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Dans mon chapeau...
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nouvelles
30 août 2009

Les beaux fruits de l'été (2)

"Le raisin est si frais, si plein de vitalité qu'il résiste.

Plus la grappe se dégarnit, plus les étranges ramifications de la tige me fascinent. A l'extrémité de chaque brin, toujours attaché et enveloppé de chair translucide qui capte la lumière: un coeur, couleur d'organe humain, couleur de sang, un coeur avec trois petites flèches qui partent vers le haut et qui me fait comprendre l'arrachement que j'ai senti. Depuis des mois, la pluie, le soleil, la terre nourrissent ce grain et le mènent à cette maturité glorieuse."

Antoni Casas Ros, "Mort au romantisme", Gallimard, 2009, pp. 56-57

Les beaux fruits de l'été (1) et (3)

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6 août 2009

Peace and love

"La Femme qui dort" de Natsuki Ikezawa 51o54QthcPL__SL160_AA115_
4 étoiles

Philippe Picquier, 2009, 119 pages, isbn 9782809701166

(traduit du Japonais par Corinne Quentin)

L’ombre de puissances archaïques semble étendre sa protection bienveillante sur les trois nouvelles rassemblées dans ce recueil. "La Femme qui dort" de la nouvelle-titre se voit ainsi transportée en rêve, en un sommeil irrésistible et hypnotique, de Boston où elle a suivi son mari vers l’île de Kudakajima, et la célébration d’un ancien rituel, Izaihô, qui y fut pratiqué pour la dernière fois en 1978. Dans "Mieux encore que les fleurs", un couple que séparent différences d’âge et de rang social partage quelques jours d’une passion sensuelle, prêtant ainsi leurs corps à deux amants dont l’histoire connut une fin tragique quelques siècles plus tôt. Quant à la première nouvelle, "Les origines de N’kunre", elle nous entraîne au Brésil pour assister à l’émergence d’une pratique spirituelle – N’kunre aussi appelée la Recitação – qui en apaisant leurs désirs amène les hommes à mener une vie plus sereine et pacifique.

L’écriture de Natsuki Ikezawa, simple, neutre, "blanche" à la façon de celle du Suisse Peter Stamm, dégage le même charme inattendu, un peu mystérieux car inexplicable. On ne pourrait rêver plus bel écrin pour ces trois histoires animées de bout en bout par de discrètes et anciennes présences qui n’ont pourtant rien perdu de leur puissance vivifiante, celles peut-être que cherchent à rejoindre les rituels animistes pratiqués encore il y a peu dans la région d’Okinawa où l’auteur a longtemps vécu et sur lesquels il pose un regard attentif et teinté de tendresse.

C’est un très beau moment de chaude douceur, qui enveloppe le lecteur dès la – fort jolie – couverture.

Extrait:

"A partir de ce moment-là, elle eut l’impression de vraiment se transformer. Depuis le rêve de ces derniers jours je me sens comme un grand bateau qui sombre dans une mer peu profonde; je me sens couler vers le fond de moi-même et là, sans le moindre tangage, immobile au milieu du vaste océan sur lequel je ne naviguerai plus, j’ai l’impression que l’eau va me traverser librement au gré des marées et que des milliers de petits poissons viendront se réfugier là. C’est sans doute parce que le bateau coule que je deviens quelqu’un d’autre. Dorénavant, uniquement préoccupée par ce rafiot dont la silhouette n’est qu’à peine visible au milieu des vagues, je vais vivre les yeux fixés sur lui à travers l’épaisseur de l’eau. A moins que je ne plonge et nage dans les profondeurs pour regarder autour de moi les bancs de poissons étincelants, les rayons du soleil qui percent la surface au-dessus de ma tête, ou les timides langoustes qui, à reculons, vont se cacher dans des coins sombres." (p. 112)

13 juillet 2009

"Il a vu manque d’amour, manque d’argent"*

"Crise d’asthme" d’Etgar Keret514CS6NHS1L__SL160_AA115_
3 étoiles

Actes Sud/Babel, 2005, 212 pages, isbn 9782742756537

(traduit de l’Hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech)

Au long des quarante-huit très brèves nouvelles réunies ici, Etgar Keret a convoqué toute une galerie de personnages vaguement paumés, vaguement fauchés, anti-héros en mal d’amour et dont la situation, par quelque amère ironie du sort, ne fait qu’empirer - à un point improbable, et tout en flirtant par moment avec le fantastique – dans l’espace des quatre ou cinq pages (parfois moins) qui leur sont dévolues.

