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Dans mon chapeau...

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12 juillet 2011

Escroquerie sur la marchandise?

"L'herbe qui ne meurt pas (Au-delà de la montagne, tome 3)" de Yachar Kemal51CX5J39EVL__SL500_AA300_
½ étoiles

Gallimard, 1983, 396 pages, isbn 2070299317

(traduit du Turc par Munevver Andac)

Voici venu le temps d'une deuxième rencontre avec l'auteur des mois d'avril et mai 2011, qui celle-là se révélera parfaitement catastrophique...

Sans doute faut-il attribuer au prix du meilleur roman étranger, qui avait couronné ce livre lors de sa parution en France en 1978, le fait que "L'herbe qui ne meurt pas", troisième tome de la trilogie "Au-delà de la montagne", se retrouve dans les collections de la bibliothèque que je fréquente, sans les deux tomes qui devaient le précéder ("Le pilier" et "Terre de fer, ciel de cuivre"). Il m'a donc fallu en quelque sorte sauter dans le train en marche en entamant ma lecture, mais ce fut pour m'apercevoir assez vite que cela ne posait guère de problèmes, tant les enjeux de ce livre sont simples, en fait: chaque été, les paysans du village de Yalak dans le Taurus sont obligés – pour gagner de quoi rembourser leurs dettes au terrible Adil Effendi - de se louer comme journalier dans la plaine de la Tchoukourova, pour la cueillette du coton. Et chaque été, ils traînent dans leur transhumance les divers griefs, les motifs de jalousie, les haines, les rancoeurs et les désirs de vengeance de la vie au village. "L'herbe qui ne meurt pas", c'est tout simplement cela: une histoire de vengeances (où le pluriel est significatif).

Voilà pour planter grossièrement le décor de ce billet qui sera sans doute le plus assassin de tous ceux que j'ai pu écrire en tout de même quelques années de critique (je n'aime pas trop ce mot, mais enfin gardons-le faute de mieux...) littéraire sur la toile. Et dont j'espère qu'il le restera, car rarement lecture m'a-t-elle à ce point ennuyée, énervée et finalement laissé complètement écoeurée!

Une lecture ennuyeuse, donc, pour commencer. Car je n'avais pas encore franchi le cap de la page 100 que je n'en pouvais déjà plus de m'entendre répéter jusqu'à plus soif que
- les champs de coton de la Tchoukourova étaient comme une steppe couverte de neige
- les chemins et les sentiers dessinaient dans la plaine une toile d'araignée
- le fleuve Djeyhan s'écoulait dans la plaine (sans bornes, forcément, et ressemblant à une steppe couverte de neige à cause des champs de coton, mais ça, je vous l'avais déjà dit...) comme un ruban d'argent en fusion, tandis que les aigles tournoyaient au-dessus des rochers de l'Anavarza
Et je vous épargne les métaphores suscitées par les hanches larges des femmes, tendant l'étoffe de leurs robes (comme quoi, autres lieux, autres canons de beauté féminine...), le parfum de la marjolaine, la chaleur écrasante, les moustiques etc, etc, etc... Inutile de compter sur quelque forme de suspense que ce soit pour soutenir l'intérêt, car la quatrième de couverture révèle en une petite page tout, absolument tout, de ce qui se passe tout au long de ces interminables 396 pages dont le reste n'est au fond que du remplissage: steppe couverte de neige, toile d'araignée, ruban d'argent et aigles tournant en rond. Inutile aussi de compter sur les personnages: les jérémiades de la souriante (sic) Gulbahar m'avaient déjà un tantinet agacée, mais que dire alors de Mémidik, mélange de bébé geignard, de crétin des Alpes et de brute épaisse, et de tous ses pays, qui n'ont au fond rien à lui envier. Bref, tout ça, c'est parfait, vraiment, pour tuer le temps, à supposer que ce soit ce que le lecteur souhaite, qu'il ne veuille vraiment rien de plus de ses heures passées à lire, car sinon, c'est bien le lecteur, pauvre de lui, qui risque de périr d'ennui!

