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Dans mon chapeau...
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29 avril 2011

Pour les enfants, petits et grands ;-)

50158"Dragons et princesses" de Michel Ocelot

Réalisateur de ces deux bijoux de dessins animés que sont "Kirikou et la sorcière" et "Azur et Asmar", Michel Ocelot avait fait ses premières armes avec "Princes et princesses", une série de courts-métrages en ombres chinoises: une fille, un garçon et un vieux technicien se retrouvaient dans un cinéma désaffecté pendant six soirées, le temps de jouer pour nous six contes de fées.

Avec "Dragons et princesses", il nous propose sur le même principe une nouvelle série de dix contes, avec un peu plus de moyens techniques, et donc davantage de couleurs dans les décors, mais toujours autant de poésie. On retrouve là toutes les qualités qui font la marque de fabrique de Michel Ocelot. Une vraie réflexion esthétique qui se nourrit aux quatre coins de monde et à tous les temps de l'histoire de l'art, et un imaginaire inépuisable. Du "pont du petit cordonnier"qui nous emmène à Prague au fabuleux conte russe d' "Ivan Tsarevitch et la Princesse Changeante", en passant par l'Afrique du "Garçon Tamtam" ou les Antilles de "Ti Jean et la Belle-sans-Connaître", on se régale d'un bout à l'autre de ces dix nouveaux épisodes. Ce sont dix petites merveilles de fantaisie et de beauté que je ne pourrais trop recommander aux petits enfants. Et aux grands aussi ;-).

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28 avril 2011

"La société du spectacle"

"Valparaiso" de Don DeLillo311JZCVPTNL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud/Papiers, 2001, 54 pages, isbn 2742732047

(traduit de l’Anglais par Dominique Hollier)

Pour s’être retrouvé à Valparaiso au Chili, à la suite d’un enchaînement de petits dérapages idiots d’un aéroport à l’autre, alors que son employeur l’avait envoyé en mission à Valparaiso dans l’Indiana – mésaventure cocasse, peut-être un peu ridicule mais surtout franchement sans intérêt -, Michael Majeski s’est vu emporté dans un véritable tourbillon médiatique, les quinze minutes de célébrité qu’Andy Warhol avait promis à tout un chacun s’étirant dans son cas au long de dizaines et de dizaines d’interviews – dont un montage forme le premier acte de "Valparaiso" - et finalement d’une participation à un talk show - qui fait lui l’objet du second acte.

Du plus trivial au plus intime, rien n’échappe au grand déballage, au besoin acharné des journalistes de tout dévoiler, ni les détails de la mésaventure de Michael, ni l’accident de voiture dont il s’était rendu responsable, ni la tenue que sa femme Livia porte pour dormir, "En pyjama peut-être? Ou avec une chemise de nuit à l’ancienne? Nous avons besoin de savoir. Un grand T-shirt? Qu’est-ce qu’il y a écrit, sur le T-shirt? Dites-nous exactement ce que vous avez vu. Ou bien nue dans les draps emmêlés, ne réagissant que lentement à votre toucher. Dites-nous tout. Ou bien agitée et palpitante. Cette espèce de murmure de sommeil rance et des draps froissés et de chaleur corporelle." (p. 10)

Cet argument très simple au fond laisse attendre un portrait-charge, une caricature au vitriol de notre société du spectacle, de ses reality shows et de la peopelisation qui en résulte. Attente déçue en l’occurrence car l’une des grandes forces de cette pièce à la mécanique parfaitement réglée est que Don DeLillo n’y force pas le trait, qu’il n’y exagère rien ou si peu, que l’on se voit bien obligé à reconnaître la justesse du portrait qu’il y trace, avec une l’intelligence froide et aiguisée dont il est coutumier, de la société dans laquelle nous vivons: celui d’un spectacle pathétique, superficiel et cruel, offrant à ses spectateurs avec l’illusion d’une vie plus pleine, une compensation à leurs frustrations, une réponse à leurs besoins les plus secrets et obscurs.