Il y a quelques semaines, j’avais été intriguée – et touchée aussi – par l’univers singulier du film "Les méduses" qu’Etgar Keret avait réalisé avec son épouse, Shira Geffen. Les textes de "Crise d’asthme" m’ont permis de me replonger dans le même monde, un peu décalé pour ne pas dire très à l’ouest. Mais malheureusement, je n’ai pas du tout retrouvé la même magie. Au fil des quarante-huit nouvelles qui constituent ce recueil, les répétitions et les tics d’écriture se sont imposés de plus en plus nettement à mon attention. Le ton - neutralité distante assaisonnée d’une pointe d’ironie acerbe, à moins qu’elle ne soit désespérée – s’est fait monocorde. Et les jolies trouvailles des débuts ont cessé d’en être, suscitant finalement un sentiment de lassitude, et cela malgré les quelques pauses que je m’étais ménagée dans ma lecture. Sans doute – et je le crois très volontiers - certains de ces récits peuvent-ils séduire s’ils sont dégustés isolément, dans le cadre d’un journal ou d’une revue. Mais force m’est de constater qu’ils passent assez mal le cap d’une publication groupée en un volume. Dommage!

Extrait:

"Mon frère est déprimé"

"Ce n’est pas comme quelqu’un qui vous raconte dans la rue qu’il est déprimé. Il s’agit de mon frère, il veut se suicider. Et c’est à moi qu’il a décidé de le dire. Parce que je suis celui qu’il préfère, moi aussi je le préfère, mais tu vois le cadeau. Je te dis pas.

Mon petit frère et moi, on est dans le jardin de Shenkin, et mon chien, Hendricks, tire de toutes ses forces sur sa laisse et essaie de mordre au visage un petit garçon en salopette. Moi, d’une main je me bats avec Hendricks, et de l’autre je cherche un briquet dans ma poche. Je dis à mon frère : "Fais pas ça." Le briquet n’est dans aucune des poches. "Pourquoi pas ? demande mon frère. Ma copine s’est barrée avec un pompier. J’en ai plein le dos de l’université. Tiens, voilà du feu. Et mes parents sont trop médiocres." Il me lance son Cricket. Je l’attrape. Hendricks s’enfuit. Il se jette sur le gamin à la salopette, le renverse sur l’herbe et referme sur son visage ses effrayantes mâchoires rottweilériennes. Mon frère et moi nous esayons de séparer Hendricks de l’enfant. Mais il s’acharne. La mère de la salopette hurle. L’enfant est étrangement silencieux. Je donne un grand coup de pied à Hendricks, mais il ne bronche pas. Mon frère trouve une barre de fer sur l’herbe et lui donne un coup sur la tête. Il y a un affreux bruit d’explosion, Hendricks s’affaisse. La mère hurle. Hendricks a complètement fait disparaître le nez du fils. Le chien meurt. C’est mon frère qui l’a tué. En plus, il veut se suicider parce que sa copine le trompe avec un pompier et que c’est la chose la plus humiliante au monde. Moi, sauver la vie des gens, je trouve ça plutôt honorable. Maintenant, c’est la mère de l’enfant qui se jette sur moi. Elle essaie de m’arracher les yeux avec ses ongles longs recouverts d’un vernis blancs dégoûtant. Mon frère prend la barre de fer et l’abat sur sa tête aussi. C’est son droit, il est déprimé." (pp. 58-59)

 

* "Il a vu manque d’amour, manque d’argent
Comme la vie c’est détergeant
Et comme ça nettoie les gens…"

Alain Souchon, "La vie ne vaut rien"

3 juin 2009

Ironique?

