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Dans mon chapeau...
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25 février 2011

Intime et distancié

"L’amour des Maytree" d’Annie Dillard511EplZHXiL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Christian Bourgois, 2008, 278 pages, isbn 9782267019827

(traduit de l’Anglais par Pierre-Yves Pétillon)

Une rencontre, des fiançailles, un mariage, la naissance d’un enfant, une séparation et une mort. L’histoire de Lou Bigelow et de Toby Maytree est une histoire tout aussi ordinaire et commune qu’elle n’est unique aux yeux des intéressés... puisque, tout simplement, c’est leur histoire. Et installés dans un petit village de pêcheurs à la pointe du Cap Cod, adeptes d’une vie spartiate, sans voiture ni télévision pour les détourner de ce qui est pour eux l’essentiel – la poésie, la peinture, et la beauté de l’infini des dunes posées entre le ciel et l’océan -, les Maytree ont beau être ce genre de gens dont le nez est perpétuellement plongé dans un livre, toute cette littérature ne leur est d’aucune utilité, ainsi que le note Lou: "L’amour lui avait si soudainement bondi dessus qu’elle pensait sérieusement que personne n’avait jamais analysé d’un peu près ce phénomène. Où en était-il question dans la littérature? Quelqu’un avait bien dû écrire quelque chose à ce sujet? Ça avait dû lui échapper. Il était temps de tout relire." (p. 45)

De ce paradoxe d’une histoire à la fois si commune et si personnelle, Annie Dillard a su tirer parti – par un humour à froid qui ne va pas tout à fait jusqu’au sourire, et par un ajustement perpétuel du regard, du distancié au plus intime - pour faire de son "Amour des Maytree" un roman universel et unique, sans décidément plus rien d’ordinaire. Un roman parcouru aussi des embruns balayant la pointe du Cap Cod, des parfums des pinèdes du Maine - "La beauté du Maine n’est pas du ciel, mais de la terre. La lumière du soleil tombait sur des pins noirs, et mourait, ou bien se répandait sur les champs. Cette froide forêt finit par le séduire. Les aiguilles de pin qu’on foulait aux pieds devinrent son sable. Il humait l’humus noir, humait le roc à l’odeur de tuyau mouillé." (p. 136) -, ou encore des allers et venues de toute une communauté d’estivants – artistes, universitaires new yorkais en quête d’air pur et d’espace - excentriques et quelque peu bohêmes. Un roman aux multiples échos sous ses dehors modestes, et qui m’a bien donné l’envie de poursuivre au plus tôt ma découverte de l’oeuvre d’Annie Dillard...

Extrait:

"Certes, il avait pensé qu’il aimerait Lou et resterait avec elle pour toujours. Une vie entière, s’était-il imaginé, ne serait pas assez longue. (Pourquoi se donnait-il tant de mal et pour entraîner sa mémoire si elle ne devait que le tarabuster?) Mais, bien sûr, durant presque toute l’histoire de l’espère humaine, l’espérance de vie avait tourné autour de dix-huit ans. Les quatorze années où il avait honoré son mariage avec Lou auraient naguère probablement constitué un record du monde d’endurance. Il avait déjà passé avec une seule et unique personne l’équivalent de plusieurs vies monogames d’autrefois. Il avait quarante-quatre ans. Il n’avait jamais vraiment aimé Lou, il s’en apercevait maintenant. Il s’était seulement aimé lui-même à travers ses yeux. Son silence était du papier blanc sur lequel il écrivait. Elle aimait plus que tout le rendre heureux. Dans ces conditions, s’appartenait-il lui-même, ou non?" (p. 96)

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8 janvier 2011

La saveur d'un forêt noire sur un air de valse

19501486_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20100901_063847"The shop around the corner" d'Ernst Lubitsch,
avec Margaret Sullavan et James Stewart

