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Dans mon chapeau...
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nouvelles
25 mars 2010

Des nouvelles de Glasthule

"Les Bons Chrétiens" de Joseph O’Connor51exrFuEobL__SL500_AA240_
4 ½ étoiles

Phébus/Libretto, 2010, 237 pages, isbn 9782752904331

(traduit de l’Anglais par Pierrick Masquart et Gérard Meudal)

Outre un lever de rideau à Belfast et quelques détours londoniens, l’essentiel des treize nouvelles rassemblées ici nous entraînent à Glasthule, modeste banlieue de Dublin, pour y partager les drames, les chagrins et les insatisfactions de gens ordinaires. "Taxi Blues" nous livre ainsi le récit tout simple de la très mauvaise journée d’un chauffeur de taxi. Le jeune garçon narrateur de la nouvelle qui donne son titre au recueil devient quant à lui le témoin de la séparation de ses parents, puis de la mort solitaire d’une vieille femme qu’il avait l’habitude de rencontrer tous les dimanches à l’église, tandis que le héros de "La liberté de la presse" dont l’épouse vient de mourir dans un accident de train est bouleversé de découvrir que sa compagne de toute une vie lisait ce jour-là le Daily Sentinel et non le Telegraph dont il pensait que c’était son journal habituel: "Je veux dire, imaginez un peu: avoir connu quelqu’un pendant toutes ces années. Avoir affronté tant de choses ensemble, tout ce qu’on a pu affronter, et ne même pas avoir deviné ce petit faible pour le Daily Sentinel, de temps en temps, comme s’il y avait du mal à cela. Ça vous en dit long – comme on se connaît peu, je veux dire." (pp. 193-194)

Dès la toute première de ces nouvelles - "Les collines aux aguets", récit de la liaison homosexuelle entre Danny Sullivan, militant de l’IRA, et Henry Woods, un soldat britannique -, le ton est donné. Aucun sujet n’est trop difficile pour Joseph O’Connor. Et tous sont traités avec autant d’humanité que de sobriété et de justesse. Que ce soit l’obsession malsaine d’un homme pour sa voisine du rez-de-chaussée dont il a pris l’habitude de voler le courrier ("Ailsa"), obsession qui devient par la bande le révélateur des frustrations que lui laisse son propre couple. Ou encore, dans "Les mères sont toutes les mêmes", le récit par un jeune Irlandais débarquant pour la première fois à Londres pour y chercher du travail, de sa rencontre avec l’une de ses compatriotes venue de toute évidence en Angleterre pour s’y faire avorter, récit qui tire sa force peu commune du fait que son narrateur ne comprend rien de rien à ce qui se passe…

Chacune des treize nouvelles rassemblées dans ce recueil mériterait sans doute d’être évoquée plus en détails ici car toutes sont de très grande qualité. Et je ne peux me défendre d’être très impressionnée, vraiment, à l’idée que ces textes comptent parmi les tous premiers publiés par Joseph O’Connor au début des années 1990. Voilà donc un auteur à suivre et auquel je reviendrai assurément dans un proche avenir !

Extrait :

"La deuxième mission fut l’expédition punitive. En se rendant au parc, la fois suivante, il repensait à la conversation qu’il avait eue. Il se rappelait la tache de sang qui s’étendait sur le sol. Il se rappelait le visage implorant et terrifié du revendeur de drogue. Il se souvenait du son mat que faisaient les os lorsqu’on les brisait. C’était la première fois qu’il brisait un genou. Mais ils n’avaient pas utilisé de pistolet. Ils avaient pris des blocs de ciment pour fracasser les jambes de leur victime. C’était absurde. Dans les autres pays on se souvient de son premier jour d’école, de sa première visite chez le dentiste à la rigueur, de son premier baiser.
- Mais putain, qu’est-ce que l’Irlande a à foutre de moi ? avait ensuite demandé Danny Sullivan."
(pp. 28-29)

D'autres livres de Jospeh O'Connor sont présentés sur Lecture/Ecriture.