J'en serais sans doute restée là - sur l'impression d'un ennui abyssal – si Yachar Kemal n'avait pas été notre auteur des mois d'avril et mai, et si un obscur sens du devoir ne m'avait pas poussée à continuer ma lecture malgré tout, non sans recourir à quelques trucs et astuces pour enrober cette amère pillule. Lire devant la télé allumée, intercaler une autre lecture entre deux chapîtres de cette herbe qui n'en finissait décidément pas de ne pas mourir, j'ai tout essayé, et c'est sans doute ce dernier procédé, et la compagnie – tellement plus intelligente, stimulante, agréable... tellement plus tout, en fait - de Nina Berberova, Francis Dannemark ou F. Scott Fitzgerald qui, par l'effet d'une comparaison devenue aussi inévitable qu'impitoyable, m'a fait passer de l'ennui à l'écoeurement pur et simple. Que ces 396 pages de médiocrité ronronnante aient pu se voir couronnées du prix du meilleur livre étranger passe ma compréhension. Que la quatrième de couverture tente de les vendre comme s'élevant "avec un inimitable naturel, aux dimensions de la légende" relève à mes yeux du mensonge éhonté. Et pour exprimer le fond de ma pensée, faut-il encore dire que le point d'interrogation dans l'intitulé de ce billet est purement rhétorique?

Extrait:

"«Et voilà, se dit-il. Quiconque viendra regarder à l'intérieur du puits pourra le voir... Et les gens ont coutume d'aller regarder dans les puits. Il n'est personne au monde qui n'aille aussitôt fourrer sa tête dans un puits. On s'y voit plus beau que dans un miroir et plus net.»
Mémidik regarda son propre visage, à côté de la tête au longues moustaches, tout au fond du puits. Un petit visage, gros comme le poing, brûlé par le soleil; les joues creuses, les yeux enfoncés dans les orbites. Son menton tressaillait.
«J'ai très peur, dit Mémidik à l'homme au fond du puits. Maudit sois-tu, tu ne me causes que des emmerdements. Que vais-je faire de toi? Où pourrais-je bien te transporter? Ils te trouveront partout où je t'emmènerai. Quoi que je fasse, ils sauront que je t'ai tué. Que vais-je faire de toi? Que pourrais-je bien faire? Dis-le moi donc, je t'en prie!»
Il se mit à pleurer. Et au fond du puits, son reflet pleurait aussi, la lèvre boudeuse comme celle d'un enfant, les yeux plissés. Et la tête aux grands yeux vitreux, aux longues moustaches, pleurait elle aussi." (pp. 97-98)

D'autres livres de Yachar Kemal, dans mon chapeau: "La légende du Mont Ararat" et "Tu écraseras le serpent"

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11 juillet 2011

"Primavera, gioventu del'anno..."

Nouvelle musique pour amours nouvelles,
l'ensemble Concerto Soave et Maria-Christina Kiehr

Eglise Saint-Loup, Namur, le 8 juillet 2011

Pour ce dernier concert du festival de Wallonie à Namur, faisons retour vers l'Italie de Claudio Monteverdi et Giovanni-Felice Sances dont nous découvrons cette fois le côté profane, résolument brillant et virtuose. Dans le déluge d'ornements où le texte par moments vient se dissoudre, il n'est pas dit que l'on gagne en émotion. Mais la voix claire et puissante de Maria-Christina Kiehr fait tout simplement merveille dans ce répertoire, où elle est impeccablement soutenue par l'accompagnement raffiné de ses complices de l'ensemble Concerto Soave.