Une maroquinerie à Budapest, dans l'entre-deux-guerres, offre une toile de fond unique - ou presque - aux innombrables prises de bec d'Alfred Kralik (James Stewart) et de Klara Novak (Margaret Sullavan), qui ne peuvent décidément pas se supporter... mais sont pourtant tombés amoureux, sans le savoir, par petites annonces interposées. Autour de cette intrigue classique de comédie romantique - ils sont faits l'un pour l'autre mais il leur faudra toute la durée du film pour s'en apercevoir... -, Ernst Lubitsch épingle sur la pélicule tout le microcosme savoureux - le personnel mais aussi les clients ou encore le patron, Monsieur Matuschek dont les déboires conjugaux fournissent un contrepoint tragique aux atermoiements de nos deux tourtereaux - d'une petite boutique au fort parfum de Mittel Europa. Tout juste ce qu'il fallait pour donner à "The shop around the corner" le petit goût de forêt noire (cerises, crème fouettée et chocolat noir) sur fond de valse viennoise qui fait que ce film tourné aux Etats-Unis en 1940 est peut-être la comédie la plus délicieuse - fraîche, légère et pétillante, relevée d'une pointe d'amertume - de toute l'histoire du septième art. Un film programmé bien trop rarement à mon goût et que je me devais donc de ne pas manquer lors du dernier festival écran total, l'été passé à l'Arenberg Galerie...

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Comme il se doit, "The shop around the corner" a fait l'objet d'un remake hollywoodien, transposé à New York à l'ère de l'e-mail, film qui n'égale pas l'original mais n'en est pas moins tout à fait sympathique: "You've got mail" de Nora Ephron avec Meg Ryan et Tom Hanks dans les rôles principaux.

3 janvier 2011

"Des instants d’inspiration furieuse, des moments de grâce perverse"

"Sylvia" de Leonard Michaels51Bnlr5QFiL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Christian Bourgois, 2010, 150 pages, isbn 9782267020618

(traduit de l’Anglais par Céline Leroy)

A l’été 1960, Leonard Michaels vient à peine d’abandonner la thèse de doctorat qu’il préparait à Berkeley, et de regagner New York, lorsqu’il fait la connaissance de Sylvia Bloch. Quelques heures suffiront pour que les deux jeunes gens tombent dans les bras l’un de l’autre, pour que Sylvia rompe avec son petit ami du moment et invite Leonard à la suivre à Havard où elle doit passer le trimestre d’été. Leonard notera alors, non sans une pointe d’inquiétude: "J’étais surtout frappé de l’efficacité de Sylvia, avec quelle rapidité elle avait remplacé un homme par un autre. Est-ce que cela m’arriverait aussi? Bien sûr que oui, mais pour l’instant elle était étendue à mes côtés et l’incertitude cruelle de l’amour n’était encore qu’une idée, une saveur capricieuse, le doux chagrin d’une nuit d’été." (p. 30)

Leonard était pourtant bien loin de prévoir, à ce moment, ce que devait devenir sa vie commune avec Sylvia: une vie marquée par des disputes de plus en plus violentes et aux prétextes les plus ténus, ce dont témoigne ce bref échange qu’il retranscrira bien plus tard dans son journal intime : "Sylvia apparaît à la porte de mon bureau. « Je ne supporte pas le bruit de ta machine à écrire.
- Je vais faire le moins de bruit possible.
- Ça ne changera rien. Tu existes."
(p. 102)
Une vie, en résumé, où "Il y avait des instants d’inspiration furieuse, des moments de grâce perverse." (p. 55) Une vie où le jeune homme se trouve bien vite dépassé par les événements, perdu au point de ne pas savoir qu’il l’était, mais sans cesser pour autant de se vouloir écrivain, sans cesser de rechercher, avec une obstination qui force le respect, le temps et l’espace nécessaires à l’écriture.