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23 février 2010

De frêles échos dans le silence

"Comme un cuivre qui résonne" de Peter Stamm5102b_H7s0L__SL500_AA240_
3 ½ étoiles

Christian Bourgois, 2009, 185 pages, isbn 9782267020106

(traduit de l'Allemand par Nicole Roethel)

Il y a de la magie – magie blanche sans aucun doute - dans la façon dont l'écriture de Peter Stamm, toujours si neutre et l'on pourrait même dire minimaliste, fixe sur le papier la vacuité, les révoltes, les frustrations et les petites joies de vies très ordinaires. Sur le voyage au long cours d'un roman, comme "Un jour comme celui-ci", cela nous vaut un petit miracle: un héros sans qualité auquel on finit pourtant par s'attacher, un charme aussi insidieux qu'irrésistible.

Et découvrant avec "Comme un cuivre qui résonne" ce que Peter Stamm peut nous offrir lorsqu'il se limite au format court de la nouvelle, j'ai bien retrouvé sa manière caractéristique, ce ton tranquille, égal, où rien jamais ne se détache. Et la magie aussi, parfois, dans certains de ces textes. "Vieillesse", surtout, offre un magnifique regard dans le rétroviseur, tout de sobriété et de pudeur, sur des vies tristement gâchées, tandis que "Le résultat" nous immerge dans les états d'âme d'un homme, réceptionniste d'un hôtel de luxe, qui au long d'une longue nuit de service et dans une grosse envie de solitude, attend le résultat d'une biopsie - vie ou mort, cancer ou pas... – passant tour à tour de l'angoisse à l'optimisme.

Mais parfois, et allez savoir pourquoi, la magie n'est pas là. Trop bizarre tel "Videocity" où le regard épouse la folie d'un narrateur dont on n'apprend finalement rien, ou "Enfants de Dieu", faux conte de Noël sans sapin ni guirlande. Ou tout simplement trop court, comme "Les vestiaires «hommes»" où il me semble avoir manqué d'espace et d'aliments pour m'installer dans une histoire.

Les frêles échos distillés par les douze nouvelles de "Comme un cuivre qui résonne" m'ont donc laissée sur une impression en demi-teintes, une indifférence polie pour les unes le disputant à l'admiration pour les autres, qui du reste valaient plus que largement le déplacement.

Extrait:

"La piscine scintillait, toute noire dans l'obscurité. Bruno enclencha le dispositif d'éclairage sous-marin et le bassin s'illumina d'un bleu éclatant. Il aimait cette couleur, sa froideur, sa pureté et la légère odeur de chlore. La piscine était pour lui le vrai luxe de l'hôtel, pas ces salons décorés, ces menus pour gourmets ou ces musiciens de salon qui venaient parfois ici jouer le week end. La piscine était différente du lac où il allait nager, elle était comme détachée du paysage et de la vie de tous les jours. Elle représentait une vie qu'il ne vivrait jamais, mais ça lui était égal. Ça lui suffisait que des gens vivent ainsi, d'être près d'eux et de les servir. Il ne lui serait jamais venu à l'idée d'aller passer ses vacances dans un hôtel de luxe bien qu'il eût pu se le permettre." (pp. 90-91)

D'autres livres de Peter Stamm sont présentés sur Lecture/Ecriture.

4 février 2010

"Séismes intérieurs"

"Après le tremblement de terre" d'Haruki Murakami414E2H9B38L__SL500_AA240_
4 étoiles

10/18, 2007, 158 pages, isbn 9782264033796

(traduit du Japonais par Corinne Atlan)

C'est le grand tremblement de terre de Kobé – plus de 6000 morts et 40000 blessés le 17 janvier 1995 – qui amena Haruki Murakami, alors installé aux Etats-Unis, à rentrer au Japon. Et dans ce recueil de nouvelles – son premier livre publié après son retour au pays -, l'écrivain japonais nous livre six parcours peut-être pas très différents de ce qui fut le sien, six histoires dont les héros voient leurs vies peu ou prou bouleversées dans la foulée de ce tremblement de terre.

