Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité

Dans mon chapeau...

Dans mon chapeau...
26 décembre 2011

Parce que nous n'aurons pas de Noël blanc...

Sous le pinceau de Pierre Breughel l'Ancien, voici quelques plaisirs d'hiver pour un Noël que j'espère très joyeux, et une nouvelle année que je vous souhaite riche de belles découvertes littéraires et artistiques!

Pieter_Bruegel_the_Elder_-_The_Census_at_Bethlehem_(detail)_-_WGA03384

Pierre Breughel l'Ancien, "Le dénombrement de Bethléem (détail)", Musée Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles (source)

Publicité
26 novembre 2011

Noir, corsé... Féroce!

"Toxic Blues (Jack Taylor, 2)" de Ken Bruen51cSNPl2tFL__SL500_AA300_
4 étoiles

Gallimard/Folio policier, 2008, 354 pages, isbn 9782070344482

(traduit de l’Anglais par Catherine Cheval et Marie Ploux)

"Après ma mise à pied, j’avais progressivement glissé dans la spirale de l’enfer éthylique. Et je m’étais installé à Galway, détective privé et foireux dont les enquêtes avaient causé plus de dégâts que les crimes qu’elles devaient résoudre." (p. 14) Ces quelques mots par lesquels Jack Taylor se présente à ses lecteurs au moment d’entamer sa deuxième enquête ne pourraient tomber plus juste: sa précédente aventure avait laissé pas mal de bleus et de cicatrices, et s’était refermée sur le départ de notre héros pour Londres où il espérait panser ses plaies et commencer une nouvelle vie. Autant dès lors annoncer la couleur d’entrée: les choses ne se sont pas passées comme prévu, et – après un mariage malheureux et une nouvelle amitié avec un policier londonien tout aussi paumé que lui – Jack Taylor ne va pas, mais alors pas bien du tout! Ce qui ne l’empêchera pas de se lancer dans une nouvelle enquête, foireuse en effet, et causant plus de dégâts qu’elle ne résoudra de problèmes: une enquête concernant les meurtres en série dont sont victimes des tinkers puisque tel est le surnom (injurieux ou presque) que l’on donne en Irlande aux gens du voyage, une enquête qui se trouvera réduite, une fois encore, à la portion congrue d’un timide fil conducteur.

Car c’est décidément le ton personnel de Ken Bruen – noir de noir, amer, d’un humour désespéré, et foncièrement féroce – qui fait la singularité et le charme des enquêtes de ce "détective privé et foireux", tout à la fois alcolo et toxico. Le ton, le regard en coulisse sous les revers de la société irlandaise – une société dont l’âme se mourait par petits bouts sous les coups d’un supposé miracle économique dans "Delirium tremens", une société dont les laissés-pour-compte reprennent ici le devant de la scène -, et l’immersion dans les livres où Jack Taylor trouve son dernier et unique refuge, lisant avec frénésie comme si sa vie en dépendait, ainsi que le lui avait prédit l’ami-bibliothéquaire de sa jeunesse, lisant avec une boulimie qui fait flèche de tout bois: Lawrence Block, Raymond Chandler, Chester Himes tout comme - ce qui est plus surprenant – l’autobiographie de Thomas Merton, moine trappiste américain et, si l’on en croit la fiche qui lui est consacrée sur wikipedia, l’un des auteurs spirituels catholiques les plus influents du XXème siècle. Voilà un plaisir de lecture dont je commence tout doucement à mesurer les effets addictifs ;-).