"Le bonheur des familles" de Carlos Fuentes51RAoy4M7cL__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Gallimard/Du monde entier, 2009, 456 pages, isbn 9782070786558

(traduit de l’Espagnol par Céline Zins et Aline Schulman)

Paré de l’étiquette "Récits", ce nouveau livre de Carlos Fuentes s’avance sous des apparences doublement trompeuses. Certes, "Le bonheur des familles" rassemble seize récits, entrecoupés de seize textes brefs, écrits pour certains en vers libres, qui leur offrent un contrepoint et un commentaire, à l’instar des interventions du chœur dans la tragédie antique. Mais il ne faut pas s’y tromper:  l’ensemble forme bien un tout cohérent. Çà et là, quelques personnages passent d’une nouvelle à une autre, contribuant à la cohésion du livre. Et surtout, chacun des trente-deux textes composant ce volume se révèle comme une pierre d’une vaste mosaïque qui nous offre au final un dessin unique du Mexique. Même si certaines de ces nouvelles sont plutôt délicates à dater, l’on peut sans doute avancer sans trop de risque que c’est bien une image du Mexique du XXème siècle que Carlos Fuentes s’est efforcé de retracer à travers ce livre. Et quelle image! Celle d’un pays violent, excessif, machiste, archaïque et ultra-catholique, tout à la fois flamboyant, pathétique et grotesque.

Faut-il encore le préciser: le titre de ce livre – c’est là sa seconde tromperie – n’est pas à prendre au pied de la lettre, et le célèbre incipit d’"Anna Karénine" *, placé en exergue, en fait foi. On ne trouvera pas ici une seule famille heureuse, et ce qui s’en approche le plus (encore que…) est sans doute, par un superbe pied-de-nez au machisme ambiant, un couple homosexuel. De l’histoire d’un père qui accule implacablement ses fils à la révolte à celle d’une mère entretenant une correspondance avec l’assassin de sa fille, du sort d’une femme qui ne peut se résoudre à quitter son mari sadique aux retrouvailles d’une star déchue du cinéma avec son fils handicapé, on oscille continuellement entre le sordide, le grotesque et le macabre.

L’excès est ici permanent, les contrastes sont extrêmes. Et sans doute, il y a quelque chose de brillant dans la manière dont les pièces de la mosaïque qu’est "le bonheur des familles" s’agencent pour nous imposer une image unique. La construction de ce livre est aussi habile qu’indéniablement puissante. Mais en dépit des incontestables qualités de l’ouvrage, je n’en reste pas moins sur un triste constat: tout cela ne me parle guère et ne m’émeut pas le moins du monde…

* "Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon."

Extrait :

"garde-toi des familles heureuses
prends exemple sur tes parents : les choses se règlent par la violence
par la violence
prends exemple sur tes parents : ne respecte pas les femmes
prends exemple sur tes parents : ton père t’a tuée parce
qu’il voulait tuer ta mère mais c’est toi qu’il
avait sous la main
et maintenant où aller?
laisse tomber ta famille de merde l’école abêtissante, le
bureau étouffant la solitude des
rues
fais-toi motoboy, petit! Tu te mets sur une moto tu te
fous des feux rouges des gens qui t’engueulent des
agents de police des retards interminables
zigzague motoboy tue des piétons librelibrelibre
rapiderapiderapide
adrénalinexpress
ballemoto motoboy urban cowboy."
(pp. 220-221)

Un autre livre de Carlos Fuentes, dans mon chapeau: "Les années avec Laura Diaz"

Carlos Fuentes était l'auteur des mois d'avril et mai 2009 sur Lecture/Ecriture.

27 avril 2009

"Le poids de la brise de mer"

"La mer" de Yôko Ogawa41o8J_2Bli6IL__SL160_AA115_
4 ½ étoiles

Actes Sud, 2009, 149 pages, isbn 9782742781782

(traduit du Japonais par Rose-Marie Makino)

"La mer", ce sont sept nouvelles de Yôko Ogawa, dans sa veine la plus délicate et la plus tendre. Bien plus près de la douceur de "La marche de Mina" que de l’inquiétante étrangeté de "L’annulaire".