Les deux premières nouvelles – "Un ovni a atterri à Kushiro", le récit des quelques jours de vacances que Komura passe dans le Hokkaido alors que son épouse vient de le quitter soudainement et de demander le divorce, et "Paysage avec fer", portrait d'un groupe de personnages quelque peu paumés que le destin a rejetés sur une plage déserte – m'ont laissé malgré leur charme un petit goût de trop peu, de pas tout à fait achevé. Mais je me suis par la suite de plus en plus laissée prendre au jeu des autres nouvelles. Les développements oniriques de "Tous les enfants de Dieu savent danser" et de "Crapaudin sauve Tokyo" ont su me surprendre à l'égal des passages les plus étonnants de "Chroniques de l'oiseau à ressort" ou de "Kafka sur le rivage". Quant à "Thaïlande" et "Galette au miel", ces deux récits nettement plus réalistes sont aussi très touchants, retraçant la prise de conscience et d'une certaine façon la libération de deux héros qui s'étaient laissés prendre au piège, l'une par la haine, l'autre plus simplement par ses hésitations interminables...

Extrait:

"Junpei reprit l'avion, rentra à Tokyo, retourna à sa vie habituelle. Il n'alluma plus la télévision, ne lut pas les journaux. Quand on parlait du tremblement de terre, il se taisait. C'était l'écho d'un passé lointain qu'il avait enterré il y a trop longtemps. Il n'avait même pas remis les pieds dans cette ville depuis sa sortie de l'université. Pourtant, les scènes de dévastation entrevues sur l'écran de la télévision espagnole avaient ravivé une blessure profondément enfouie en lui. Cette catastrophe d'une ampleur inégalée, qui avait fait de nombreuses victimes, semblait avoir transformé tous les aspects de sa vie, sans bruit, mais de fond en comble. Junpei ressentait une profonde solitude, inconnue jusqu'alors. «Je n'ai pas de racines, se disait-il. Je ne suis relié à rien.»" (p. 149)

D'autres livres d'Haruki Murakami sont présentés sur Lecture/Ecriture.

24 janvier 2010

Des héros cassés par la vie

"Le boxeur manchot" de Tennessee Williams41DZQZVA7CL__SL500_AA240_
4 étoiles

Robert Laffont/Pavillons poche, 2006, 219 pages, isbn 2221105974

(traduit de l'Anglais par Maurice Pons)

La fréquentation de son théâtre - "La ménagerie de verre", "Un tramway nommé désir"... - m'avait permis de découvrir en Tennessee Williams un dramaturge attentif aux plus faibles, soucieux de mettre en lumière des personnages malmenés par la vie, cassés déjà ou tout simplement trop fragiles ou inadaptés. Et je viens de retrouver les mêmes héros un peu cassés dans ce recueil de nouvelles, dont "Portrait d'une jeune fille en verre" reprend d'ailleurs sous une forme narrative l'argument de "La ménagerie de verre".

Doux rêveurs quelque peu décalés tels le personnage central de la nouvelle "Le poète", miss Gelkes ("La nuit où l'on prit l'iguane") ou Homer Stallcup ("Le champ des enfants bleus"), ou êtres solitaires qu'une force obscure pousse à l'auto-destruction comme Oliver Winemiller (héros de la nouvelle-titre) ou encore Anthony Burns ("Le masseur noir"), "Le boxeur manchot" nous offre autant de concentrés d'humanité et de fragilité, solidement plantés d'une plume efficace qui n'hésite pas à flirter, en toute liberté, avec le merveilleux ou le fantastique ("Chronique d'une disparition", "L'oiseau jaune"). Et si le ton de Tennessee Williams peut aussi se faire mélancolique ou caustique, atteignant par moment à une réelle drôlerie, c'est avant tout son attention  - toute simple, sans grande phrase - pour ses héros, qui marque le plus durablement l'esprit à la lecture de ce beau recueil.