Extrait:

"MICHAEL. Ils m’ont appelé trois fois aujourd’hui. Ce sont des gens tellement tristes, tellement comme il faut, tellement fatigués, tellement moyens. Je leur ai dit. J’ai dit que je ne pouvais plus assumer. Il n’y a que tant d’heures dans une journée. J’ai besoin d’un peu d’espace pour changer. J’ai besoin d’un peu d’espace pour changer. J’ai besoin de temps pour souffler. Trop d’engagements. Trop de voyages éprouvants.
LA JOURNALISTE. Ce qui signifie.
MICHAEL. Oui.
LA JOURNALISTE. Vous refusez toute nouvelle demande d’interview.
MICHAEL. Non. Je quitte mon boulot. Je démissionne. Ils sont tellement dociles, tellements sinistres, tellement vérolés. Voulez-vous que je parle vite, lentement... ce que vous voudrez.
(...)
LA JOURNALISTE. Qu’est-ce que je devrais dire?  Que ma vie est si peu remarquable que c’est à peine si je me reconnais dans le miroir.
MICHAEL. Moi aussi j’étais comme ça.
LA JOURNALISTE. Qu’est-ce que je devrais dire? Querien que le mot – ma vie – est une effroyable hyperbole.
MICHAEL. Moi aussi j’étais comme ça.
LA JOURNALISTE. Alors vous savez. Comme certaines personnes sont capables en prononçant ce mot de vous faire imaginer une entreprise débordante d’activité." (pp. 19-21)

D'autres livres de Don DeLillo, dans mon chapeau: "Body Art", "Les noms" et "Coeur-saignant-d'amour"

23 avril 2011

"Certes, Occident, je me scinde..."

Khatibi"La mémoire tatouée" d'Abdelkébir Khatibi
4 étoiles

Denoël/Les lettres nouvelles, 1971, 195 pages, sans isbn

Sociologue formé à la Sorbonne où il a défendu en 1965 une thèse consacrée au roman maghrébin, Abdelkébir Khatibi a tout justement tenté, dans "La mémoire tatouée" - son premier roman d'ailleurs sous-titré "autobiographie d'un décolonisé" - de se démarquer d'une tradition littéraire restée prisonnière des conceptions occidentales*.

Tout à la fois roman et autobiographie, le texte de "La mémoire tatouée" épouse aussi l'allure d'une longue méditation poétique et désordonnée, organisée selon deux "séries hasardeuses": deux séries de chapîtres eux mêmes fragmentés en de brèves évocations de l'enfance de l'auteur à El Jadida - alors que son pays est engagé malgré lui dans une guerre (la deuxième guerre mondiale) qui n'est pas la sienne -, de ses années d'étude au collège franco-musulman de Marrakech, des troubles qui ont conduit le Maroc à retrouver son indépendance ou encore de son long séjour parisien, entre le microcosme des pavillons de la cité universitaire internationale et les cafés de Saint-Germain-des-Prés, alors que la guerre d'Algérie battait son plein.

Le français lui aussi y est fragmenté, trituré et comme passé à la moulinette d'une – ou de plusieurs – langue(s) étrangère(s) dont la syntaxe réapparaîtrait ici, comme les os pointant sous la peau de la langue de Voltaire. Et il faut bien reconnaître que le résultat est déroutant, oscillant entre une réelle puissance d'évocation, incantatoire et poétique, et une obscurité cryptique qui pourrait rebuter... Mais au final, l'on voit bien qu 'Abdelkébir Khatibi n'avait d'autre choix que de se forger ainsi sa propre forme littéraire et sa propre langue – fut-elle obscure -, pour recréer en toute fidélité le monde de son enfance et de sa jeunesse. Un monde fragmenté entre l'espace des populations locales et celui des occidentaux, entre l'univers des hommes et celui des femmes, où le petit garçon fut toléré pendant un temps: "Aïcha est le nom même de ma mère et nos femmes brodent à loisir sur le fantastique pour dire non à la religion des hommes. Quand elles te disent: l'inconscient est maternel, réponds: je suis patriarche et ordonne le système." (p 47) Un monde complexe enfin que le jeune enfant se trouvait incapable de penser, faute de maîtriser le spectre complet d'une langue: "A l'école, un enseignement laïc, imposé à ma religion; je devins triglotte, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de l'arabe écrit, et parlant le dialecte comme quotidien. Où, dans ce chassé-croisé, la cohérence et la continuité?" (p. 54)