Présentation du concert sur le site du festival de Wallonie

Le site de l'ensemble Concerto Soave

11 juillet 2011

"Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches..."*

Autour des vers de Paul Verlaine,
récital de Sophie Karthaüser et Eugene Asti

Eglise Saint-Loup, Namur, le 7 juillet 2011

Après un premier - et très beau - concert qui nous avait entraîné à Venise et à Vienne au XVIIème siècle, le récital proposé par la soprano Sophie Karthaüser et le pianiste Eugene Asti nous a fait faire grand bond dans le temps jusqu'à la Vienne de l'époque classique, le temps de Haydn et de Mozart. Mais un point commun s'impose d'emblée, entre les interprètes du jour et le Scherzi Musicali: une attention sans faille aux textes. Des textes qui feront ici la part belle à Paul Verlaine, qui monopolise presque toute la seconde partie du concert, par le truchement de Gabriel Fauré et Claude Debussy. Mais sans faire pour autant l'impasse sur le grand répertoire romantique - et les lectures schubertiennes des poèmes de Goethe - par la grâce d'un Gretchen am Spinnrade, frémissant de passion et de jeunesse: une interprétation magnifique d'un lied qui l'est tout autant, et qui réussit ici le petit miracle d'encore surprendre et émouvoir alors même qu'on l'a tellement entendu, déjà...

* Verlaine, bien sûr...

Présentation du concert sur le site du festival de Wallonie

7 juillet 2011

Pourquoi la vie des uns...?

"Les insurrections singulières" de Jeanne Benameur411%2BQ1zP%2BqL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2011, 204 pages, isbn 9782742795307

A l’entame des "Insurrections singulières", on ne peut se défendre du sentiment que, si ce titre n’avait pas été déjà pris, Jeanne Benameur aurait pu tout aussi bien intituler son roman "Les taiseux". Ouvrier dans un grand groupe sidérurgique sur le point de délocaliser certaines de ces activités de la France vers le Brésil – il n’est jamais nommé, mais l’on reconnaît sans peine Arcelor-Mittal -, Antoine n’a en effet rien d’un bavard. A plus d’un égard, il a marché sur les traces de son père, tout aussi avare de mots, et qui fut lui aussi ouvrier, Antoine précisant d’ailleurs: "Lui, il a été un ouvrier, un vrai.
Moi, j'ai fait l'ouvrier, c'est différent. Même si l'usine est la même." (p. 18). Car c’est bien la voix d’Antoine, ce sont ses phrases brèves, hésitantes et précautionneuses, les mots qu’il semble ne jamais manipuler qu’avec prudence qui font tout le prix et toute la singularité de ce beau roman qui se refuse par là-même à n’être qu’un livre de plus inspiré par le monde du travail comme il ne tourne décidément plus très rond dans notre coin du monde.

C’est la voix d’Antoine, que ses maladresses et ses hésitations ne rendent que plus vraie et plus touchante, qui nous porte et nous entraîne à ses côtés alors que quittant son travail, jetant l’éponge devant une activité désormais privée de sens, il se met en chemin, poussé un peu par une rupture amoureuse, et beaucoup par sa rencontre avec Marcel, libraire spécialisé dans les livres anciens, les éditions rares et les récits de voyage, dispensateur de beauté et plus encore accoucheur d’âmes, au sens où Socrate avait pu l’être: "Il laissait en suspens ses pensées, comme si rien, jamais, n'était définitif. Et ça me convenait aussi. J'avais la sensation de penser vraiment, pas juste de chercher la bonne étiquette à coller dessus pour s'en débarasser, de la pensée." (p. 94) Et ce chemin emmènera Antoine bien loin, jusqu’au Brésil, et à la ville de Monlevade où son ex-employeur vient de s’implanter, une ville baptisée – par quelle ironie!, et c'est Marcel qui le lui fera découvrir - en l’honneur d’un ingénieur français, Jean de Monlevade, qui y avait émigré au XIXème siècle pour fonder ce qui devait devenir la sidérurgie brésilienne.