Extrait:

"Il n'avait aucune idée de ce qu'étaient ses désirs réels. Désirer, cela consiste à vouloir occuper un espace plus grand que celui qui vous est offert - et cela était spécialement vrai dans le cas d'Anthony Burns. Ses désirs, ou plutôt son désir fondamental était tellement trop grand pour lui qu'il l'engloutissait complètement - comme un manteau qu'il aurait fallu couper en dix manteaux plus petits. ou, plus exactement: c'est beaucoup plus de Burns qu'il aurait fallu pour remplir ce manteau-là." (pp. 88-89)

31 décembre 2009

Sexe, drogue et rock'n roll

"Moi tout craché" de Jay McInerney41MOIozEfZL__SL500_AA240_
4 1/2 étoiles

Editions de l'Olivier, 2009, 301 pages, isbn 9782879296715

(traduit de l'Anglais par Agnès Desarthe)

Enfin, pour le rock'n roll, je ne sais pas: les années 1980 ont connu d'autres modes musicales. Mais le sexe et la drogue, c'est sûr, la génération perdue de ces années-là, dont Jay McInerney nous conte les destinées au long de ce qui nous est présenté comme un recueil presque complet de ses nouvelles, ne pourrait pas s'en passer. Car que pourrait-elle opposer d'autre à son ennui, son insatisfaction lancinante et son mal de vivre?

On comprend dès lors que d'aucuns aient pu rapprocher Jay McInerney de Francis Scott Fitzgerald, et de son évocation d'une autre jeunesse en mal de repères, celle des années 1920 et de "Tendre est la nuit". Et à vrai dire les grands enfants trop gâtés, perdus entre les clubs de Manhattan, les bleds les plus paumés du fin fond du Nebraska et les montagnes du nord de l'Afghanistan, héros de ces seize nouvelles de l'écrivain new yorkais, ne sont a priori guère plus susceptibles que leurs devanciers d'éveiller mon intérêt et ma sympathie. Comme chez Francis Scott Fitzgerald, tout, ici, tient dans la manière: un style franc, rapide et tout à la vivacité de l'expression et du sentiment, qui fait de la lecture des nouvelles de "Moi tout craché", en dépit de leur noirceur et de leur désespoir, un grand régal revigorant.

Pour tout dire, je n'ai que rarement eu l'occasion de me plonger dans un recueil de nouvelles qui maintienne tout du long un tel niveau de qualité. Même chez les auteurs les plus doués, il vient presque toujours un moment où l'on repère un début de répétition, un personnage qui réapparaît une fois de trop, se muant ainsi en stéréotype, une ficelle ou une astuce qui devient par trop apparente. Mais je n'ai rien vu de tout cela dans ce recueil qui couvre pourtant près de trente années d'écriture, de 1982 à 2008, et où des textes qui, à première vue, pouvaient sembler ressasser des thèmes très proches - ces histoires de couples usés et aigris par de trop nombreux coups de canifs de l'un ou de l'autre dans le contrat de la fidélité conjugale - s'ouvrent en définitive sur des mondes de sentiments et d'émotions complètement différents. Un tel poids d'humanité et de vécu, sans un poil de graisse excédentaire. Vraiment, c'est un régal!

Extrait:

"Nous vivons dans un coin où la première chose qu'on vous demande quand vous rencontrez quelqu'un c'est à quelle église vous allez, une ville qui compte plus d'églises que de saloons. La plupart des bibles du pays sont publiées ici, pareil pour les chansons folk. Nous avons aussi plus de boîtes de strip-tease, de salons de massage et de librairies pour adulte que vous ne pouvez l'imaginer, tout ça bien rangé au centre-ville, juste à la sortie du carrefour où l'autoroute croise la rocade*. Les gens du cru vous diront que c'est rien que des étrangers là-dedans, mais je ne suis pas convaincu. On pourrait peut-être établir une corrélation entre l'ampleur de cette industrie du sexe et le nombre d'églises, mais je ne me risquerais pas à le faire en public, dans la mesure où il y a aussi pas mal d'armes à feu par chez nous. J'ai, moi-même, un .38, entre le matelas et le sommier, et un fusil à pompe Remington calibre 12, dans le cabinet d'armurie, ce qui correspond à peu près à la moyenne. Pour l'instant, je ne me suis jamais servi du .38, mais je me sens plus en sécurité de la savoir là, même si les statistiques affirment le contraire. J'utilise le calibre 12 pour la chasse aux canards; tous les hivers, je pars avec mes vieux potes de la fac à Reelfoot Lake." (pp. 110-111)

* Plutôt bizarre, soit dit en passant, que l'apparition du terme typiquement hexagonal de "rocade" dans le contexte d'une petite ville américaine. C'est sinon un vrai contre-sens, du moins un choix de coloris malheureux et qui ne sonne pas juste du tout à mes oreilles sourcilleuses...

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16 novembre 2009

Une fatalité souriante

"La mort à Venise" de Thomas Mann md1022751011
4 ½ étoiles

Le livre de poche, 1971, 189 pages, sans isbn

(traduit de l'Allemand par Félix Bertaux et Charles Sigwalt)

"La mort à Venise" est sans doute l'un des textes les plus célèbres de Thomas Mann, un peu grâce au film que Luchino Visconti en a tiré, en 1971, avec Dirk Bogarde dans le rôle de Gustav von Aschenbach - un film qui m'est resté en mémoire comme une oeuvre contemplative, lente, mélancolique et même, disons-le, assez morbide. Des impressions très différentes en fait de celles que je viens d'éprouver à la lecture de cette nouvelle.

Certes, Gustav von Eschenbach, écrivain à la vie austère, bien rangée et toute entière engagée au service de son art, s'en vient à Venise poussé par une obscure fatalité qui ensuite l'y retiendra captif et le mènera à sa perte, foudroyé par la beauté presque surnaturelle d'un jeune adolescent. Mais sous la plume de Thomas Mann, cette fatalité se fait souriante, du moins dans les premiers temps, et les signes avant-coureurs du désastre, s'ils sont bien présents, restent plutôt discrets, quantités négligeables au regard de la vie que l'auteur allemand prête au monde intérieur de son héros, au lyrisme si séduisant de son écriture et à ce sentiment de bonheur et d'abandon que Gustav von Eschenbach retrouve ici, pour la première fois depuis longtemps: "S'agissait-il de chômer, de se livrer au repos, de se donner du bon temps, il sentait bientôt (et cela lui était arrivé surtout quand il était plus jeune) une inquiétude et un dégoût qui le ramenaient aux plus nobles efforts, à la sainte et austère servitude du travail quotidien. Seul ce lieu l'ensorcelait, débandait sa volonté, le rendait heureux." (p. 85)

C'est la fatalité encore qui offre un fil conducteur aux deux autres nouvelles, plus brèves mais tout aussi séduisantes, qui complètent cette édition de "La mort à Venise". Fatalité placée sous le signe musical du "Tristan et Isolde" de Richard Wagner, dans "Tristan" où se noue sur le fond de l'atmosphère feutrée d'un sanatorium une relation trouble entre l'écrivain Detlev Spinell et Gabrielle Klöteryahn, la jeune et fragile épouse d'un riche négociant lübeckois. Fatalité enfin réduite à son expression la plus simple et la plus pure – celle de la chute – dans "Le chemin du cimetière".