Dans ce roman à l’inspiration autobiographique avouée, où Leonard Michaels se retourne, à trente ans de distance, sur son premier mariage auquel le suicide de son épouse, en janvier 1964, était venu apporter une conclusion tragique, ce n’est pas tant l’intensité des émotions mises en jeu, si douloureuses soient-elles, qui suscite l’admiration que la maîtrise et la sobriété de l’expression. Et surtout l’intelligence avec laquelle l’auteur réussit à nous replonger dans ses états d’âme de l’époque, sans les juger mais en y apportant toute la compréhension qu’il n’en possédait pas alors, aveuglé qu’il était par son manque d’expérience, par son désir de bien faire aussi, de se comporter honorablement et donc de ne pas abandonner une jeune fille orpheline et livrée à elle-même, fut-elle affligée d’une personnalité hautement instable: "Si je ne voulais pas épouser Sylvia, je n’avais pas le droit de penser que je ne le voulais pas, ne pouvais pas m’autoriser à le savoir. Chez moi, tout procédait de la morale, chaque pensée, chaque sentiment. En additionnant deux et deux, une espèce de certitude morale accompagnait le chiffre quatre." (p. 67) Et au moment de refermer ce roman d’une haute tenue tout à la fois humaine et littéraire, on ne peut que remercier les éditions Christian Bourgois de nous avoir enfin permis, en cette année 2010 qui vient de s’achever sous le signe d’une vraie déferlante Raymond Carver, de découvrir cet autre excellent auteur américain.

Extrait:

"Sylvia a découvert en moi une maladie sentimentale handicapante. Nous l’alimentions chacun à notre façon. Je n’étais pas gentil, pensais-je, alors qu’elle était un précieux mécanisme dont les ressorts et les engrenages avaient été brutalement endommagés par le chagrin. Cette peine lui donnait accès à la vérité. Si Sylvia disait que j’étais méchant, elle avait raison. J’en ignorais la raison, mais c’était parce que j’étais méchant, aveuglé par la méchanceté." (p. 55)

10 décembre 2010

Des fenêtres ouvertes...

"Appelle-moi Brooklyn" d'Eduardo Lago412YFwPMmCL__SS500_
5 étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 429 pages, isbn 9782234061583

(traduit de l'Espagnol par André Gabastou)

Sa vie entière, Gal Ackerman l'a passée à noircir page après page, en une tentative désespérée de fixer sur le papier, et de donner un semblant d'ordre, à sa vie ballottée au gré de courants contraires: son propre passé, l'engagement de ses parents dans les brigades internationales puis sa naissance à Madrid en pleine guerre civile, Sacco et Vanzetti, les longues promenades des dimanches de son enfance, en compagnie de son grand-père journaliste et membre de la confrérie des incohérents, un club d'artistes farfelus et secrets, de poètes-de-leurs-vies qui n'auraient pas déparé parmi les shandys* chers au coeur d'Enrique Vila-Matas (lequel se fend d'ailleurs d'une recommandation chaleureuse en quatrième de couverture**), à travers Brooklyn tel qu'aucun autre écrivain n'avait sans doute réussi à le montrer jusqu'ici, véritable cour des miracles, port d'accostage pour marins perdus auxquels le bar du Oakland, plongé dans la pénombre, offre un dernier refuge...