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(source)

Ainsi porté par la voix d’Antoine, par ses mots précautionneux, "Les insurrections singulières" déploient des interrogations qui dépassent largement le seul cadre économique, tout en restant à hauteur d’homme: les traces des générations précédentes, la transmission d’un savoir, d’une culture, d’un héritage, la notion-même de travail qui n’est pas – quoiqu’on en dise aujourd’hui – qu’une question de salaire à gagner, la passion, l’enthousiasme, le rêve, l’audace et le risque: "Pourquoi la vie des uns ne pourrait-elle pas éclairer celle des autres? Sinon c'est quoi une société. Je veux que la vie des ouvriers brésiliens éclaire quelque chose pour moi. C'est quoi le travail pour eux? Je veux apprendre ça. Je veux aussi que la vie de Jean de Monlevade éclaire quelque chose pour moi. C'est quoi, oser? C'est quoi, Partir? Tout quitter?" (p. 100)

Extrait:

"... la question du travail, elle n'est pas nouvelle, Antoine, elle est là bien avant celle du profit capitaliste. Il faut quand même bien se questionner sur la racine même du travail. Pourquoi les hommes ont-ils tant besoin de travailler, hein? Pourquoi l'oisiveté est-elle montrée du doigt comme la mère de tous les vices depuis toujours? Tout ça, ça ne date pas d'aujourd'hui! Avant de s'en prendre au monde des affaires, il faudrait essayer de comprendre l'affairement des êtres humains. L'affairement. Si tu le réduis juste à une histoire de patrons et d'ouvriers, tu passes à côté de quelque chose de bien plus intéressant encore." (pp. 120-121)

6 juillet 2011

Et ils ont tout pour jouer dans la cour des grands!

"Quam pulchra es... Motetti a 1, 2 e 3 voci maschilli", musiques de Claudio Monteverdi et Giovanni Felice Sances,
Scherzi Musicali, sous la direction de Nicolas Achten

Eglise Saint-Loup, Namur, le 5 juillet  2011

C'est la jeunesse qui fait cette année office de fil rouge pour le festival de Wallonie. Et dans le cas du concert donné hier soir à l'église Saint-Loup, proposant des oeuvres religieuses de la maturité de Claudio Monteverdi et de son compatriote quelque peu et fort injustement tombé dans l'ombre, Giovanni Felice Sances - le premier alors maître de chapelle de la basilique San Marco de Venise, le second Kapellmeister de la Chapelle Impériale de Vienne -, la jeunesse fut celle des interprètes: l'ensemble Scherzi Musicali et son directeur Nicolas Achten qui n'arpentent la scène musicale "que" depuis 2006.

Une jeunesse qui, si elle était visible sur scène, ne s'entendait pas le moins du monde tant ce jeune ensemble de baroqueux a tout ce qu'il faut pour rivaliser avec ses prestigieux aînés tels Philippe Herreweghe ou William Christie. Que ce soit par l'exploration de répertoires peu connus, qui nous a valu la belle découverte des oeuvres de Giovanni Felice Sances, dont l'inspiration n'a rien à envier à celle de son célèbre devancier Claudio Monteverdi. Ou par la qualité d'une interprétation véritablement investie et mise tout entière au service du texte, alpha et oméga de la musique religieuse baroque, musique de la Réforme et de la Contre Réforme. Voilà donc un très jeune ensemble, en effet, mais qu'on ne s'y trompe pas: ses membres ont tout, vraiment tout, pour jouer dans la cour des grands!

Présentation du concert sur le site du festival de Wallonie

Le site de l'ensemble Scherzi Musicali

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1 juillet 2011

Esprit critique et empathie

"Ce regard en arrière et autres écrits journalistiques" de Nuala O’Faolain41dpOitcPEL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Sabine Wespieser, 2011, 425 pages, isbn 9782848050935

(traduit de l’Anglais par Dominique Goy-Blanquet)

Contrairement au public francophone qui avait découvert Nuala O’Faolain par le biais de ses récits autobiographiques ("On s’est déjà vu quelque part?" et "J’y suis presque") et de ses romans (à commencer par "Chimères"), les lecteurs irlandais avaient d’abord appris à apprécier l’oeuvre d’une journaliste pour qui aucun aspect du monde qui l’entourait ne restait étranger, ou indigne d’attention si modeste puisse-t-il sembler de prime abord.