Texte inclassable, à force de se jouer de la chronologie et de fluctuer entre le roman, l'autobiographie et la poésie, "La mémoire tatouée" se lit en filigrane comme le récit de la construction d'une identité aux multiples facettes, entre l'Occident et le Maghreb, entre raison et merveilleux: "Certes, Occident, je me scinde, mais mon identité est une infinité de jeux, de roses de sable, euphorbe est ma mère, désert est ma mère, oasis est ma mère, je suis protégé, Occident!" (p. 173) Cela reste donc une lecture difficile mais d'autant plus nécessaire que celle de ce livre qui mérite vraiment une (re)découverte.

* A l'exception notable de "Nedjma" de Kateb Yacine, qu'Abdelkébir Khatibi évoque d'ailleurs ici avec une profonde admiration.

Extrait:

"Est-ce possible, le portrait d'un enfant? Car le passé que je choisis maintenant comme motif à la tension entre mon être et ses évanescences se dépose au gré de ma célébration incantatoire, elle-même prétexte de ma violence rêvée jusqu'au dérangement ou d'une quelconque idée circulaire. Qui écrira son silence, mémoire à la moindre rature?
Qui dira mon passé dans l'effacement d'une page, qui saura varier l'obscurité au seul arrachement d'ailes? Plus que mon vouloir, le voici, le souvenir plaintif, le voici libre de sa figure! Durée de lierre qui ne trahisse pas l'enfant que j'étais, l'enfant fertile qui n'est pas mort en moi!" (p. 18)

22 avril 2011

"Aujourd'hui je n'ai rien fait..."

"Hoy no he hecho nada.
pero muchas cosas se hicieron en mí.

Pájaros que no existen
encontraron su nido.
Sombras que tal vez existan
hallaron sus cuerpos.
Palabras que existen
recobraron su silencio.

No hacer nada
salva a veces el equilibrio del mundo,
al lograr que también algo pese
en el platillo vacio de la balanza."

"Aujourd’hui je n’ai rien fait.
Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.

Des oiseaux qui n’existent pas
ont trouvé leur nid.
Des ombres qui peut-être existent
ont rencontré leurs corps.
Des paroles qui existent
ont recouvré leur silence.

Ne rien faire
sauve parfois l’équilibre du monde,
en obtenant que quelque chose aussi pèse
sur le plateau vide de la balance."

Roberto Juarroz, "Treizième poésie verticale", José Corti, 1993, p. 120-121 (édition bilingue, traduit de l'Espagnol par Roger Munier)

19 avril 2011

Une parenthèse à peine trop sérieuse pour être totalement enchantée...

"Choses qu'on dit la nuit entre deux villes" de Francis Dannemark41KA11TZJML__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Robert Laffont, 1991, 122 pages, isbn 2221066049

Par quelques jours d'été ensoleillés égarés en plein février, dans une villa en bord de mer, Wolf et Lena se trouvent à partager le temps d'une parenthèse – comme souvent dans les romans de Francis Dannemark – alors que le mariage auquel ils étaient venus assister se voit reporté d'une semaine suite à un accident sans gravité.

Tous deux ont alors tourné la dernière page d'histoires d'amour qui leur ont laissé quelques bleus à l'âme, et la complicité qui se noue entre eux sur un air de jazz leur offre justement l'occasion de chasser les derniers relents d'amertume, et de renouer avec l'art de la confidence. Douceur et mélancolie sont donc au rendez-vous, mais aussi – les propensions philosophiques de Wolf aidant - un ton plus sérieux qu'à l'accoutumée. Il n'y a là rien de déplaisant. "Choses qu'on dit la nuit entre deux villes" reste certainement un bon moment de lecture, mais on perd un peu, un tout petit peu, de cette légèreté grave qui fait tout le charme des meilleurs livres de Francis Dannemark, comme "L'homme de septembre" ou "La longue promenade avec un cheval mort".