Extrait:

"L’enterrement était impressionnant, probablement le plus important que j’aie jamais vu. Et Dieu sait qu’en la matière je m’y connais. Il m’arrive même de me prendre, moi aussi, pour un vieux cimetière rempli de cercueils. Mais l’enterrement d’un tinker est quelque chose d’unique. Un défi à la rationalité. S’il est vrai que la vie ne vaut que par le moment où on la quitte, alors les tinkers marquent sur tous les fronts. Des expressions comme «le clou du spectacle», «le summum», «le nec plus ultra» restent très loin du compte. Primo, il faut savoir qu’ils ne regardent pas à la dépense. Deuxio, jamais vous n’assisterez à une telle manifestation de désespoir. On dit que les pleureuses arabes détiennent le record en matière de démonstrations publiques. Mais les femmes du voyage les battent de cent coudées. Ce n’est pas tant leurs vêtements qu’elles déchirent, c’est leur âme qu’elles lacèrent. Dylan Thomas y aurait vu l’incarnation de la rage contre la mort de la lumière qu’il a décrite dans son poème." (pp. 83-84)

Pour en savoir un - tout petit - peu plus au sujet des "travellers", on peut se plonger aussi dans le très bon recueil d'articles de Nuala O'Faolain: "Ce regard en arrière et autres écrits journalistiques"

Un autre livre de Ken Bruen, dans mon chapeau: "Delirium tremens (Jack Taylor, 1)"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

18 novembre 2011

"Tes calmes mains sur toi"

Je jalouse ce soir le ventre de ta mère
Qui a pu te garder bien plus longtemps que moi.
Comme le paysan après son tour de terre,
Dors en paix, mon Gisant, tes calmes mains sur toi.

Demain je cacherai mes seins de pécheresse
Sous ma robe d'épouse en t'apportant le jour,
Et dans tes yeux de juste, oublieux des caresses,
Je reverrai l'ennui qui vient après l'amour.

Andrée Sodenkamp, "Femmes des longs matins", André De Rache, 1965, p. 17

17 novembre 2011

Des voix qui bruissent, bruissent, bruissent, jusqu'à la folie

"Tu écraseras le serpent" de Yachar Kemal51ZERJ24KGL__SL500_AA300_
4 étoiles

Gallimard/Folio, 2005, 151 pages, isbn 207039283x

(traduit du Turc par Munevver Andac)

Ma dernière tentative pour approcher l'oeuvre de Yachar Kemal m'a portée vers ce bref roman – 150 pages à peine au compteur – dans l'espoir, qui s'est d'ailleurs vérifié, d'y trouver un texte plus dense, plus resserré, qui me révélerait l'auteur de "L'herbe qui ne meurt pas" sous un meilleur jour. Le terrain, pourtant, reste familier. C'est à nouveau une histoire de vengeance: une vieille femme dont le fils a été tué par l'amant de son épouse n'est pas satisfaite par l'exécution du meurtrier, et se met en tête d'obtenir aussi la mort de sa bru, Esmé, manipulant pour ce faire le jeune Hassan, le fils unique de cette dernière. Et ça se passe toujours dans la plaine de la Tchoukourova où le Djeyhan scintille de tous ses reflets argentés tandis que les aigles tournent en rond, au-dessus des rochers de l'Anavarza – il faut croire qu'ils aiment vraiment ça ;-)!

Mais si "Tu écraseras le serpent" joue toujours volontiers de la répétition et du ressassement qui prenaient dans "L'herbe qui ne meurt pas" des proportions proprement insupportables, ceux-ci ont cette fois pour effet de scander et de rythmer un roman coloré et sensuel, qui bruit continuellement des voix des villageois prenant parti les uns pour la mort d'Esmé, les autres pour la vie de cette jeune femme trop belle que la mort de son mari a de surcroît rendue fort riche. Chacun y va à tout instant de son avis, de ses expériences, superstitions ou histoires de fantômes, certains n'hésitant du reste pas à changer de camp d'un jour sur l'autre. On observe ainsi – impuissant et fasciné – comment ces voix qui bruissent, bruissent, bruissent sans arrêt amènent petit à petit un gosse ordinaire, au fond, et sans doute un peu déboussolé, vers la folie et vers le drame. Et – vraiment - c'est plutôt réussi.