Et plus que tout, sa passion malheureuse pour Nadia Orlov, jeune violoniste d'origine russe à l'indépendance chevillée au corps, Nadia qui aurait tellement souhaité prénommer Brooklyn la petite fille qu'ils n'auront pas ensemble, Nadia dont l'existence seule suffit enfin à justifier la graphomanie de Gal, ainsi que celui-ci le lui confiera un jour: "Un jour, je donnerai forme à ce que j'écris. Je te rendrai par le biais de l'écriture tout ce que tu m'as donné. Je ne savais pas pourquoi j'écrivais, mais maintenant je sais que cela a un sens: pour toi. J'ai pensé écrire quelque chose sur Brooklyn. Je ne sais pas quel genre de livre ce sera, mais je le ferai. Je ne sais pas ce que je cherche, je sais seulement que c'est quelque chose qui se cache derrière les milliers de mots que je ne peux me retenir d'écrire. Je ne sais pas ce que c'est, ce que ça peut être, mais j'aimerais l'exhumer et lui donner forme, uniquement pour toi. C'est pour toi que j'écrirai ce livre, Brooklyn. Brooklyn verra le jour grâce à toi, par ta faute." (pp. 268-269) Confession à laquelle Nadia répondra:
"(...) ça ne dépend pas de toi, Gal, le livre existe déjà, bien qu'il soit encore éparpillé dans les cahiers.
Mais je ne suis pas sûr d'être capable de le récupérer.
En ce cas, quelqu'un le fera pour toi. Tu ne crois pas?"
(p. 30)

Et si improbable que cela puisse paraître, Nadia a raison. "Appelle-moi Brooklyn" s'ouvre en effet sur la scène de l'enterrement de Gal, dans le cimetière danois oublié de Fenners Point. Gal n'est plus là pour nous raconter son histoire, pour tenter de dégager du magma informe de ses innombrables cahiers un monde cohérent et le livre qui le contiendrait, mais son ami Nestor Oliver-Chapman – journaliste et aspirant-écrivain - le fera pour lui. Si bien que "Appelle-moi Brooklyn" n'est pas tant l'histoire de Gal Ackerman, avec ses nombreux tiroirs à secrets, que l'histoire de Nestor s'efforçant d'écrire un livre à partir des abondants matériaux que son ami lui a laissés, tout en affrontant ses propres angoisses, ses doutes et son questionnement personnel face à l'écriture, son pouvoir, ses limites et ses codes traditionnels qui se voient passés à la moulinette. La chronologie est allègrement bousculée, et on ne trouvera pas ici de guillemets ni d'italique pour nous signaler un discours rapporté par un tiers. Eduardo Lago développe son propre système typographique, et au final, seule la logique du fond impose la cohérence de la forme de son premier roman. Tout cela peut paraître très compliqué, et le serait sans doute si la réussite n'était pas si totale et la lecture si fluide et aisée en dépit d'une vraie complexité formelle. Car "Appelle-moi Brooklyn" est non seulement un roman dense et extraordinairement riche, dont chaque page se révèle une fenêtre ouverte sur le mal – à l'égal des carnets de notes de Gal sous les yeux de Nestor – l'amitié, la fatalité ou l'amour, mais c'est aussi un livre où la vie surgit à chaque instant du papier avec une intensité que l'on ne rencontre que rarement. C'est un livre qui happe son lecteur d'entrée pour ne plus le lâcher, le retenant captif - captivé, ému ou surpris plus souvent qu'à son tour - pour son plus grand bonheur. C'est en d'autres mots un roman-monde capable de rivaliser, même s'il recourt à de tout autres moyens, avec le très bel "Argentine" de Serge Delaive.

Extraits:

"Tu m'as mis le cahier sous les yeux et tu m'as invité à l'ouvrir. Son organisation minutieuse a retenu mon attention. Un véritable catalogue des horreurs qu'est capable de commettre l'être humain, quelque chose avec quoi on coexiste en s'en rendant à peine compte, puisque tout est dans le journal. Les monstruosités se répétaient avec une monotonie hypnotique. C'était étrange, très étrange, de faire une chose pareille. Trop de souffrance s'agglutinait dans ces articles. J'ai feuilleté le cahier sans oser le lire, me contentant de survoler les titres. On aurait dit des fenêtres ouvertes sur le mal. La phrase n'est pas de moi, c'est toi qui l'as dite, mais pas à ce moment-là." (pp. 163-164)