Extrait:

"Permettre à l'individu de se développer complètement, ça n'a rien d'impossible – mais ça prend du temps! Et c'est là qu'est le problème, je pense. Il est bien plus facile de transformer un adolescent en petit génie dans un domaine restreint que de l'aider à avoir une perception convenable de tout ce qu'il est et de tout ce qui l'entoure; on lui laisse ça pour plus tard, s'il a des loisirs à occuper. Et plus tard, c'est souvent trop tard. On peut devenir un excellent informaticien en travaillant ferme pendant quelques années, en ne perdant pas de temps à faire autre chose. Pour devenir un homme équilibré, c'est une autre histoire: la méthode forte me semble inadéquate. Je crois davantage aux vertus de l'exemple et de la lenteur. L'éducation scolaire ne s'y prête pas: elle est masculine, axée sur l'efficacité immédiate." (p. 68)

Un autre livre de Francis Dannemark, dans mon chapeau: "Du train où vont les choses à la fin d'un long hiver"

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18 avril 2011

Le portrait d'une région

"Norbert Ghisoland (photographe 1878-1939)",
Musée du Botanique, Bruxelles,
Jusqu'au 24 avril 2011

Né à la Bouverie, petit village du Borinage en 1978, Norbert Ghisoland doit aux sacrifices de ses parents, et notamment de son père, mineur de fond, d'avoir pu embrasser une carrière moins dure: c'est son père en effet qui achète son matériel de photographe et l'envoie en apprentissage à Mons. Sa formation terminée, en 1902, Norbert Ghisoland ouvre un petit studio de photographie à Frameries, tout près de son village natal, et il n'en bougera plus jusqu'à sa mort en 1939, voyant défiler dans l'intervalle devant son objectif toute la population du village, des notables aux plus humbles.

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Norbert Ghisoland, Petite fille à la bougie (source)

De ces années d'activité subsistent aujourd'hui environ 40000 plaques de verre qui furent sauvées de l'oubli et de la destruction par Marc Guisoland, le petit-fils de Norbert lui aussi photographe. 40000 plaques de verre qui préservent pour nous toute la vie d'une région: ce sont des familles entières prenant la pose dans leurs beaux habits neufs des dimanches, des sportifs immortalisant leurs exploits, des enfants dans leurs déguisements de carnaval ou juchés sur un cheval à bascule, des petites filles dont les cheveux s'ornent de coques compliquées et de noeuds plus grands qu'elles... Mis en scène devant des décors de toiles peintes, à l'aide d'accessoires - et parfois de vêtements - fournis par le photographe, ces clichés nous apportent, comme à leurs corps défendant, un témoignage émouvant des rêves et des aspirations de ces hommes et de ces femmes souvent figés, raides et compassés, sans l'ombre d'un sourire. Et ils sont à voir - vraiment - au musée du Botanique jusqu'au 24 avril.

Présentation de l'exposition sur le site du Botanique

Marc Guisoland raconte comment il a (re)découvert l'oeuvre de son grand-père: ici

15 avril 2011

Requiem pour la bourgeoisie hongroise

"Métamorphoses d’un mariage" de Sándor Márai41Haaf3W2eL__SL500_AA300_
4 étoiles

Le livre de poche, 2008, 501 pages, isbn 9782253084471

(traduit du Hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu)

D’abord marié avec Ilonka, issue tout comme lui de cette bourgeoisie hongroise qui vit dans l’entre-deux-guerres ses dernières belles années, Peter l’a quittée pour épouser Judit, une ancienne servante de ses parents, née dans une famille paysanne d’une pauvreté que l’on ne peut qualifier que d’abjecte. Et ce second mariage s’est lui aussi soldé par un échec.

Voilà donc pour l’argument des "Métamorphoses d’un mariage". Argument d’une simplicité trompeuse car en confiant tour à tour la narration aux trois principaux protagonistes de cette histoire, Sándor Márai lui confère une réelle profondeur psychologique, une vraie noirceur aussi – fut-elle discrète – tant il nous montre comment la compréhension que chacun de ses trois héros peut avoir de la situation et des motivations des autres est tragiquement limitée par sa propre personnalité, son caractère, son passé et ses valeurs. C’est l’incommunicabilité humaine qui se révèle ici dans ce qu’elle a de plus tragique et inéluctable.

