"Mission", suivi de "L’Ame des termites" de David Van Reybrouck
4 ½ étoiles
Actes Sud/Papiers, 2011, 107 pages, isbn 9782742794621
(traduit du Néerlandais par Monique Nagielkopf)
Le Congo, auquel David Van Reybrouck a par ailleurs consacré une étude historique monumentale* dont l’édition originale néerlandaise a rencontré un grand succès à la fois public et critique, est le dénominateur commun de ces deux pièces de théâtre, deux monologues plus précisément. Mais la plus ancienne de ces deux pièces - "L’Ame des termites" (2004) - nous ramène aussi sur les traces du naturaliste sud-africain Eugène Marais, héros malgré lui d’une affaire de plagiat au coeur d’un autre livre de David Van Reybrouck, "Le Fléau". Alors qu’il donne son tout dernier cours, un professeur d’entomologie se souvient de l’époque où, jeune chercheur étudiant les termites au Congo, il avait observé le processus d’évacuation de la reine d’une termitière endommagée – un processus qu’Eugène Marais avait été le premier à rapporter ne fut-ce que partiellement -, la même époque où notre jeune chercheur s’était pris de passion pour l’épouse d’un de ses amis. Le monde des humains et celui des termites offrant chacun un reflet trouble et inquiétant de l’autre, manière de questionner les parallèles tracés incessamment entre la société des hommes et celle des insectes: "On les compare trop aux gens. Doit-on se sentir lâche par rapport aux termites?" (p. 79).
"L’Ame des termites" est un beau texte, mais "Mission", créé en 2007, est lui tout simplement magnifique. David Van Reybrouck a attribué là à un unique protagoniste un montage réalisé à partir des confidences que lui ont livrées une dizaine de missionnaires en poste au Congo. Et rarement a-t-on pu entendre une voix, surgissant si naturellement des pages, que celle de son Père Grégoire, missionnaire belge arrivé au Congo juste avant l’Indépendance et qui s'y active toujours à l’heure où il nous parle. En près d'un demi-siècle de présence sur le terrain, il a été le témoin à hauteur d'homme de quelques unes des pages les plus sombres de l'histoire de ce pays – Patrice Lubumba, la zaïrisation imposée par Mobutu, les contrecoups du génocide rwandais... Il a appris la langue de ses ouailles, a partagé leur vie avec ses joies et ses difficultés, et pris les coups en même temps qu'elles. Il s'est efforcé tant bien que mal de les protéger, de veiller sur leur santé – y compris par la distribution de préservatifs, Rome est après tout bien loin de Goma – et de répondre le mieux possible à quelques uns de leurs besoins, non sans égratigner au passage les "humanitaires", des touristes qui ne restent dans le meilleur des cas jamais plus de six mois sur place... En cinquante ans, le Père Grégoire en a vu de toutes les couleurs. Il s'est aussi laissé émouvoir par la beauté du pays, de la région du lac Tanganiyka où il devait effectuer un trajet de plus de vingt heures en bateau pour rejoindre la communauté la plus éloignée de son immense paroisse de Kirungu. Et sa parole est tour à tour émouvante, drôle – le récit de la création du monde revisité à la mode congolaise est absolument savoureux -, horrifiante, bouleversante – ce pays si beau a aussi tant souffert -, et surtout si vivante, si intensément vivante que c'en est vraiment, tout simplement, magnifique.
Extrait:
"Six guerres. J’ai vécu six guerres, sans compter notre Seconde Guerre mondiale.
En 60, l’indépendance, en 64 la rébellion de Mulele et Schramme derrière tout ça, les radotages de Mobutu pendant les années septante et quatre-vingt, c’était moins méchant, mais quand même... Et puis le génocide de 94, ça, on l’a très bien senti passer, et puis, les invasions du Rwanda en 96 et 98. Ici, à Goma, les troubles continuent encore jusqu’à aujourd’hui, avec les Interhamwe dans les forêts, Nkunda contre eux et l’armée régulière. La semaine dernière, quatre-vingt-cinq morts, tout près d’ici! Tous ces villages pillés, ces viols, plus de trois cent mille personnes déplacées... Oh, j’ai perdu le compte... Il y en a eu plus que six." (p. 18)
* "Congo. Een geschiedenis", De Bezige Bij, 2010
Un autre extrait de "Mission", dans mon chapeau: "Sucré"
Un autre livre de David Van Reybrouck, dans mon chapeau: "Le Fléau"