Extrait:

"Il termina son pain beurré dans le jardin aux grenadiers. Il se sentait le ventre bien plein. Il saisit son fusil, puis le remit à sa place. Des reflets bleuâtres s'allumèrent, s'éteignirent, flamboyèrent à nouveau dans la nacre de la crosse. Un long moment, il contempla l'arme, immobile, les mains à plat sur le sol à ses côtés, la tête légèrement penchée vers la droite. Le fusil étincela, s'éteignit à nouveau. Sa mère allait et venait dans la cour. Qu'elle était belle! On aurait dit une petite jeune fille. Par contre, son père était très vieux, il avait la barbe et les cheveux tout blancs. Il s'en souvenait très bien, de son père... Sa mère avait les cheveux très, très longs, ils lui descendaient à la taille. Tout le monde le disait, sa mère était la plus belle femme de la Tchoukourova, la plus belle femme du monde peut-être. De tous les coins de la plaine, des gars venaient lui proposer le mariage. Mais sa mère éconduisait tous ses soupirants. Elle ne voulait pas se séparer de son fils unique. Car si jamais elle partait pour se marier, Hassan, lui, devrait rester au village. Ses oncles ne confieraient jamais Hassan à sa mère. Alors, elle ne se remariait pas, pour ne pas le quitter. Si elle se mariait et s'en allait vivre dans un autre village, elle ne reverrait plus Hassan, jamais plus." (pp. 13-14)

D'autres livres de Yachar Kemal, dans mon chapeau: "La légende du Mont Ararat" et "L'herbe qui ne meurt pas (Au-delà de la montagne, tome 3)"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Yachar Kemal était l'auteur des mois d'avril et mai 2011

13 novembre 2011

Ni avec toi, ni sans toi

"Le répit" d’Hélène Lenoir416DW9MB3XL__SL500_AA300_
4 étoiles

Les éditions de minuit, 2003, 126 pages, isbn 2707318159 
 
Un répit. Deux semaines de tranquillité. C’est ce temps pendant lequel son épouse Véra séjourne chez leur fils Ludo, marié et installé en Finlande, que le narrateur du roman d’Hélène Lenoir pensait mettre à profit pour réaliser quelques travaux dans leur maison. Mais Véra a été victime d’un malaise. Des examens ont permis de déceler un problème cardiaque. Et Ludo paniqué de sommer son père – son père qui souffre d’une véritable phobie des voyages – de se précipiter à Helsinki, à l’hôpital, au chevet de son épouse qu’il ne peut en fait pas plus supporter qu’il ne peut se passer d’elle. Et réciproquement.

Tout au long des deux interminables journées du périple qui conduit son héros, en train via Paris, Liège et Hambourg, vers Helsinki, Hélène Lenoir nous livre la radioscopie de trente années d’une vie conjugale orageuse. Trente années de griefs, de reproches et de frustrations derrière les apparences impeccables – et auxquelles Véra attachait une telle importance - que ce couple, incapable pourtant de se séparer, a toujours présenté au monde extérieur: des apparences qui ont leur part sans doute dans la décision du narrateur de s’embarquer dans ce voyage dont l’idée seule le révulsait. Et tout au long de cette immersion dans l’ambigüité des sentiments de son héros, où la rancoeur se mêle à la lassitude, à l’inertie, sans doute aussi à la peur du changement et à un besoin qui ne dit pas son nom, on ne peut qu’admirer la maîtrise déployée par l'auteur, l’acuité de son regard et l’élégance de sa plume qui ne nous épargnent rien des tempêtes de la vie conjugale de Véra et de son époux tout en évitant de sombrer dans un grand déballage sordide. Maîtrise, vraiment, est le mot-clé pour décrire la réussite incontestable de ce beau roman, tendu et amer comme un café très serré.