* La conjuration littéraire et artistique des shandys parcourt presque toute l'oeuvre d'Enrique Vila-Matas, y ressurgissant à intervalles réguliers à partir de son premier grand succès: "Abrégé d'histoire de la littérature portative".
** "Eduardo Lago, la dernière grande révélation de la littérature espagnole, est un survivant qui appartient à l'étrange race de ceux qui croient encore au pouvoir de la parole écrite. Amour, solitude, amitié et désolation sont au rendez-vous dans ce roman que son solide et émouvant poids vital et culturel rattache à la branche la plus noble de la grande tradition nord-américaine." Et ce n'est sans doute pas par hasard si c'est André Gabastou, traducteur habituel d'Enrique Vila-Matas, qui met ici son talent au service du premier roman d'Eduardo Lago...

24 novembre 2010

... et R.C. expurgé, corrigé, coupé et amputé

"Parlez-moi d'amour (Oeuvres complètes, t. 2)" de Raymond Carver
3 étoiles41HiHKPs5kL__SL500_AA300_

Editions de l'Olivier, 2010, 187 pages, isbn 9782879296609

(traduit de l'Anglais par Gabrielle Rolin)

Publiées pour la première fois aux Etats-Unis chez Alfred A. Knopf en 1981, par les "bons" soins de Gordon Lish, les nouvelles de "Parlez-moi d'amour" sont les mêmes – et présentées dans le même ordre - que celles du recueil "Débutants", publié lui seulement en 2009 et dont je vous ai déjà parlé. Ce sont les mêmes nouvelles, oui... Mais pourtant on peine à voir la ressemblance et ce n'est pas seulement – loin de là – parce que certaines d'entre elles se voient ici affublées d'un autre titre.

Adepte d'un certain minimalisme littéraire, Gordon Lish s'est si bien acharné à condenser les textes que Raymond Carver lui avait confiés – tantôt en en coupant de longs passages, tantôt au contraire en explicitant, noir sur blanc et les points sur les "i", ce que leur auteur n'avait pas jugé bon d'expliquer aussi clairement à ses lecteurs - que certains en deviennent tout simplement méconnaissables. "Le bain" (paru sous le titre "Une petite douceur" dans "Débutants") se voit ainsi privé de toute sa seconde partie et donc de son dénouement. Et parlant de dénouement, si celui de "Je dis aux femmes qu'on va faire un tour" est conservé dans la version révisée par Gordon Lish, ce dernier a tellement charcuté la lente montée des frustrations, le lent crescendo vers l'horreur qui assurait tout à la fois la cohérence et la richesse du texte de Raymond Carver, qu'il est bien difficile d'encore y croire. "Rencontre entre deux avions" n'est pas beaucoup mieux loti, où un père tente certes de confier à son fils les circonstances de l'adultère qui a mené à son divorce, mais où il n'est pas question des conséquences autrement plus dramatiques de son faux pas - conséquences qui rendaient cette nouvelle si bouleversante dans sa version originelle (voir "L'incartade" dans "Débutants"). Et du trouble et de la peur de plus en plus prégnante de l'épouse de "toute cette eau si près de chez nous", il ne reste plus rien dans la version corrigée de "Toute cette eau si près de la maison" qui en perd littéralement tout intérêt.

Peut-être aurais-je fait preuve de plus d'indulgence envers les textes de "Parlez-moi d'amour" si je n'avais pas découvert d'abord leur version non expurgée, publiée dans "Débutants". Et il est bien certain que les textes de Raymond Carver édités par Gordon Lish ne sont pas devenus pour la cause foncièrement mauvais. Ils ne sont d'ailleurs pas vraiment plus lisses que leurs versions orginelles. Non, c'est l'émotion qui n'y est plus. Et la lecture en devient par conséquent beaucoup moins inconfortable. Mais est-ce bien ce que nous voulons, nous, lecteurs? Pour ma part, je ne le pense pas. Et je ne peux que souscrire aux jugements de Pierre Maury [1] – "Lish a abîmé plutôt qu'amélioré Raymond Carver" – et d'Olivier Cohen, l'éditeur français de Raymond Carver [2] – "En général, Lish a supprimé tout ce qui ressemblait à une émotion. D'un texte vibrant d'énergie et d'affects, il a fait un objet froid et minimaliste, énigmatique voire même incompréhensible." 