Au fil des 70 articles rassemblés ici, et qui sont représentatifs de plus de vingt années de travail successivement pour The Irish Times, The Irish Times Magazine et The Sunday Tribune, nous pourrons donc assister en sa compagnie à un concert de U2, ou nous insurger avec elle face à la professionalisation croissante du défilé de la Saint-Patrick - "Nous allons être exactement comme partout ailleurs, maintenant. Nous aurons un défilé blah blah blah, imaginatif, visuellement excitant. Vous pourriez aussi bien être à Rio de Janeiro ou Barcelone. Alors qu’à Dublin nous avions un défilé que Marshall McLuhan aurait décrit comme «cool». Autrement dit, sans rien qui «chauffe» à aucun sens du terme. Qui ne faisait pas tout le travail d’imagination à votre place, comme, disons, la télévision." (pp. 126-127) – ou encore nous émouvoir de la disparition du vieux Dublin convivial sous les effets d’une nouvelle prospérité économique: "Encore récemment, Dublin était une ville de pauvres et de gagne-petit. Ces gens vivent au grand-jour. Le centre de Dublin était une société aussi irrésistible qu’un camp de Voyageurs. Ce sentiment de condition partagée a disparu. C’était la ville non seulement des sans-emploi mais aussi des sous-employés et des employés éviant l’emploi. Cela en faisait une ville des gens – allons, d’hommes, surtout – qui occupaient le temps, allaient sans hâte d’un lieu à l’autre. De pub en pub, d’habitude, mais aussi du pub au breau, du bureau au pub, du pub au bureau d’un autre homme pour récupérer un prêt de cinq livres, ou au moins une partie, du breau d’un autre au pub d’un autre, et enfin, pourquoi pas, du pub au domicile." (pp. 200-201)

Rien n’échappe à son attention. Ni la situation politique en Irlande du Sud, en Ulster – où elle a vécu près d’un an, en 1998, dans le but d’en renvoyer à ses compatriotes une image plus complète, plus juste, de la vie quotidienne dans le Nord de leur île – ou dans les Etats-Unis de l’après-11-septembre. Ni le poids que continue à faire peser sur la société irlandaise un catholicisme parfois très rigoriste, et en tout cas omniprésent: "(...) ici le catholicisme est si vaste, il sature tellement tous les aspects de la vie et de la mort qu’en le quittant on renonce à la protection de la meute, on est tout seul." (p. 31). Ni les difficultés de la condition féminine dans un pays traditionnellement patriarcal: le manque de reconnaissance accordée aux femmes dans les milieux professionnels, la violence qui leur est infligée parfois dans leur famille, par leur père ou leur mari, hier – telle que John McGahern ou Frank McCourt ont pu l’évoquer dans leurs mémoires – comme aujourd’hui. Ni, enfin, l’histoire douloureuse de l’émigration irlandaise vers les Etats-Unis, une histoire longtemps occultée mais que quelques ouvrages récents sont heureusement venus tirer de l’obscurité, l’article qui donne son titre à l’ensemble du recueil - "Ce regard en arrière" - offrant tout justement une lecture critique d’un des ouvrages, "The End of Hidden Ireland: Rebellion, Famine and Emigration" de Robert Scally.

Bien sûr, la romancière et la mémorialiste ne sont pas tout à fait absentes de ces pages où Nuala O’Faolain nous fera aussi partager, ici et là, les réflexions que lui ont inspiré son travail d’écrivain - "Parce que l’expérience est trop complexe pour être complètement saisie par l’écriture, écrire oblige à choisir et éliminer, et la personne qui écrit est une version abrégée de la personne complète dans la vraie vie. Les mémoires sont une composition artistique, si simples qu’ils paraissent. Les mémoires corrigent à la fois ce dont ils parlent et la personne qui les écrit." (p. 335) -, et le lecteur de langue française ne sera pas complètement dépaysé. Mais l’impression qui domine au moment de tourner la dernière page de "Ce regard en arrière" est pourtant bien celle d’une découverte, tant l’alliance de l’esprit critique et de l’empathie que Nuala O’Faolain mettait constamment au service de "l’effort de dire une vérité plus complexe" (p. 363) font que la remarquable journaliste qu’elle était gagne à être connue, toutes affaires cessantes.