Extrait:

"S’il prend le train et le bateau, en espérant qu’il acceptera au moins de prendre le ferry, mais tel que je le connais, il essaiera de suivre le plus possible la voie de terre, ces phobies qu’il a, c’est très ancien, c’est pour ça qu’il n’est jamais venu nous voir, pas moyen de le faire bouger, même pour notre mariage... Ma mère en a beaucoup souffert et puis elle a fini par le prendre au mot parce qu’il lui répétait qu’elle n’avait qu’à s’en aller sans lui, qu’il serait content au contraire qu’elle s’arrête de se croire obligée de lui sacrifier ses désirs de voyage, de lui faire constamment des reproches ou d’accumuler les ruses, plusieurs fois par an, elle ne pouvait pas s’en empêcher, l’aguichant, minauderies, caresses, si tu m’aimes vraiment, juste pour une fois, pour notre anniversaire de mariage, ce serait mon plus beau cadeau... Et toutes ces simagrées sous prétexte qu’ils étaient mariés et que c’était normal de faire ces choses-là en couple, sortir, partir, en couple, dehors, se montrer ensemble, c’était très important pour Véra, alors que dedans, ce qui se passait dedans... et ce bien avant qu’elle ne se mette à voyager, à sortir sans lui et sans gêne, sans arrière-pensée, se rendant vite compte qu’elle profitait cent fois plus de ces moments passés avec d’autres depuis qu’il ne l’accompagnait plus, grincheux, taciturne, bâillant ou regardant impoliment sa montre... mais à cette époque-là, refuser de se rendre à une invitation avec Véra déclenchait des drames, des scènes étalées sur plusieurs jours, à cette époque-là il ne supportait pas les châtiments qu’elle lui infligeait et notamment l’abandon du lit conjugal pendant presque un mois une fois." (pp. 9-10)

Publicité
10 novembre 2011

Mais qu'est-ce donc à la fin que l'engagement?

18688592_jpg-r_160_240-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-20061114_015523"La faute à Fidel!" de Julie Gavras,
avec Nina Kervel-Bey, Julie Depardieu et Stefano Accorsi

Les cartons du déménagement vidés, il est - enfin - temps de revenir aux affaires sérieuses ;-), les livres bien rangés dans leurs rayonnages, internet reconnecté et la télévision rebranchée. Et c'est la télévision, tout justement, qui m'avait offert mercredi dernier cette fort jolie surprise...

Paris, début des années 1970. Lorsque ses parents décident de s'engager plus avant politiquement - pour plus de justice sociale, notamment au Chili où ils ont longuement séjourné, et en France, pour le droit à l'avortement -, Anna voit sa vie bouleversée de fond en comble. Adieu la belle maison, et adieu Pilar, la fidèle bonne cubaine et anti-castriste convaincue. Anna doit désormais partager la chambre de son petit frère dans un (tout) petit appartement où les nounous défilent, plus exotiques les unes que les autres...

Avec ce premier long-métrage qu'elle a sans doute nourri de ses propres souvenirs d'enfance - des années où son père tournait au Mexique son film-charge contre le soutien américain au coup d'état d'Augusto Pinochet, "Missing" -, Julie Gavras nous offre une oeuvre aux allures de ritournelle, tout à la fois triste et drôle, grave et légère, d'une légèreté qui n'entame en rien la réelle consistance ni l'intelligence du propos. Les moues boudeuses de Nina Kervel-Bey (Anna) sont irrésistibles. Du haut de ses neuf ans, sa logique est imparable. Et son esprit critique affuté ne laisse rien passer des limites ni des nécessités de l'engagement de ses parents. Un engagement - pas tout à fait le même, mais pas tout à fait un autre - qui deviendra aussi un peu le sien par la vertu d'une très humaine solidarité...