Extrait:

"Il ne s'était pas attendu à la chère apparition; elle venait à l'improviste et il n'avait pas eu le temps d'affermir sa physionomie, de lui donner calme et dignité. La joie, la surprise, l'admiration s'y peignirent sans doute ouvertement quand son regard croisa celui dont l'absence l'avait inquiété, et à cette seconde même Tadzio lui sourit, lui sourit à lui, d'un sourire expressif, familier, charmeur et plein d'abandon, dans lequel ses lèvres lentement s'entrouvrirent. C'était le sourire de Narcisse penché sur le miroir de la source, ce sourire profond, enchanté, prolongé, avec lequel il tend les bras au reflet de sa propre beauté, sourire nuancé d'un très léger mouvement d'humeur, à cause de la vanité de ses efforts pour baiser les séduisantes lèvres de son image, sourire plein de coquetterie, de curiosité, de légère souffrance, fasciné et fascinateur." (p. 98)

Un autre livre de Thomas Mann, dans mon chapeau: "La loi".

Et d'autres titres encore, sur Lecture/Ecriture.

1 novembre 2009

Le lecteur idéal (2)

"Le vrai lecteur, lui, trouve l'écrivain le plus caché. Il le déniche de mille façons obscures. Sa substance entre en résonance avec celle du texte. C'est de cette seule manière que la littérature survit. Les livres sont patients, ils attendent parfois des années qu'un lecteur passionné les découvre. Ils se reposent dans une petite librairie, ils guettent leur lecteur, l'attirent, le captivent au hasard d'une page."

Antoni Casas Ros, "Mort au romantisme", Gallimard, 2009, pp. 60-61

Le lecteur idéal (1)

18 octobre 2009

"Quel beau passé nous avons eu"

"Destins obscurs" de Willa Cather51VD62HY5DL__SL160_AA115_
5 étoiles

Rivages/Poche, 1994, 160 pages, isbn 2869307470

(traduit de l'Anglais par Michèle Causse)

Se retournant avec ces trois nouvelles écrites entre 1928 et 1931 vers le Nebraska rural de son enfance, dans le dernier quart du XIXème siècle, Willa Cather ressuscite avec une infinie tendresse un monde et des êtres disparus, des émotions en-allées sans retour.

Chacune de ces nouvelles est le récit d'une fin. Fin de vie pour "Le Père Rosicky" dont le coeur usé par les lourds travaux des champs est sur le point de lâcher, et pour "La vieille Mrs Harris", usée elle aussi par les travaux ménagers et par les soins que requièrent ses petits-enfants, turbulents et débordants de vie. Et fin d'une amitié pour les "Deux amis", héros de la troisième nouvelle, que sépare la divergence de leurs convictions politiques. Mais seule cette dernière laisse un arrière-goût un peu amer, tant la brouille des deux hommes est foncièrement stupide, et déplorables les conséquences qui en découlent pour la petite communauté dont ils étaient des figures importantes.

Mais tout au long de ces trois récits et de ces pages d'une prose limpide, c'est bien le sentiment d'une mélancolie douce et sereine qui domine, un sentiment qui ne pouvait manquer de me rappeler la délicatesse de Gabrielle Roy. J'ai en effet retrouvé sous la plume de Willa Cather la même attention pour ses héros si humble soient-ils, et le même respect pour leur labeur, que dans le très beau recueil d'articles de la romancière canadienne, "Fragiles lumières de la terre". C'est le même charme. Et le même bonheur.

Extrait:

"C'était une belle tempête de neige: rien n'était plus gracieux que cette neige floconnant doucement sur une campagne aussi offerte. Elle tombait, légère, délicate, mystérieuse, sur sa casquette, sur l'échine et sur la crinière des chevaux. Et avec elle se répandait dans l'air un parfum sec et frais. Elle annonçait le repos de la végétation, des hommes et des bêtes, du sol lui-même, et elle promettait une saison de longues nuits de sommeil, de petits déjeuners tranquilles, de moments paisibles au coin du feu. Ces pensées, ainsi que bien d'autres, se pressèrent dans l'esprit de Rosicky mais il finit tout bonnement par conclure que l'hiver approchait; il claqua de la langue pour faire bien avancer les chevaux et continua son chemin." (p. 18)

Vous trouverez, dans mon chapeau, un billet consacré à "La petite poule d'eau" de Gabrielle Roy. Et d'autre fiches encore traitant de ses livres sur Lecture/Ecriture.