Extrait:

"Ces premiers émigrants ont pu voir la côte d’Irlande en quittant Liverpool. Ils étaient en route pour une vie d’obstacles imprévus. En route vers une démocratie. «Mais sans aucune expérience de citoyenneté», interroge Scally, «leur idée de la liberté se résumait-elle au souhait qu’on les laisse tranquille?» Et pour qui se prenaient-ils, d’ailleurs? Maintenant qu’on les avait forcés à prendre conscience d’eux-mêmes? «Debout à la poupe plutôt qu’à la proue du navire émigrant», conclut ce livre inoubliable, «ce regard en arrière sur les palmiers incongrus et les maisons joyeusement colorées au bord du rivage près de Skibbereen n’était pas seulement leur dernière vision d’Irlande mais leur première vision d’eux-mêmes.»" (p. 197)

D'autres livres de Nuala O'Faolain sont présentés sur Lecture/Ecriture.

28 juin 2011

"Sur la route"

Je ne suis pas allé voir le Gange. Un autre projet, ou le hasard m'ont entraîné vers de vastes horizons, des routes follement encombrées, des nuages comme des voiles contre le vent.
Du côté de l'orient, une fournaise liquide qui noie la route dans sa couleur orangée, avec des fabriques qui se détachent de chaque côté, de grands arbres profanés par la fumée et la réalité toute proche des champs de moutarde, terres sans fin, le rien absolu définissant le tout.
J'ai soif, d'eau, d'autres horizons, de la métamorphose de ce monde.
Les bazars se succèdent, les villes bazars; l'Inde est un immense bazar, vertige de ces grosses lèvres clamant l'urgence de faire des affaires. Baraques en bois et tôle ondulée, arsenaux de brimborions et de trésors, tous les thés, mille étoffes, mille arômes, nacres transparentes, ivoires, argenterie éblouissante, splendeur des glaïeuls dans leur bassines en cuivre, grincement des prtes qui s'entr'ouvrent.
Au bord de la route, où l'accident toujours guette, il y a des chèvres, des cochons, des chiens qui aboient, à côté d'énormes camions, de trains arrêtés sur des rails rouillés, et la lumière énigmatique d'une paire d'yeux noirs qui regarde le temps défiler sur l'asphalte.
Les barrages et les péages sont nombreux. Nous entrons dans l'Etat d'Uttar Pradesh derrière une fourgonnette pleine de turbans sikhs. L'Inde des conflits religieux et culturels est partout présente, dans ce front qui pense, cette main qui taille la roche, le tourbillon de la route, les journaux que j'achète, les regards que l'on sonde. Ombres de nuit en plein jour. Hindouistes et musulmans travaillent côte à côte, et la haine coule dans leur veine. Et cependant, comme il est vert ce vert exotique autour des villes saintes où les minutes brasillent dans le sourire lascif de Shiva. Et le murmure des prières se confond avec la pourriture, les paillettes et les soieries chaleureuses, les courtepointes, les céramiques incassables, les huiles de la volupté, lers rêves brisés, l'odeur de poivre et de gingembre, la musique et la frénésie de l'interminable bazar.