[1] Pierre Maury, "Le vrai Raymond Carver en édition intégrale", Le Soir du vendredi 19 novembre 2010
[2] Olivier Cohen, "Plus près de O'Connor que du minimalisme", entretien paru dans Le Soir du vendredi 19 novembre 2010.

Extrait:

Incipit de la nouvelle "Et si vous dansiez?"

"Dans la cuisine, il se versa un autre verre et regarda le mobilier de la chambre à coucher qui se trouvait dans le jardin, devant la maison. Le matelas était nu et les draps aux rayures multicolores pliés sur le chiffonnier, à côté des deux oreillers. A ce détail près, les choses avaient vraiment la même allure que dans la chambre – une table de chevet, une lampe pour lire de son côté à lui, un autre chevet, une autre lampe, de son côté à elle.
Son côté à lui, son côté à elle.
Il y réfléchissait tout en sirotant son whisky.
Le chiffonnier se dressait à un mètre du pied du lit. Ce matin, l'homme en avait vidé les tiroirs dont il avait rangé le contenu dans des cartons entassés au salon. Près du chiffonnier, on voyait un radiateur d'appoint. Au pied du lit, il y avait une chaise en osier avec un coussin de tapisserie. Toute la batterie de cuisine étalait son aluminium sur une partie de l'allée. Une nappe de mousseline jaune beaucoup trop grande, c'était un cadeau, recouvrait la table et en cachait les côtés. Sur la table s'alignaient une fougère en pot, une boîte contenant de l'argenterie et un tourne-disque – des cadeaux, eux aussi."
(p. 11)

Liste des nouvelles publiées dans "Parlez-moi d'amour":

- Et si vous dansiez?
- Le chasseur d'images
- Monsieur le Bricoleur
- Gloriette
- Toutes les petites choses que j'ai pu voir
- Rencontre entre deux avions
- Le bain
- Je dis aux femmes qu'on va faire un tour
- Bingo!
- Toute cette eau si près de la maison
- La troisième chose qui a tué mon père
- Une conversation sérieuse
- Retour au calme
- Un problème mécanique
- Au temps des oies sauvages
- Parlez-moi d'amour
- Un dernier mot

D'autres livres de Raymond Carver, dans mon chapeau: "La vitesse foudroyante du passé" et "Débutants"

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24 novembre 2010

R.C. tel qu’en lui-même...

51_2BG2eZrNwL__SL500_AA300_"Débutants (Oeuvres complètes, t. 1)" de Raymond Carver
4 ½ étoiles

Editions de l’Olivier, 2010, 335 pages, isbn 9782879296593

(traduit de l’Anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso)

Le fait est bien connu des lecteurs de Raymond Carver: le nouvelliste dut le début d'une reconnaissance publique et critique à son editor (le mot anglais n'a pas la même signification que le terme français d'éditeur), Gordon Lish, personnage très influent dans les milieux littéraires américains des années 1970-1980, actif notamment auprès du magasine Esquire et de la prestigieuse maison d'édition Alfred A. Knopf. Critique littéraire avisé, défenseur de la première heure du mouvement Beat ou encore du romancier Richard Ford, Gordon Lish est aussi un adepte déclaré d'un certain minimalisme, et il a clairement imposé sa marque dans ce sens, lorsqu'il édita – en coupant et corrigeant à tour de bras - ce qui devait devenir "What we talk about when we talk about love"*, le seul recueil de nouvelles de R. Carver publié par ses soins en 1981. Et ce n'est qu'en 2009 que les textes de Raymond Carver, tels que celui-ci les avait pensés, écrits et voulus, virent enfin le jour chez Jonathan Cape sous le titre "Beginners".