6 octobre 2009

Les beaux fruits de l'été (3)

"Réveillé à l'aube, je vois que le citron est encore plus mystérieux, presque transparent, gorgé de jus. Dans la pénombre, il s'étend, prend sa vraie dimension, devient une tache vive dans les teintes pastel de la pièce encore somnolente. Je le palpe, le respire, le caresse puis décide de le couper en deux pour voir l'intérieur. La lame entre facilement dans sa chair, le parfum se fait plus violent, quelques gouttes de jus coulent le long du couteau, je les lèche. Nulle acidité, seulement de la douceur. La pulpe presque transparente, chaque fibre semblable au citron lui-même."

Antoni Casas Ros, "Mort au romantisme", Gallimard, 2009, pp. 95-96

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Pieter Claesz, Nature morte, Staatliche Kunstsammlungen, Kassel (source: wikimedia commons)

Les beaux fruits de l'été (1) et (2)

1 septembre 2009

Un monde de saveurs et de sensations…

"Mort au romantisme" d’Antoni Casas Ros41Sm5Ad7NvL__SL160_AA115_
4 ½ étoiles

Gallimard, 2009, 145 pages, isbn 9782070124565

Chacune des 39 nouvelles rassemblées ici est une explosion de saveurs, tour à tour corsées, amères ou veloutées, à l’instar de ces petits cafés bien serrés que l’on peut déguster sur le pourtour de la Méditerranée. Evoquant les thèmes les plus divers – la cérémonie du café cortado dans un petit bar de Barceloneta justement, la plongée dans l'obscurité d'un tunnel pendant un trajet en train, une éclipse solaire ou une chambre d'hôtel des plus banales – Antoni Casas Ros n'a pas cessé de me surprendre, et de me maintenir en alerte.

Chacun des textes réunis ici est une ouverture vers un monde en soi: une infinité de possibilités enfermée dans l'espace de quelques pages à peine, quelques pages d'une prose qui suscite l'admiration par sa concision et son extrême économie autant que par sa puissance de suggestion. Les sensations s'y bousculent avec une intensité inédite, tout comme les réflexions qui s'y nourrissent de quelques affinités électives (Baltus, Graham Greene... et surtout, surtout, Frida Kahlo) et d'une conception exigeante de l'art et de la littérature - lecture comme écriture - en marges des remous médiatiques.

Depuis la parution de son premier roman, "Le théorème d'Almodovar", en 2008, la personnalité d'Antoni Casas Ros a suscité d'abondantes spéculations dont son blog personnel se fait d'ailleurs l'écho. On s'est beaucoup interrogé sur la part respective de l'autobiographie et de la fiction dans l'oeuvre de cet auteur qui préserve jalousement son anonymat. Mais le découvrant ici avec son second livre, je ne peux me défendre de l'impression que toute cette agitation est vaine: peu importe ce qui est vrai et ce qui relève de l'imagination. Et peu importe l'identité réelle de l'auteur. Seul compte le fait qu'il ait choisi de s'effacer derrière son oeuvre, en toute cohérence avec elle. Et seul compte, surtout, la très grande qualité de cette oeuvre qui s'impose d'entrée comme profondément originale.

Extrait:

"- L’ultime acte poétique est de disparaître avec son œuvre.
- Je comprends. M’autoriserez-vous à la lire avant de la détruire?
- Non, j’ai décidé de la manger.
- Et vous pensez que cela sera suffisant pour mourir?
- Absolument, si vous pouviez la lire, vous comprendriez immédiatement. C’est une œuvre faite d’éclats de diamant et de lave en fusion, de curare et de plumes de colibri. Elle me transpercera!"
(p. 139)

D'autres extraits de "Mort au romantisme", dans mon chapeau: "Les beaux fruits de l'été" (2) et (3), et "Le lecteur idéal" (2)

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