Urbano Tavares Rodrigues, "Visages de l'Inde et autres rêves", Editions de la Différence, 2009, pp. 44-45 (traduit du Portugais par Marie-Hélène Piwnik)

27 juin 2011

"Un peu de temps volé avec une aimable inconnue"

"Du train où vont les choses à la fin d'un long hiver" de Francis Dannemark41EXjFgXoyL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Robert Laffont, 2011, 92 pages, isbn 9782221115060

Vingt années ont passé depuis la publication de "Choses qu'on dit la nuit entre deux villes", et j'aurais pu tout aussi bien intituler ce billet "Vingt ans après". Car "Du train où vont les choses à la fin d'un long hiver", c'est à nouveau février, et c'est à nouveau le récit d'une rencontre de hasard entre un homme et une femme, le temps d'un long trajet en train de Bruxelles à Lisbonne. Vingt ans après, aussi, car Emma et Christopher ont à peu près vingt ans de plus que Wolf et Lena. Ils portent la charge des déceptions et de la lassitude de ces vingt années. Et Christopher trimballe en sus le poids des conséquences de la crise économique – la dernière en date, celle de 2008 qui n'en finit pas d'en finir. Sa petite boîte d'organisation d'événements culturels se trouvant tout au bout du rouleau pour cause de réduction drastique dans les budgets publics consacrés à la culture, Christopher est bon gré mal gré sur le point de changer de vie et il a pas mal réfléchi à ce qui comptait vraiment pour lui, ou pas. La tonalité de ce nouveau roman est donc un peu plus sombre que lors de cette autre rencontre en bord de mer, il y a vingt ans, et pas seulement à cause de la pluie fouettant les vitres d'un train qui roule dans la nuit.

Mais n'allez pas croire pour autant que l'heure soit à la morosité. Car si Christopher est "apparemment  de la race de ces Anglais extravagants qui se lançaient dans des aventures insensées avec la rigueur, la saine logique et la tranquillité d'esprit d'un pasteur de province..." (p. 36), il a aussi vu tout de suite qu'Emma, elle, ressemble à Holly Hunter. Elle a son sourire dans le film "Living Out Loud" de Richard LaGravenese: un sourire "(...) très beau parce qu'il n'efface pas la trace de ses déceptions, de son chagrin. Il y a une pointe d'amertume, de la moquerie, un peu de colère aussi, mais c'est un sourire, un vrai sourire. Avec une véritable envie de vivre." (p. 85) Comment aurait-il pu trouver inconnue plus aimable pour partager un peu de temps volé, et ces conversations à batons rompus où viennent se mêler à l'état du monde comme il va – ou plutôt comme il ne ne va pas –, à l'évocation de trajectoires professionnelles et à quelques souvenirs personnels, des bribes de films ou de livres aimés sans qu'il y ait là  ni snobisme ni étalage. Simplement Emma et Christopher vivent avec ces livres ou ces films, dans leur intimité pourrait-on dire, et il y a pour le lecteur un vrai petit bonheur, et une certaine douceur, à rentrer dans cette intimité, retrouver ses propres souvenirs ou picorer ça et là une envie de découverte ("Living Out Loud", par exemple).

Et surtout, il y a le ton, la patte, le je-ne-sais-quoi qui fait qu'on reconnaît immédiatement un livre de Francis Dannemark. Cette petite musique qui distille ici tout son charme, une petite musique décidément indéfinissable sauf à reprendre les quelques mots par lesquels Christopher tente de rendre l'essence du jazz: "c'est un mélange d'élégance et de souplesse, (...) c'est la magie de l'instant, comment dire? Un léger détachement, un équilibre fragile et émouvant..." (p. 48) Du jazz, de l'amour, et de la petite musique des mots de ce récit, Emma pourrait nous dire "C'est peut-être la même chose, vous ne croyez pas?" (p. 48)

Extrait:

"J'ai pris le train parce qu'il est tellement plus lent que l'avion et parce que j'avais besoin de... de me mettre dans un coin sans bouger, la tête collée à la fenêtre, pour sentir le temps qui passe. L'été dernier, lors de quelques jours de vacances avec mes enfants qui allaient l'un et l'autre voler de leurs propres ailes pour de bon, je me suis rendu compte, un matin, alors que je préparais la table du petit déjeuner sur la terrasse, que la vie était vraiment aussi courte qu'on le dit dans les livres, plus courte encore, et que j'avais vécu tant de choses si vite qu'elles n'avaient pas eu le temps de laisser de traces. J'ai eu l'impression que je venais de passer des années dans un train à grande vitesse et que tous les paysages traversés s'étaient mêlés pour former... une sorte de mauvais tableau... une photo floue qui vous fait penser qu'il est très urgent de voir un ophtalmologue... Ce matin-là, j'ai su que je voulais arrêter." (pp. 59-60)