Mais par-delà l’exploration de la psychologie de personnages murés tous autant qu’ils sont dans leur incompréhension – et c’est peut-être là l’aspect le plus marquant de ce roman auquel son auteur avait mis la dernière main en 1979, dans son exil californien -, Sándor Márai nous offre aussi un requiem grave et mélancolique pour une bourgeoisie hongroise dont l’instauration d’un régime communiste devait signer l’arrêt de mort. Car au-delà de la rivalité amoureuse d’Ilonka et de Judit, et au-delà des choix de Peter, "Métamorphoses d’un mariage" nous conte la trajectoire d’une servante qu’une ambition sociale dévorante a poussé à entamer une véritable guerre de conquête, ainsi que le constatera d’ailleurs Peter: "Qu’a donc fait Judit? Elle a engagé, à sa manière, une sorte de lutte des classes.
Peut-être cette lutte ne se dirigeait-elle pas contre moi, personnellement. Je ne faisais qu’incarner ce monde, objet pour elle d’une convoitise aussi effrénée que morbide et désespérée, ce monde qu’elle entendait conquérir avec méthode, avec froideur, mais avec une obstination qui confinait à la folie. Dès lors qu’elle a commencé à projeter ses désirs sur moi, elle n’a plus connu le repos." (p. 254) Au-delà des destinées individuelles de ses protagonistes, cet autre beau roman de Sándor Márai dresse donc, tout comme "Les Braises", le constat de la fin d’un monde, d’un art de vivre et d’une culture.

Extrait:

"J’ai assisté à un séisme... Oui, à la phase la plus dangereuse d’un séisme. Dans l’âme de cet homme tout était ébranlé. Sa conscience de classe, les bases mêmes sur lesquelles il avait édifié son existence, son style de vie. Et, croyez-moi, le style ce n’est pas seulement une affaire privée. Si un homme comme lui, qui est le gardien, l’expression du sens même d’une culture... si un homme pareil s’effondre, il entraîne avec lui tout un pan d’un monde dans lequel la vie vaut encore la peine d’être vécue." (p. 130)

Un autre extrait de "Métamorphoses d'un mariage", dans mon chapeau: ici

14 avril 2011

Une savoureuse relecture de l'Odyssée!

18778794_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20070621_054326"O'Brother, Where Art Thou?" d'Ethan et Joel Coen,
avec George Clooney, John Turturro, Tim Blake Nelson
et Holly Hunter

On le savait depuis Faulkner (et un peu grâce à André Malraux), le Sud Profond des Etats-Unis et la tragédie grecque font plutôt bon ménage. Avec "O'Brother...", libre transposition de l'Odyssée d'Homère dans le Mississippi de la Grande Dépression, l'on découvre que le poème épique s'accommode tout aussi bien de ce changement de décor.

Tout juste évadé du bagne, dans la société obligée de Pete et Delmar, ses deux compagnons de chaîne, Ulysses Everett McGill cherche à rejoindre son épouse, et il ferait bien de se dépêcher car sa Pénélope à lui n'est pas précisément en train de faire tapisserie... Mais las! Le pauvre - tout comme son homonyme de l'antiquité - n'est pas au bout de ses peines car les obstacles vont se multipliant sur sa route, du shériff qui a juré de le reprendre au Ku Klux Klan en passant par un braqueur de banque passablement givré. Défiant toute tentative de résumé, les nombreux rebondissements de ce délectable cru des frères Coen (année 2000) ont ceci de commun qu'ils sont tout aussi désopilants et savoureux les uns que les autres. Et si - quoique la chose soit peu probable - cela ne suffisait à faire votre bonheur, la bande-son, puisant largement dans le répertoire des chansons traditionnelles du Deep South, est un pur régal qui justifierait à lui seul le déplacement!

D'autres films d'Ethan et Joel Coen, dans mon chapeau: "Intolérable cruauté", "A serious man" et "Burn after reading".