Deux de ces nouvelles sont très courtes, guère plus que des instantanés. "Le crochet argenté" évoque un voyage en train pendant lequel une des passagères, tortillant habilement un fil de coton blanc autour d’un crochet d’argent, rappelle à la narratrice le souvenir de sa grand-mère décédée. "Boîte de pastilles" nous fait partager le quotidien du chauffeur d’un  bus scolaire, les poches bourrées de pastilles aux parfums variés pour consoler les petits et gros chagrins de ses turbulents petits passagers. Mais si les cinq autres textes rassemblés ici sont plus longs, tous séduisent par la même capacité à plonger leurs lecteurs dans des atmosphères d’une grande douceur, que ce soit au cours d’un "Voyage à Vienne", d’une visite guidée d’une petite ville japonaise ( "La guide" ) ou lorsqu’un envol de poussins rend sa voix à une petite fille que la mort de sa maman avait rendue muette ("Le camion de poussins").

La poésie et l’insolite sont toujours au rendez-vous. Mais il s’agit bien ici des surprises qui surgissent d’une observation attentive d’un monde tout ce qu’il y a de plus ordinaire, comme lorsqu’une des employées du "bureau de dactylographie japonaise Butterfly" se prend à réfléchir à la portée symbolique de certains caractères d’imprimerie japonais. Point de dérapage onirique ici, mais une grande acuité d’observation mariée à un art subtil de la suggestion pour 150 pages de pure douceur.

Extrait:

"Au début, j’ai trouvé que Butterfly était un drôle de nom pour un bureau de dactylographie japonaise.
— Regardez le mouvement de la main tenant le levier qui cherche un caractère sur la casse, ne trouvez-vous pas qu’il ressemble à celui d’un papillon volant à la recherche du nectar des fleurs ? disait le directeur du bureau en désigant le travail de mes aînées."

D'autres livres de Yôko Ogawa sont présentés sur Lecture/Ecriture.

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5 avril 2009

Un monde bascule…

"Le Pêcheur d’hommes" d’Evguéni Zamiatine51X074HPFNL__SL160_AA115_
4 ½ étoiles

Rivages poche/Bibliothèque étrangère, 1990, 149 pages, isbn 2869303378

(traduit du Russe par Bernard Kreise)

Des paysans, ouvriers, petits fonctionnaires envers lesquels – ironie du sort ou cruauté des hommes – la vie ne s’est pas montrée tendre. Ces humiliés et ces offensés dont Evguéni Zamiatine nous conte les histoires, ce pourraient être les héros des récits de Gogol ou de Dostoïevski. C’est la même ironie, la même fièvre. C’est la même compassion. Et la même inventivité, le même don pour nous proposer sans cesse de nouvelles perspectives, des métaphores inédites, bousculer ainsi nos idées préconçues et forcer un regard neuf.

Somme toute, le terrain est connu. Si la surprise est de toutes les pages, on ne sent presque pas dépaysé à la lecture des dix nouvelles rassemblés dans "Le Pêcheur d’hommes". Pourtant, au fil de ces dix textes écrits entre 1918 et 1935, Pétersbourg se métamorphose en Leningrad, et la Russie devient l’URSS. Le pouvoir change de mains. Les délits politiques changent de nature, mais la répression, qu’Evguéni Zamiatine évoque avec une franchise étonnante, ne change pas de visage. Et les petits et les sans-grades restent petits et sans-grades. Au fil de ces dix nouvelles, un monde bascule… Mais on dirait que rien ne change.

Extrait:

"Le soir et la nuit, il n’y a plus de maisons à Pétersbourg: il y a des navires de pierre de cinq étages. Monde solitaire de cinq étages, un navire vogue sur les vagues de pierre parmi d’autres mondes solitaires de cinq étages; le navire fend l’océan de pierre déchaîné des rues, scintillant des feux de ses innombrables cabines. Il n’y a pas d’habitants dans les cabines, bien sûr: ce sont des passagers. Comme à bord d’un navire, ils se connaissent tous sans se connaître, tous, les citoyens de cette république de cinq étages assiégée par l’océan de la nuit.
Les passagers du navire de pierre N°40 voguaient le soir dans cette partie de l’océan de Pétersbourg désignée sur la carte sous le nom de rue Lakhtinskaïa. Ossip, ex-concierge, aujourd’hui citoyen Malaféïev, se tenait près du ponton de l’entrée et regardait au large à travers ses lunettes tournées vers les ténèbres: parfois, les vagues amenaient un passager. Mouillé, recouvert de neige, le citoyen Malaféïev le tirait des ténèbres et il régulait pour chacun le niveau de son respect en déplaçant ses lunettes le long de son nez: le réservoir où il puisait ce respect était, par un mécanisme complexe, relié aux lunettes."
(p. 7)