 

1 septembre 2011

Des destins broyés par l'Histoire

"Un mariage à Lyon" de Stefan Zweig412Yvxz6KfL__SL500_AA300_
4 étoiles

Le livre de poche, 2009, 155 pages, isbn 9782253138938

(traduit de l'Allemand par Hélène Denis)

Nous conter des destins brisés par l'Histoire, surpris par un rendez-vous avec la tragédie en des temps et lieux fort divers, tel est le commun dénominateur des sept nouvelles rassemblées ici. Si "Un mariage à Lyon" nous replonge dans la sanglante répression que menèrent, dans la cité passée dans le camp des girondins, Fouché et Collot d'Herbois, "Dans la neige" nous ramène vers l'Allemagne du XIVème siècle, en proie aux pogroms et à l'intolérance religieuse, et "La croix" vers l'Espagne des guerres napoléoniennes. Et plus près de nous, "Au bord du lac Léman" et "La contrainte" ravivent les souvenirs - que l'auteur avait pu détenir de première main – de la première guerre mondiale.

Mais par-delà la diversité des lieux et des époques, sans doute Stefan Zweig aurait-il pu faire siens ces propos de Ferdinand, le protagoniste de "La contrainte": "Quelques mois auparavant, fuyant le siècle et les hommes, il avait quitté un pays en guerre pour venir en Suisse et il sentait son être froissé, raviné, labouré par l'horreur et l'épouvante s'aplanissait, se cicatrisait ici, que le paysage l'absorbait mollement et que la pureté des lignes et des couleurs appelait son art à s'exprimer. C'est pourquoi il avait toujours l'impression de devenir étranger et d'être rejeté à nouveau lorsque cette vision lui était assombrie, comme en cette heure matinale où le brouillard lui voilait tout. Une pitié infinie s'empara de lui, envers tout ceux qui étaient enfermés en bas dans les ténèbres, envers les hommes de sa terre natale qui s'étaient enfoncés eux aussi dans les lointains, une pitié infinie et un désir infini d'être solidaire avec eux et leur destin." (p. 111) Il n'est pas jusqu'à Madame de Prie, l'anti-héroïne au demeurant assez peu sympathique de l'"Histoire d'une déchéance", exilée dans ses terres par le jeune roi Louis XV après avoir gouverné la France par l'entremise de ses amants, le duc d'Orléans puis le duc de Bourbon, qui ne bénéficie en effet d'une forme de compréhension, et d'une compassion sans grande phrase, parfois distante mais en définitive toujours sincère.

Liste des nouvelles proposées dans "Un mariage à Lyon"

- Histoire d'une déchéance
- Un mariage à Lyon
- Dans la neige
- La légende de la troisième colombe
- La croix
- Au bord du lac Léman
- La contrainte

Extrait:

"La gloire à laquelle elle aspirait, l'immortalité qu'elle voulait obtenir de force au prix de sa vie ne s'attachèrent pas à son nom: son sort fut enseveli sous la poussière et les gravats d'événements sans importance. Car l'histoire ne tolère aucun intrus, elle choisit elle-même ses héros et rejette sans pitié les êtres qu'elle n'a pas élus, si grande soit la peine qu'ils se sont donnée. Qui est tombé du char de la fortune ne peut plus jamais le rattraper. Et de la fin singulière de Mme de Prie, de sa véritable existence, de la mystification de sa mort, il n'est rien resté que quelques lignes sèches dans un quelconque livre de souvenirs qui ne permettent pas davantage de deviner l'agitation passionnée de sa destinée qu'une fleur séchée ne ressuscite le merveilleux parfum d'un printemps depuis longtemps évanoui." (p. 51)

D'autres livres de Stefan Zweig, dans mon chapeau: "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme", "Un soupçon légitime", "Le monde d'hier" et "Lettre d'une inconnue"

14 août 2011

"Sucré"

Come on let's twist again
Like we did last summer
Come on let's twist again...

