"L’état des lieux (Frank Bascombe, III)" de Richard Ford
4 étoiles
Editions de l’Olivier, 2008, 730 pages, isbn 9782879295251
(traduit de l’Anglais par Pierre Guglielmina)
Voici notre troisième rendez-vous avec Frank Bascombe, cette fois à l’occasion des célébrations familiales de Thanksgiving, et avec, comme pour les deux volets précédents *, des élections présidentielles en toile de fond, soit l’élection de l’automne 2000, "volée" par Georges Bush Jr face à Al Gore. Si jamais un quatrième volet des heurs et bonheurs de Frank Bascombe devait voir le jour, on peut sans doute risquer l’hypothèse qu’il prendrait place au moment des fêtes de Noël de l’année 2008, peu après la victoire de Barack Obama et en pleine crise économique ;-).
Mais trève de plaisanterie, depuis les événements racontés dans "Indépendance" et qui se déroulaient à l’été 1988, l’Amérique est devenue plus dure et s’est faite la proie d’une violence sans rime ni raison, une violence dont nous ne cesserons pas de sentir la présence inquiétante tout au long de cet "état des lieux", toujours hanté, comme les volumes précédents, par l’inacceptable absence de Ralph, le fils aîné de Frank mort à l’âge de neuf ans, bien avant que nous ne fassions la connaissance de son père. Georges Bush n’est pas encore au pouvoir, les attentats du 11 septembre n’ont pas encore eu lieu et les guerres d’Afghanistan et d’Irak n’ont pas commencé, mais vraiment, il y a quelque chose de pourri au pays du grand rêve américain, même si celui-ci continue à faire des adeptes tels Mike Mahoney, l’assistant de Frank, immigré d’origine tibétaine qui mêle allègrement en une épaisse soupe new age sa culture bouddhiste à la doctrine libérale de son pays d’adoption. Richard Ford nous propose ainsi un état de l’Amérique d’autant plus fascinant qu’il s’inscrit dans la perspective des deux premiers tomes et d’une évolution s’étalant sur plus de quinze ans.
Et vivant dans ce monde plus dur, Frank a vieilli et s’est fait plus vulnérable que jamais. Désormais installé à Sea Clift dans une maison du bord de mer menacée à terme par l’érosion des côtes, atteint d’un cancer de la prostate et délaissé par sa seconde épouse, Sally qui est partie rejoindre en Ecosse, dans une obscure tentative de renouer les fils d’une histoire jamais clôturée, son premier mari brutalement réapparu après avoir été présumé mort pendant près de vingt ans, Frank n’a sans doute jamais été si sensible à la fragilité et à la finitude de nos petites vies humaines. Cela nous vaut de longues pages de ces réflexions introspectives qui sont devenues les marques de fabrique du personnage: des pages vraiment trop longues mais aussi, bien souvent, touchantes par le mélange de fragilité et de joie de vivre qui s’y exprime, apportant une belle conclusion (provisoire ?) au cycle de Frank Bascombe.
Extrait:
"Entre-temps de nouvelles vagues humaines déferlaient accomplissant le trajet quotidien pour travailler à Haddam plutôt qu’à Gotham ou à Philly. Une petite population de sans-abri était apparue. Il fallait attendre en moyennne treize mois pour obtenir un rendez-vous chez le dentiste. Et les habitants que je rencontrais dans la rue, des citoyens que je connaissais depuis vingt ans et à qui j’avais vendu des maisons, refusaient à présent de croiser mon regard, fixaient leurs yeux sur mes cheveux et continuaient d’avancer, comme si nous étions tous devenus les vieillards à la fois excentriques et invisibles que nous avions rencontrés nous-mêmes à notre arrivée des décennies plus tôt.
Haddam, dans ces détails diaboliques, avait cessé d’être une banlieue tranquille et heureuse, cessé d’être dans une position subalterne pour devenir une ville à elle seule, sans avoir cependant une substance bien déterminée. Elle était devenue une ville d’autres, pour d’autres. On pouvait dire qu’elle manquait d’âme, ce qui expliquerait pourquoi le besoin d’un Centre d’information se fait sentir et pourquoi célébrer le passé du village semble être une bonne idée. Le présent est ici, mais on ne peut pas sentir son poids dans le creux de la main." (p. 138)
* "Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" et "Indépendance (Frank Bascombe, II)", tous deux déjà présentés dans mon chapeau.
Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.