"L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" d'Ismaïl Kadaré
5 étoiles
Fayard, 1990, 235 pages, isbn 2213019428
(traduit de l'Albanais par J. Vrioni et A. Zotos)
Les deux longues nouvelles - ou courts romans - réunis ici évoquent toutes deux, dans des tonalités très différentes, de sombres pages d'histoire, de l'Albanie pour la première, du Kosovo pour la seconde.
"L'année noire" nous entraîne en 1914, alors que l'Albanie qui vient de reprendre son indépendance vis à vis de l'empire ottoman est en proie à tous les soubresauts d'un accouchement difficile, et se voit parcourue en tous sens - et surtout sans aucun bon sens - par sa toute jeune armée nationale sous la conduite d'officiers hollandais (qui s'expriment en Néerlandais dans le texte, et d'ailleurs c'est très simple: ils ne parlent pas l'Albanais), des troupes régulières françaises, serbes et autrichiennes , sans oublier d'innombrables groupes de partisans d'obédiences diverses. Et croyez-le ou non, il résulte de cet imbroglio un véritable petit roman picaresque, mené à un train d'enfer et sur un ton joliment caustique, à la lecture très réjouissante...
L'atmosphère se fait bien plus grave avec "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" qui nous conte l'écrasement brutal par les troupes yougoslaves de manifestations d'étudiants albanais au Kosovo le 1er avril 1981. Ismaïl Kadaré a ici choisi de confier son récit à deux témoins privilégiés, deux humanistes, chacun à leur manière.
Teuta Shkréli est médecin. Elle dirige le service de chirurgie de l'hôpital de Pristina, et tout au long de cette journée fatidique, elle a opéré des manifestants, déchiquetés par des rafales de mitraillettes ou broyés par les chenilles des tanks. Elle apparaît à son mari Martin comme l'anti-Lady Macbeth, celle qui ne peut laver ses mains du sang qu'elle n'a pourtant pas versé. Elle est - littéralement - la figure de l'Humanité face à la Barbarie.
Quant au second témoin, Martin Shkréli, il est un spécialiste reconnu de la littérature albanaise médiévale, écrivain et professeur à l'université où certaines des victimes des répressions comptaient parmi ses étudiants. Et comme son épouse, il n'est que trop sensible à toute l'absurdité et à toute l'horreur de la situation du Kosovo où la mort appelle la mort, le sang versé appelle le sang. Des questions éternelles se posent à travers sa bouche. Celle de "la thèse eschylienne selon laquelle «un abus de justice met le droit du côté du coupable»." (et oui, revoilà donc l'indispensable Eschyle *). Et celle de la marge de manoeuvre qui reste à un écrivain dans une telle situation, alors qu'il ne peu s'exprimer qu'au risque de sa tête: "(...) que leur faut-il de plus? Qu'exigent-ils encore de moi? Que je provoque un scandale, que j'aille me fourrer moi-même en prison? Ah! C'est alors, je le sais, qu'ils manifesteraient leur satisfaction, mais aussi leurs regrets de m'avoir poussé jusque là: nous lui avons fait un bien mauvais procès, diraient-ils, car il a prouvé, en définitive, qui il était, et nous avons eu tort, sans doute, de le forcer à ce vain sacrifice. Hélas. ces regrets tardifs ne sauraient plus rien réparer" (pp. 159-160)
Ecrit en 1981-1983, dans la foulée même des événements, "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" touche certes son lecteur précisément par l'humanisme qui s'y exprime à travers les personnages de Martin et de Teuta Shkréli, par leur volonté délibérée de continuer à espérer alors qu'ils ne se font pourtant guère d'illusions... Mais surtout c'est un texte qui reste d'une actualité brûlante, tant il fit preuve d'une lucidié prémonitoire quant aux événements qui suivirent. Ainsi "(...) ils continuaient de parler de cette réunion du lendemain à l'Académie, revenaient sur les raisons possibles du changement d'attitude de Kostic, lié sans doute aux rivalités qui opposaient deux clans très puissants, celui des Serbes d'un côté et des Slovéno-Croates de l'autre. Il se passai des choses au-delà même des frontières de la Kosova, cela était évident. Les fédéralistes ne pouvaient rester les bras croisés devant la furie des Serbes. Les dernières déclarations de Bakaric et de Dolanc... A n'en pas douter, il y avait aussi le feu au coeur de l'édifice." (NDFC: c'est moi qui souligne...) (pp. 201-202)
* Voir "Eschyle ou l'éternel perdant"
D'autres livres d'Ismail Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant" et "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles".
Ismail Kadaré était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.