Au début il n'y avait rien,
il faisait sombre, la nuit.
Les premiers jours, Il ne faisait rien,
rien du tout,
juste un peu se reposer
Et de temps en temps boire un sucré.
Mais au cinquième jour, Il s'y est mis
et brusquement il y a eu le lac Kivu,
le lac Albert, le lac Edouard et le lac Tanganiyka
et ici et là un volcan.
Et puis Il est allé se coucher.
Et le lendemain Il a fait
les mangues, le maïs, le manioc et les moustiques,
et beaucoup trop de ces derniers,
et tout de suite après les poules et le lengalenga.
Et aussi une femme pour préparer le lengalenga,
parce qu'un homme, ça ne sait pas.
Et après, un homme pour manger le lengalenga,
parce que la femme en avait fait trop.
Et l'homme s'est mis tout près de la femme,
parce que le manger lui avait plu,
et le lengalenga, tout le monde le sait maintenant,
mais lui, il ne le savait pas,
s'il l'avait su,
il en aurait moins mangé,
le lengalenga, donc,
ça donne de la force,
beaucoup de force,
trois jours et trois nuits de force,

Yeah!
Roun'a'roun'an up'n'down
We go again
Oh baby make me know you love me so and then!

et l'homme était content d'être fait ainsi,
et la femme aussi, mais autrement,
et c'était bon, ce feu à l'intérieur,
et ce soir-là et cette nuit-là et ce jour-là
ça a été crac-crac
et alors le premier est né,
celui qui deviendrait paysan et un peu plus tard
c'était de nouveau crac-crac
mais moins longtemps
et alors ils ont eu un berger
et un peu plus tard, l'un a tué l'autre
mais j'ai oublié lequel,
c'est important, père?
Et puis Il a encore bu un sucré.

David Van Reybrouck, "Mission", Actes Sud, 2011, pp. 41-42 (traduit du Néerlandais par Monique Nagielkopf)

23 juillet 2011

"Or should I say she once had me..."*

19694032_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20110314_010634"Norwegian Wood" de Tran Anh Hung,
avec Kenichi Matsuyama, Rinko Kikuchi et Kiko Mizuhara

J'avais beaucoup, beaucoup aimé "La ballade de l'impossible" d'Haruki Murakami, roman  titré aussi "Norwegian wood" en référence à la chanson des Beatles. Et je ne pouvais vraiment pas manquer l'adaptation de ce livre par Tran Anh Hung, auteur des très jolis "L'odeur de la papaye verte" et "A la verticale de l'été". Mais quelle déception! Là où le roman d'Haruki Murakami, mêlant profondeur et légèreté, amertume et douceur, nous invitait à partager au plus intime les pensées de son héros, le réalisateur vietnamien échoue non seulement à transposer à l'écran ces qualités, mais il nous livre un film qui en est l'exact opposé, et qui laisse irrémédiablement son spectateur coincé sur le seuil, en-dehors. La bande-son, à elle seule, est tout à fait symptomatique du gouffre qui sépare le livre de l'adaptation cinématographique: d'une froideur clinique, terne et mélancolique, elle lorgne bien plutôt vers les musiques minimalistes d'Arvo Part ou de Philip Glass que du côté des Beatles et des airs de jazz si chers au coeur du romancier japonais. Et la prise de vue, exagérément léchée et abusant plus qu'à son tour d'un flou artistique n'arrange rien... C'était un rendez-vous manqué. Dommage!

* Faut-il le dire? C'est "Norwegian wood", évidemment...

22 juillet 2011

Deux voix nous revenant d’Afrique

"Mission", suivi de "L’Ame des termites" de David Van Reybrouck41-jC40oE3L__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Actes Sud/Papiers, 2011, 107 pages, isbn 9782742794621

(traduit du Néerlandais par Monique Nagielkopf)