12 avril 2011

"Un grand roman paranoïaque et labyrinthique"

"Les noms" de Don DeLillo513YDdwp_2BrL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud/Babel, 2008, 467 pages, isbn 9782760927735

(traduit de l’Anglais par Marianne Véron)

Son mariage sombrant dans la déliquescence, et son épouse ayant décidé de prendre un emploi dans un chantier de fouilles archéologiques sur une petite île perdue des Cyclades, James Axton a également décidé d'accepter un poste à Athènes, afin de rester proche de son fils Tap. Analyste pour une compagnie d'assurances couvrant les firmes américaines opérant au Moyen-Orient contre les risques liés à des attaques terroristes (enlèvement, demande de rançon...), il nous décrit ainsi son travail: "En fait, je suis l’évolution politique et économique du pays en question. Nous avons un système très complexe de graduation. Les statistiques des prisons comparées au nombre de travailleurs étrangers. Combien de jeunes chômeurs de sexe masculin. Les salaires des généraux ont-ils été doublés. Qu’arrive-t-il aux dissidents. Les chiffres de production de coton ou de blé d’hiver cette année. Les sommes d’argent versées au clergé. Nous avons sur place des gens que nous appelons des points de contrôle. Le contrôle est toujours national, dans le pays en question. Ensemble, nous analysons les chiffres à la lumière des événements. Qu’est-ce qui paraît probable? L’effondrement, le renversement, la nationalisation? Peut-être des corps jetés dans des fosses. Tout ce qui peut mettre en danger des investissements." (p. 51)

L'époque est loin d'être calme - "c’était juste après le départ du chah*, avant la prise d’otages, avant la Grande Mosquée et l’Afghanistân"(p. 95) – et la besogne ne manque pas. Mais James n'en avoue pas moins: "Je commençais à me voir comme un éternel touriste. Cela avait quelque chose d'agréable. Etre un touriste, c'est échapper aux responsabilités. Les erreurs et les échecs ne vous collent pas à la peau comme ils feraient normalement. On peut se laisser glisser à travers les langues et les continents, suspendre l'opération de solide réflexion." (p. 63) Et à travers ses yeux, c'est de tout ce milieu d'affairistes américains - expatriés passant continuellement d'un grand hôtel impersonnel à un autre, d'un avion à un autre, vivant dans leur propre bulle déconnectée du monde réel et du jeu des causes et de leurs conséquences – que Don DeLillo dresse un tableau implacable. Une matière très riche à laquelle il vient encore entretisser une seconde intrigue, presque policière: l'enquête qui mène James sur les traces d'une secte dangereuse - elle ne recule pas devant le meurtre -, et dont le fond de commerce se nourrit d'une fascination mystico-morbide pour le langage, les mots et l'écriture. "L'alphabet est mâle et femelle. Si l'on connaît l'ordre juste des lettres, on fabrique un monde, on crée. C'est pourquoi ils cachent l'ordre. Si l'on connaît les combinaisons, on fait la vie et la mort." (pp. 211-212) Ce second fil conducteur du roman entraîne donc le lecteur sur la piste d'un thème cher au coeur de l'écrivain qui y reviendra d'ailleurs dans "Body Art": le langage, sa puissance et ses limites, ce qu'il dit, ce qu'il ne dit pas et ce qu'il dit parfois à son corps défendant.

Des grandes manoeuvres des intérêts politiques et des stratégies économiques à la mystique des mots, l'écart est pourtant bien moins grand que l'on ne pourrait le croire de prime abord. En ces temps troublés où les pays changent de noms comme les hommes de chemises, certains des personnages des "noms" ne savent que trop que derrière ces modifications de façade se cache la fin du monde tel qu'ils le connaissaient: "- Je le disais à Ann. Ils n'arrêtent pas de changer les noms.
- Quels noms?
- Les noms avec lesquels nous avons grandi. Les pays, les images. La Perse, par exemple. Nous avons grandi avec la Perse. Quelle vaste image ce nom évoquait. Un immense tapis de sable, mille mosquées turquoise. Une immensité, une gloire cruelle qui s'étendait sur des siècles. Tous ces noms. Une douzaine ou davantage, et maintenant la Rhodésie, bien sûr. La Rhodésie disait quelque chose. Pour le meilleur ou pour le pire, c'était un nom qui disait quelque chose. Qu'offrent-ils à la place? Une arrogance linguistique, voilà ce que je lui ai dit." (pp. 330-331)

Alors que ni la valse des noms ni les grandes manoeuvres stratégiques n'ont cessé, force m'est donc de constater que ce livre publié pour la première fois il y a près de trente ans, et que sa quatrième de couverture décrit à juste titre comme "un grand roman politique paranoïaque et labyrinthique", n'a pas pris une seule ride.