27 mars 2009

Compulsions secrètes

"Pétales et autres histoires embarrassantes" de Guadalupe Nettel41qHPPT1YZL__SL160_AA115_
4 étoiles

Actes Sud, 2009, 142 pages, isbn 9782742782185

(traduit de l’Espagnol par Delphine Valentin)

"Pétales et autres histoires embarrassantes" nous arrive au milieu d’un contingent de livres mexicains – salon du livre oblige. Mais autant dire d’entrée qu’à l’épreuve de la lecture, cette indication de provenance ne présente qu’un intérêt tout au plus circonstanciel.

Des six nouvelles rassemblées dans ce recueil, la première - "Ptôse", histoire d’un photographe qui collabore avec un chirurgien plasticien spécialiste des paupières et qui développe petit à petit une obsession douce quoique pas sans conséquence pour cette partie du corps – se déroule à Paris. La troisième - "Bonsaï", récit de la lente décomposition d’un mariage où le conjoint se prend à s’identifier de plus en plus étroitement à un cactus – nous emmène au Japon, dans le jardin botanique d’Aoyama. Mais toutes ces nouvelles, au fond, pourraient se dérouler n’importe où, tant Guadalupe Nettel a su y épingler, tout en finesse et subtilité, six de ces obsessions, manies inoffensives et compulsions inavouables dont nous sommes tous peu ou prou affligés mais que les gens normaux réussissent à refouler et occulter soigneusement, n’en laissant rien paraître à l’observateur extérieur: le trait n'est jamais si forcé que l'on ne puisse y reconnaître un fond - un peu, beaucoup - de vérité, et on ne cesse jamais d'y croire...

Au petit jeu des comparaisons, c’est sans doute le nom de la japonaise Yôko Ogawa qui s’impose en premier lieu, par la délicatesse avec laquelle l’auteur nous amène progressivement à décaler notre regard. Mais on pourrait penser aussi à Christos Chryssopoulos et à son beau roman "Le manucure" pour l’impeccable construction dramatique de ce recueil et son implacable crescendo de l’à-peine-insolite au tout à fait bizarre, du doucement givré de "Ptôse" ou du voyeurisme sans grand danger de "Transpersienne" à l’étrangeté elle fort inquiétante du "Bézoard". Bref - et même si ni les paysages ni l’histoire, ni la culture mexicaine ne tiennent une grande place dans ces "Pétales" -, c’est là une fort jolie découverte venue du pays des descendants des Aztèques.

Extrait:

"J’avoue cependant que, souvent, tandis que je déambule dans les rues ou dans les couloirs de quelque édifice, l’envie me saisit soudain de faire une photo, pas de paysages ou de ponts comme le fit naguère mon père, mais de paupières insolites que de temps en temps je repère dans la foule. Cette partie du corps, que j’ai vue toute mon enfance, et sans jamais ressentir le moindre dégoût, a fini par me fasciner. Exhibée et cachée par intermittence, elle oblige à rester en état d’alerte si l’on veut découvrir  quoi que ce soit qui en vaille vraiment la peine. Le photographe doit éviter de cligner des yeux en même temps que le sujet étudié pour capturer le moment où l’œil se ferme comme une huître joueuse. J’en suis venu à penser que cela nécessite une intuition particulière, proche de celle d’un chasseur d’insectes, et je crois qu’il y a peu de différence entre un battement d’ailes et un battement de cils." (pp. 17-18)

Plusieurs livres de Yôko Ogawa sont présentés sur Lecture/Ecriture.

Et tout un dossier y est consacré à la littérature mexicaine.