"Je croyais avoir besoin de voyager seul et de rester silencieux vingt-quatre heures pour regarder en face le temps qui passe. En réalité, j'avais besoin d'autre chose. J'avais besoin, je crois, de partager un peu de temps volé avec une aimable inconnue." (p. 60)

Un autre livre de Francis Dannemark, dans mon chapeau: "Choses qu'on dit la nuit entre deux villes"

Et d'autres encore, sur Lecture/Ecriture.

25 juin 2011

Un vieux grincheux au bon coeur?

19057560_jpg-r_160_214-b_1_CFD7E1-f_jpg-q_x-20090212_045015"Gran Torino" de (et avec) Clint Eastwood,
avec aussi Ahney Her et Bee Vang

Le Clint Eastwood cru 2008 est aussi sa dernière apparition devant la caméra dans son rôle fétiche de vieux grincheux misanthrope, bourré de préjugés - touchant notamment la population asiatique de plus en plus nombreuse dans son quartier résidentiel de Detroit -, et qui use volontiers d'arguments... disons frappants.

Jouant de ces stéréotypes, alors que son héros apprend enfin à connaître les deux grands ados dont la famille occupe la maison voisine, qu'il découvre leur culture et se décide bon gré mal gré à les prendre sous son aile, Clint Eastwood nous livre ce qui est certainement un de ses très bons films: un film sec, dense et résolument dépourvu de tout sentimentalisme sur la transmission - d'une expérience, d'un savoir-faire, de valeurs, bref d'un héritage quel que soit la forme qu'il puisse prendre, celle d'une idée, d'une médaille ou d'une voiture, cette Ford Gran Torino que le personnage qu'incarne Clint Eastwood avait contribué à fabriquer et qui fait toute sa fierté. 

C'était à l'antenne de la RTBF il y a une dizaine de jours. Sans chichis, sobre, juste, efficace. Et du Clint Eastwood de cette trempe, on en redemande alors que se profile déjà à l'horizon l'insondable vacuité de la programmation télévisuelle estivale...

3 juin 2011

Sobriété et justesse

MV5BMTIzODQ2ODg1Ml5BMl5BanBnXkFtZTcwMDEzMDgyMQ@@__V1__SY317_"Anklaget" de Jacob Thuesen,
avec Sofie Gråbøl et Troels Lyby

Nina et Henrik Christofferson offriraient toutes les apparences d'un couple tranquille et heureux, si leur fille adolescente - Stine, quatorze ans - n'était pas si difficile. Aussi, lorsque Stine accuse son père d'avoir abusé d'elle, leur petit monde tranquille vole en éclats.

En laissant longtemps planer le doute sur la culpabilité ou l'innocence d'Henrik - et je me garderai bien ici de dévoiler le dénouement -, Jacob Thuesen nous livre un film qui se prête de multiples lectures. Peinture de la dévastation qu'une telle accusation peut causer dans la vie d'un homme - peut-être - innocent, peinture aussi des difficultés que rencontrent le système judiciaire et les services de protection de l'enfance pour arriver à établir la vérité dans une affaire de ce genre, "Anklaget" (c'est-à-dire accusé) est tout cela à la fois. Et c'est surtout un film qui tient en haleine, de bout en bout, grâce à la sobriété et à la justesse de sa conception, et grâce à la prestation sans faille de ses deux principaux interprètes, Sofie Gråbøl et Troels Lyby, tout simplement parfaits dans les rôles de Nina et Henrik. C'est dire que, par son traitement irréprochable d'un thème difficile, ce film danois programmé mardi soir sur La Trois/RTBF valait largement la découverte.

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