* Les événements que Don DeLillo a imaginés ici sont donc à peu près contemporains du long périple de V.S. Naipaul à travers l'Orient musulman, dont le récit dans "Crépuscule sur l'Islam" nous livre un regard sur cette période radicalement différent, et complémentaire, à celui proposé par  "Les noms".

Extrait:

"Tous ces endroits étaient pour nous des récits d’une seule phrase. Quelqu’un arrivait, prononçait une phrase sur les lézards de trente centimètres qu’il avait trouvés dans sa chambre à Niamey, et cette phrase devenait la matière solide de l’endroit, le moyen que nous employions pour le fixer dans notre esprit. La phrase était efficace, nappant des peurs plus profondes, des incertitudes, une angoisse. Il n’y avait autour de nous presque rien qui nous parût familier et sûr. Seulement nos hôtels, surgissant des courants d’une intarissable rénovation. La perception des choses était si différente que nous ne pouvions enregistrer que les lisières de quelque secret compliqué. Il semblait que nous eussions perdu notre aptitude à choisir, à découvrir la singularitéet remonter sa trace, jusqu’à un centre que notre esprit pût situer dans un environnement reconnaissable. Il n’y avait pas de centre équivalent. Les forces étaient différentes, les ordres de réaction nous échappaient. Les temps et les inflexions. La vérité était différente, l’univers parlé, et l’on voyait partout des hommes armés.
Les récits en une seule phrase traitaient de nos griefs passagers ou de nos petits embarras. C’était l’humour de la peur cachée." (p. 133)

Un autre extrait, dans mon chapeau: ici

D'autres livres de Don DeLillo, dans mon chapeau: "Body Art", "Valparaiso" et "Coeur-saignant-d'amour"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture, où Don DeLillo était l'auteur des mois de février et mars 2011.

10 avril 2011

Venises du nord et du sud

"Maîtres vénitiens et flamands",
Palais des Beaux-Arts, Bruxelles,
Jusqu'au 8 mai 2011

De la fin du Moyen-Age au plus fort de la Renaissance, les Pays-Bas se trouvèrent au carrefour de nombreuses routes commerciales qui permirent à leurs artistes de rayonner dans toute l'Europe tout en les exposant aussi aux influences étrangères. La somptueuse exposition "De Van Eyck à Dürer" organisée récemment par la musée Groeningen à Bruges, rendait compte de ces échanges entre les Pays-Bas et l'Europe centrale. L'exposition visible en ce moment au palais des Beaux-Arts de Bruxelles se concentre quant à elle sur les échanges entre peintres flamands et vénitiens.

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Jacopo Bellini, Vierge à l'Enfant, Accademia Carrara, Bergame (source)

Mais là où l'exposition brugeoise s'appuyait sur un énorme travail de recherches tout en s'appliquant à illustrer le moindre aspect des échanges entre les Pays-Bas et le nord-est de l'Europe, sa consoeur bruxelloise, bien plus modeste, est avant tout le fruit de circonstances particulières: le musée des Beaux-Arts d'Anvers et l'Accademia Carrara de Bergame faisant en ce moment l'objet de travaux de rénovation ont en effet accepté de mettre ici en dialogue quelques uns de leurs chefs-d'oeuvre. Autant dire que les oeuvres proposées dans l'exposition "Maîtres vénitiens et flamands" ne sont pas nécessairement celles qui illustrent le mieux les propos qui l'accompagnent. Mais que diable! Ces oeuvres - ou du moins certaines d'entre elles - sont si belles, et nous aurions bien tort de bouder le plaisir de passer quelques heures en compagnie des délicats camaïeux des madones des Bellini, ou des lointains bleutés du "Paysage avec la fuite en Egypte" de Joachim Patenier...

Pour les informations pratiques, c'est ici

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