25 janvier 2009

Lucidité prémonitoire

"L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" d'Ismaïl Kadaré
5 étoiles
9782213019420

Fayard, 1990, 235 pages, isbn 2213019428

(traduit de l'Albanais par J. Vrioni et A. Zotos)

Les deux longues nouvelles - ou courts romans - réunis ici évoquent toutes deux, dans des tonalités très différentes, de sombres pages d'histoire, de l'Albanie pour la première, du Kosovo pour la seconde.

"L'année noire" nous entraîne en 1914, alors que l'Albanie qui vient de reprendre son indépendance vis à vis de l'empire ottoman est en proie à tous les soubresauts d'un accouchement difficile, et se voit parcourue en tous sens - et surtout sans aucun bon sens - par sa toute jeune armée nationale sous la conduite d'officiers hollandais (qui s'expriment  en Néerlandais dans le texte, et d'ailleurs c'est très simple: ils ne parlent pas l'Albanais), des troupes régulières françaises, serbes et autrichiennes , sans oublier d'innombrables groupes de partisans d'obédiences diverses. Et croyez-le ou non, il résulte de cet imbroglio un véritable petit roman picaresque, mené à un train d'enfer et sur un ton joliment caustique, à la lecture très réjouissante...

L'atmosphère se fait bien plus grave avec "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" qui nous conte l'écrasement brutal par les troupes yougoslaves de manifestations d'étudiants albanais au Kosovo le 1er avril 1981. Ismaïl Kadaré a ici choisi de confier son récit à deux témoins privilégiés, deux humanistes, chacun à leur manière.

Teuta Shkréli est médecin. Elle dirige le service de chirurgie de l'hôpital de Pristina, et tout au long de cette journée fatidique, elle a opéré des manifestants, déchiquetés par des rafales de mitraillettes ou broyés par les chenilles des tanks. Elle apparaît à son mari Martin comme l'anti-Lady Macbeth, celle qui ne peut laver ses mains du sang qu'elle n'a pourtant pas versé. Elle est - littéralement - la figure de l'Humanité face à la Barbarie.

Quant au second témoin, Martin Shkréli, il est un spécialiste reconnu de la littérature albanaise médiévale, écrivain et professeur à l'université où certaines des victimes des répressions comptaient parmi ses étudiants. Et comme son épouse, il n'est que trop sensible à toute l'absurdité et à toute l'horreur de la situation du Kosovo où la mort appelle la mort, le sang versé appelle le sang. Des questions éternelles se posent à travers sa bouche. Celle de "la thèse eschylienne selon laquelle «un abus de justice met le droit du côté du coupable»." (et oui, revoilà donc l'indispensable Eschyle *). Et celle de la marge de manoeuvre qui reste à un écrivain dans une telle situation, alors qu'il ne peu s'exprimer qu'au risque de sa tête: "(...) que leur faut-il de plus? Qu'exigent-ils encore de moi? Que je provoque un scandale, que j'aille me fourrer moi-même en prison? Ah! C'est alors, je le sais, qu'ils manifesteraient leur satisfaction, mais aussi leurs regrets de m'avoir poussé jusque là: nous lui avons fait un bien mauvais procès, diraient-ils, car il a prouvé, en définitive, qui il était, et nous avons eu tort, sans doute, de le forcer à ce vain sacrifice. Hélas. ces regrets tardifs ne sauraient plus rien réparer" (pp. 159-160)

Ecrit en 1981-1983, dans la foulée même des événements, "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" touche certes son lecteur précisément par l'humanisme qui s'y exprime à travers les personnages de Martin et de Teuta Shkréli, par leur volonté délibérée de continuer à espérer alors qu'ils ne se font pourtant guère d'illusions... Mais surtout c'est un texte qui reste d'une actualité brûlante, tant il fit preuve d'une lucidié prémonitoire quant aux événements qui suivirent. Ainsi "(...) ils continuaient de parler de cette réunion du lendemain à l'Académie, revenaient sur les raisons possibles du changement d'attitude de Kostic, lié sans doute aux rivalités qui opposaient deux clans très puissants, celui des Serbes d'un côté et des Slovéno-Croates de l'autre. Il se passai des choses au-delà même des frontières de la Kosova, cela était évident. Les fédéralistes ne pouvaient rester les bras croisés devant la furie des Serbes. Les dernières déclarations de Bakaric et de Dolanc... A n'en pas douter, il y avait aussi le feu au coeur de l'édifice." (NDFC: c'est moi qui souligne...) (pp. 201-202)

* Voir "Eschyle ou l'éternel perdant"

D'autres livres d'Ismail Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant" et "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles".

