussi, heureusement - l'écriture étonnament inventive de Mia Couto se mettant ici au service d'un récit tout à la fois âpre, rugueux et par moments d'une miraculeuse tendresse, comme lors de cet instant de complicité entre Mariano et sa grand-mère aux doigs rongés par le jus corrosif des noix de cajou qu'elle devait décortiquer pendant des journées entières, au temps de sa jeunesse: "La grand-mère suspend ses évocations et me caresse le visage. Mais aussitôt elle se reprend comme si elle prenait conscience de la répugnance que peuvent me causer ses mains léprosées.
- Excuse-moi, mon petit-fils. Ce que j'ai là ce ne sont pas des doigts...
Ils ne m'impressionnent déjà plus ces doigts abîmés, tant son geste est plein de tendresse. Je lui prends la main et l'amène de retour sur mon visage. Je baise ses doigts. Elle se sent embrassée à l'âme." (pp. 48-49)

C'est là une belle découverte que je dois à Jean-Yves Loude, qui évoquait l'oeuvre de Mia Couto avec admiration dans son livre "Lisbonne, dans la ville noire".

Un autre extrait de "Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre", dans mon chapeau: ici.

Et un autre livre de Mia Couto: "La véranda au frangipanier".

Un article très complet consacré à "Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre" dans The African Review of Books [en Anglais]

2 octobre 2008

Vies est-allemandes, vies émouvantes...

ma16572"La vie des autres" de Florian Henckel von Donnersmarck,
avec Martina Gedeck, Sebastian Koch et Ulrich Mühe

Revu lundi soir sur Arte (dans le cadre d'un cycle consacré au nouveau cinéma allemand qui se poursuivra avec  "Head on" de Fatih Akin et  "Goodbye Lenin!" de Wolfgang Becker), ce film qui était mon coup de coeur-cinéma de l'année 2007 confirme ma première impression. Florian Henckel von Donnersmarck nous offre là une magnifique plongée dans une page très sombre de l'histoire d'Allemagne de l'Est: les pressions exercées par la STASI, de sinistre mémoire, sur les milieux artistiques et intellectuels, et les compromissions auxquelles beaucoup de leurs membres ont consenti... pour pouvoir continuer à vivre, tout simplement. "La vie des autres" tourne résolument le dos aux sirènes de l'ostalgie, sans sombrer non plus dans le misérabilisme. Et surtout, surtout, c'est un film magnifique d'humanité, porté par de formidables acteurs, Ulrich Mühe en tête.

Un film à voir et à revoir, à volonté!

Une fiche assez complète consacrée à "La vie des autres" sur wikipedia

30 décembre 2008

Guitare-jazz

045966_w60_h_q80"Accords et désaccords" de Woody Allen,
avec Sean Penn, Samantha Morton et Uma Thurman

Le Woody Allen, cuvée 1999, était un vrai faux documentaire jazzy et pétillant contant la vie d'Emmet Ray, second (et totalement imaginaire) meilleur guitariste de jazz des années 1930...

Ce film, que je n'avais pas vu lors de sa sortie en salle, et que j'ai découvert vendredi dernier sur Plug RTL, s'inscrit dans la veine la plus légère mais néanmoins savoureuse du cinéaste américain, avec un Sean Penn délicieusement imbuvable et une bande-son définitivement irrésistible!

D'autres films de Woody Allen, dans mon chapeau: "Match Point", "Maris et femmes" et "Whatever works"

17 juillet 2009

Volcans qui rêvent

"Caldeiras" de Vera Feydercaldeiras
5 étoiles

Stock, 1982, 451 pages, isbn 2234015669

Guère de points communs, à première vue, entre Nat et Tina. Nat, dissimulé derrière de multiples identités, fils d’un riche homme d’affaire britannique qu’un chagrin d’amour a poussé, de fil en aiguille, à se faire chasseur d’images, photo-reporter traquant à travers le monde les horreurs d’un siècle qui en eut sans doute plus que sa part. Et Tina, jeune orpheline exploitée sans vergogne, sous couvert de charité chrétienne, par la propriétaire – qui a tout des dames patronesses que chantait Jacques Brel - d’un modeste atelier de couture niché dans les sombres ruelles du Vieux Liège, à l’ombre de la Montagne de Bueren.

Et pourtant leurs destins, et quelques autres, vont se croiser au long de ce roman touffu où Vera Feyder a rassemblé en une véritable cour des miracles toute une galerie de personnages aussi émouvants qu’insolites, de Fatsolino, mineur italien que ses poumons rongés de silicose ont renvoyé dans une pauvre retraite, à un juge intègre mais qui survient trop tard dans l’histoire pour en infléchir le cours ou à Fenec, rescapé des camps nazis devenu majordome d’un palace new yorkais où il guette patiemment la moindre trace de ses anciens bourreaux. Autant de fragments d’humanité en mal d’amour et d’un peu de chaleur, et qui n’ont pas cessé de se révolter. Et de rêver. Jusqu’à ce que, un jour au l’autre: "toute la charge insurectionnelle stockée semaine après semaine depuis tant d’années dans le grand trou noir de [leurs] vie[s], explos[e] comme la caldeira d’un volcan que l’on croyait pour toujours assoupi. Eteint." (p. 295)

C’est un livre magnifique que ce gros roman volcanique, incandescent et imprévisible, nourri d’une révolte viscérale et qui m’a révélé une toute autre facette de l’œuvre de Vera Feyder. J’avais déjà beaucoup aimé "Petite suite de pertes irréparables" et "Réglements de contes", deux pièces de théâtre tout à la fois graves et pétillantes. Mais si l’humour cède ici la place à une ironie mordante, et si la concision s’est effacée au profit d’un grand souffle romanesque, j’ai bien retrouvé dans "Caldeiras" les qualités d’écriture qui m’avaient auparavant tellement impressionnée: un style incisif, rythmé, alliant l’élégance et la fluidité à une densité peu commune.

Avec ce troisième roman entraînant son lecteur des ruelles populaires de Liège à Bruxelles, et aux belles demeures de l’avenue Louise, et des chutes du Niagara à l’enfer des mines du Minas Gerai, Vera Feyder s’impose à mes yeux comme l’une des voix littéraires les plus fascinantes de cette fin du XXème siècle. Et la discrétion où son œuvre se voit cantonnée m’apparaît décidément de plus en plus incompréhensible…

Extrait:

"Instantanément, ses frayeurs tombèrent. Il en est toujours ainsi: quand la pitié relaie la peur, le pouvoir change de camp. Mais Tina l’ignorait. Quand l’homme prit soudain conscience du regard qu’elle portait sur lui, peut-être chercha-t-il, un instant, à fuir. Mais il ne le pouvait déjà plus. Regards singulièrement jumeaux: dans les yeux de Tina, ce fut non seulement son malheur qu’il y vit reflété, agrandi – et elle dans les siens, le sien – mais celui de leurs semblables, de toutes les espèces et de tous les règnes, auxquels le chien aussi bien appartenait. Au carrefour de ces trois errances, un seul désespoir était au rendez-vous : celui de n’avoir en ce monde ni feu ni lieu à partager.
Par un même élan de repli effaré, Fatsolino et Tina détournèrent leurs yeux en même temps.
Pour les reporter, ensemble, sur le chien."
(p. 118)

D'autres livres de Vera Feyder, dans mon chapeau: "Petite suite de pertes irréparables", "Règlements de contes" et "Liège".

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Dans mon chapeau...
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