Le Congo, auquel David Van Reybrouck a par ailleurs consacré une étude historique monumentale* dont l’édition originale néerlandaise a rencontré un grand succès à la fois public et critique, est le dénominateur commun de ces deux pièces de théâtre, deux monologues plus précisément. Mais la plus ancienne de ces deux pièces - "L’Ame des termites" (2004) - nous ramène aussi sur les traces du naturaliste sud-africain Eugène Marais, héros malgré lui d’une affaire de plagiat au coeur d’un autre livre de David Van Reybrouck, "Le Fléau". Alors qu’il donne son tout dernier cours, un professeur d’entomologie se souvient de l’époque où, jeune chercheur étudiant les termites au Congo, il avait observé le processus d’évacuation de la reine d’une termitière endommagée – un processus qu’Eugène Marais avait été le premier à rapporter ne fut-ce que partiellement -, la même époque où notre jeune chercheur s’était pris de passion pour l’épouse d’un de ses amis. Le monde des humains et celui des termites offrant chacun un reflet trouble et inquiétant de l’autre, manière de questionner les parallèles tracés incessamment entre la société des hommes et celle des insectes: "On les compare trop aux gens. Doit-on se sentir lâche par rapport aux termites?" (p. 79).

"L’Ame des termites" est un beau texte, mais "Mission", créé en 2007, est lui tout simplement magnifique. David Van Reybrouck a attribué là à un unique protagoniste un montage réalisé à partir des confidences que lui ont livrées une dizaine de missionnaires en poste au Congo. Et rarement a-t-on pu entendre une voix, surgissant si naturellement des pages, que celle de son Père Grégoire, missionnaire belge arrivé au Congo juste avant l’Indépendance et qui s'y active toujours à l’heure où il nous parle. En près d'un demi-siècle de présence sur le terrain, il a été le témoin à hauteur d'homme de quelques unes des pages les plus sombres de l'histoire de ce pays – Patrice Lubumba, la zaïrisation imposée par Mobutu, les contrecoups du génocide rwandais... Il a appris la langue de ses ouailles, a partagé leur vie avec ses joies et ses difficultés, et pris les coups en même temps qu'elles. Il s'est efforcé tant bien que mal de les protéger, de veiller sur leur santé – y compris par la distribution de préservatifs, Rome est après tout bien loin de Goma – et de répondre le mieux possible à quelques uns de leurs besoins, non sans égratigner au passage les "humanitaires", des touristes qui ne restent dans le meilleur des cas jamais plus de six mois sur place... En cinquante ans, le Père Grégoire en a vu de toutes les couleurs. Il s'est aussi laissé émouvoir par la beauté du pays, de la région du lac Tanganiyka où il devait effectuer un trajet de plus de vingt heures en bateau pour rejoindre la communauté la plus éloignée de son immense paroisse de Kirungu. Et sa parole est tour à tour émouvante, drôle – le récit de la création du monde revisité à la mode congolaise est absolument savoureux -, horrifiante, bouleversante – ce pays si beau a aussi tant souffert -, et surtout si vivante, si intensément vivante que c'en est vraiment, tout simplement, magnifique.

Extrait:

"Six guerres. J’ai vécu six guerres, sans compter notre Seconde Guerre mondiale.
En 60, l’indépendance, en 64 la rébellion de Mulele et Schramme derrière tout ça, les radotages de Mobutu pendant les années septante et quatre-vingt, c’était moins méchant, mais quand même... Et puis le génocide de 94, ça, on l’a très bien senti passer, et puis, les invasions du Rwanda en 96 et 98. Ici, à Goma, les troubles continuent encore jusqu’à aujourd’hui, avec les Interhamwe dans les forêts, Nkunda contre eux et l’armée régulière. La semaine dernière, quatre-vingt-cinq morts, tout près d’ici! Tous ces villages pillés, ces viols, plus de trois cent mille personnes déplacées... Oh, j’ai perdu le compte... Il y en a eu plus que six." (p. 18)

* "Congo. Een geschiedenis", De Bezige Bij, 2010

Un autre extrait de "Mission", dans mon chapeau: "Sucré"

Un autre livre de David Van Reybrouck, dans mon chapeau: "Le Fléau"

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 50 > >>
Dans mon chapeau...
Publicité
Archives
Publicité