Ismail Kadaré était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

29 décembre 2008

Tout Kadaré en un clin d'oeil

"Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" d'Ismaïl Kadaré418AZTDSF8L__SL500_AA240_
3 1/2 étoiles

Le livre de poche/Biblio, 1990, 316 pages, isbn 2253054909

(traduit de l'Albanais par Jusuf Vrioni et Alexandre Zotos)

Quatrième étape de mon exploration de l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré, auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

De longueurs très variables, les neuf nouvelles rassemblées dans ce recueil couvrent aussi une grande variété de thèmes et d'époques. De l'Antiquité mythique avec une brève évocation de la figure de Prométhée, l'éternel révolutionnaire, à la période contemporaine (ou presque) et aux redoutables subtilités des relations sino-albanaises ("Invitation à un concert officiel"). En passant par les temps obscurs de l'occupation ottomane auxquels "La caravane des féredjés" offre une métaphore frappante, nous contant l'ultime mission d'un caravanier chargé par la Sublime Porte d'acheminer vers l'Albanie des milliers de ces lourds voiles noirs - ou féredjés - dont les Albanaises devront dorénavant dissimuler leurs visages. Sans oublier les terribles exigences du droit coutumier albanais et de son code de l'honneur menant - une fois de plus - à une tragédie dans "Le crime de Suzana".

La plupart des thèmes fétiches d'Ismaïl Kadaré sont sans doute abordés, d'une façon ou d'une autre, au fil de ces neuf nouvelles. En cela, "Invitation à un concert officiel" offre au lecteur qui ne la connaîtrait pas encore une bonne introduction à l'oeuvre de l'auteur albanais. Mais pour moi qui abordait ce recueil après avoir lu plusieurs de ses autres livres, ce ressassement thématique est parfois devenu, eh bien, disons-le... un peu ennuyeux. Non que la qualité des nouvelles rassemblées ici soit en cause (à l'exception peut-être de "Chronique séculaire des Hankoni", récit de la vie d'une famille étiré sur près de deux siècles qui m'a paru quelque peu longuet et répétitif). Mais si "La caravane des féredjés", "La commission des fêtes" ou surtout "Pour que vive encore quelque chose d'Ana" (texte magnifique que celui-là qui nous plonge, tout en justesse, dans les réflexions d'un jeune homme qui a accompagné la jeune fille qu'il aime - et qui se croit atteinte d'un cancer - à l'hôpital, dans l'attente d'un diagnostic définitif) m'ont passionnée, un discret sentiment de déjà-vu est venue émousser mon intérêt pour leurs compagnons...

Extrait:

"Quel bonheur, en effet, que ces féredjés ne dussent servir à voiler ni le ciel ni la mer, ni aucune des beautés que renfermait ce monde. Car autrement... «Autrement, quoi?» se reprit-il. Pourquoi ruminait-il de telles sottises? Et pourtant, malgré qu'il en eût, il ne parvenait plus à effacer de devant ses yeux la vision d'un homme - lui-même, en l'occurrence - traînant après lui un drap immense, long et pesant rideau noir dont il allait recouvrir les plaines et les lacs des pays traversés où chacun le maudissait dans son dos, comme on maudit le diable." (pp. 15-16)

D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace".

20 novembre 2008

La beauté est comme une lumière

"La beauté, expliquait-il, est comme la lumière qui se pose, certains visages plus que d'autres prennent la lumière, mais au fond ils n'en savent rien, la beauté répond aux lois physiques de la lumière, diffusion, réflexion, diffraction, la beauté est comme le givre qui fond lorsqu'on le touche, seuls ceux qui savent regarder peuvent nouer un pacte avec elle, la beauté est toujours de passage, il faut aller vers elle les mains vides."

François Emmanuel, "L'invitation au voyage", La Renaissance du Livre, 2003, p. 35

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