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Dans mon chapeau...
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26 mai 2012

La contingence des images

"Luc Tuymans", ouvrage collectif réalisé avec la participation de Luc Tuymans1702-3679-large
3 ½ étoiles

Phaidon, 2007, 260 pages, isbn 9780714897042 

(traduit de l'Anglais par Richard Crevier)

La collection que les éditions Phaidon consacrent aux artistes contemporains ambitionne de proposer des études approfondies où divers intervenants apportent chacun leur regard sur l'oeuvre envisagée, multipliant ainsi les approches et les perspectives. L'ouvrage qui y est réservé au peintre belge Luc Tuymans rassemble donc un entretien de l'artiste avec l'historien de l'art et critique Juan Vicente Aliaga, un essai d'Ulrich Loock, une méditation inspirée à Nancy Spector par le tableau intitulé Pillows, un texte littéraire choisi par Luc Tuymans – en l'occurence un extrait du roman Tchevengour d'Andreï Platonov – et enfin un dernier essai de la plume de Rudolf Reust.

Passionnant à certains égards, ce livre présente aussi les défauts que l'on pouvait en attendre. Point faible récurrent de tout ouvrage collectif, les différents intervenants s'y répètent à l'envi, et l'un obscurcit parfois comme à plaisir ce que l'autre avait su - à ce qu'il me semble - exposer clairement. Et faiblesse inévitable d'un livre consacré à un artiste toujours bien vivant et très actif, il était - dans une certaine mesure - dépassé presqu'avant de sortir de presse. Pour l'essentiel les textes repris ici sont en effet datés de 1996, à l'exception de celui titré "actualisation" sous la plume de Rudolf Reust, daté lui de 2003. Entretemps, Luc Tuymans a poursuivi son travail, les grands formats ont fait leur apparition dans une oeuvre qui ne leur avait jusqu'ici guère laissé de place, et de nouvelles thématiques – comme l'état social et politique des USA abordé notamment dans la série "Proper" – y ont pris de l'ampleur.

Mais, en dépit de ces réserves et par-delà les quelques informations attendues concernant la biographie de Luc Tuymans et les influences qu'il se reconnaît (le Greco ou encore Edward Hopper, auquel les tableaux de la série "Suspended" renvoient inéluctablement), ce livre a le mérite de mettre en lumière quelques lignes de force essentielles de son oeuvre. Une réflexion sur la mémoire – et sa défaîte inévitable – y trouve donc sa place au côté de celle suscitée par l'impossibilité de la peinture, l'impossibilité de faire encore quelque chose de neuf qui a conduit l'artiste à développer la notion de "faux authentique", en même temps qu'il s'attachait au caractère manuel d'un art qui est resté aussi un artisanat. Enfin - et ceci est peut-être plus particulier encore à l'oeuvre de Luc Tuymans -, l'importance du cinéma – une technique que l'artiste a pratiquée au début des années 1980 - y est également discutée. C'est en effet au cinéma que Luc Tuymans emprunte, non seulement son art du cadrage – et Dieu sait comme ses choix en la matière peuvent se révéler déstabilisant -, mais surtout l'idée de la contingence des images, ou en d'autres mots l'idée qu'une image tirée d'un film peut devenir inintelligible car privée de son contexte, idée d'où découle la grande importance que le peintre accorde aux titres de ses tableaux – au point d'affirmer de façon répétée que le titre, parce qu'il renvoie au contexte perdu et aux sources de l'image, est plus important que le tableau lui-même.

pillows

Luc Tuymans, Pillows

Extrait:

"Elle alluma une cigarette et s'étendit sur le lit. Il venait de partir, comme d'habitude, se dépêchant avant que le soleil de fin d'après-midi ne projette des ombres dans la chambre. Une autre femme l'attendait pour le dîner – toujours à dix-huit heures. Ensuite les enfants faisaient leurs devoirs avant d'aller au lit. Elle en avait assez de ce discours. Elle soupira et croisa ses longues jambes. Le vernis à ongles sur ses orteils s'écaillait. Une ligne d'ecchymoses s'étendait le long de sa cuisse: de petites marques d'un bleu noirâtre de la taille de l'extrémité d'un doigt. Traces de passion ou de brutalité? Elle ne le savait plus et ça lui était égal. Une fois encore, elle se jura que c'était la dernière fois.
Le tableau de Luc Tuymans intitulé Pillows (Oreillers, 1994) sollicite l'élaboration de fictions de ce genre, peu importe lesquelles, même si toute présence humaine explicite en est absente. Cette image de coussins disposés côte à côte sur un lit double entre et sort du champ de vision à mesure que la peinture passe du tracé figuratif à l'abstraction chromatique. Lorsque le tableau se rassemble pour former une image reconnaissable, il excède sa fonction de nature morte et apparaît plutôt comme une mise en scène en attente d'une action théâtrale. Les légères pliures des oreillers évoquent un moment tout juste antérieur à la scène, alors que le lit était encore occupé. Un oeil cinématographique pourrait comparer cette image à un plan fixe, à un interlude coupant momentanément l'intrigue. Quelque chose vient de se passer et quelque chose passera de nouveau. Dans le monde d'ombres que décrit la vision de Tuymans, c'est dans l'espace muet entre de tels instants qu'il faut, semble-t-il, chercher le sens."

Nancy Spector, "La trace impardonnable", p. 96

Vous trouverez également, dans mon chapeau un billet consacré à la rétrospective Luc Tuymans du Palais de Beaux-Arts de Bruxelles: ici

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