C'est donc par une véritable découverte que les éditions de l'Olivier ont décidé d'entamer leur nouvelle publication des oeuvres complètes de Raymond Carver: en nous offrant pour la première fois en traduction française ces "Débutants", dix-sept nouvelles dont certaines, grâce au cinéma, paraîtront pourtant familières aux lecteurs de langue française. "Une petite douceur", histoire d'un couple dont le petit garçon se fait renverser par une voiture le jour de son anniversaire, a en effet été porté à l'écran par Robert Altman, en même temps que d'autres nouvelles de Raymond Carver, dans le très beau film choral qu'est "Short Cuts". Et plus récemment, c'est "Toute cette eau si près de chez nous" - où un couple entre dans une crise très profonde après que le mari, parti pêcher pendant tout un week end dans un coin sauvage avec une bande d'amis, n'aie pas jugé bon d'interrompre son excursion pour signaler immédiatement à la police la découverte du cadavre d'une jeune femme assassinée - qui s'est vu transposé en Australie sous le titre "Jindabyne".

Mais qu'elles nous semblent familières ou non, toutes les nouvelles de "Débutants" témoignent du même pouvoir de fascination, de la même capacité à emporter leur lecteur dans un univers tissé tout à la fois de vies ordinaires et de sentiments complexes et ambigus, sinon franchement contradictoires. Ce sont autant d'histoires de pauvres types rongés par l'alcool, de couples en pleine déglingue ou à tout le moins éprouvé par la maladie, tels Edith et James Packer, les deux héros amateurs de bingo de "Si tu veux bien". Et dans ce monde où nous transporte la plume de Raymond Carver, il n'est pas jusqu'aux objets inanimés, entassés sur la pelouse dans le paragraphe d'ouverture de la toute première nouvelle, "Si vous dansiez", qui ne se fassent porteurs de sens, frémissant d'émotions retenues: "A la cuisine, il se versa un nouveau verre et regarda les meubles de la chambre à coucher dans le jardin devant chez lui. Le matelas était nu et les draps aux rayures multicolores, posées à côté de deux oreillers sur le chiffonnier. En dehors de ça, les choses avaient à peu près la même allure que dans la chambre – table et lampe de chevet de son côté à lui du lit, table et lampe de chevet de son côté à elle. Son côté à lui, son côté à elle. Il y songea en sirotant le whisky. Le chiffonnier était à un mètre du pied du lit. Il en avait vidé les tiroirs dans des cartons, ce matin-là, les cartons étaient dans la salle de séjour. Il y avait un radiateur d’appoint à côté du chiffonnier. Un fauteuil de rotin avec un coussin de tapisserie au pied du lit. La batterie de cuisine d’aluminium brillant occupait une partie de l’allée. Une nappe de mousseline jaune, bien trop grande, un cadeau, recouvrait la table et pendait sur les côtés. Il y avait une fougère en pot sur la table, et aussi une ménagère, autre cadeau." (p. 7)

Emouvantes, les nouvelles de "Débutants" le sont au point qu'elles peuvent faire peur, et mal. Si terriblement humaines, jusque dans ce que l'Humain a de moins reluisant, elles flirtent parfois de si près avec l'insoutenable qu'on prendrait volontiers ses jambes à son cou pour s'en aller lire autre chose, tout comme – et pour les mêmes raisons que - le narrateur de "L'incartade", rebuté par la confession que lui livre son père, de son infidélité conjugale et de ses terribles conséquences: "J’avoue que j’ai le sentiment d’avoir mal agi ce jour-là à l’égard de mon père, de lui avoir peut-être fait faux bond à un moment où j’aurais pu lui venir en aide. Pourtant quelque chose d’autre me dit qu’on ne pouvait plus l’aider, que je ne pouvais plus rien pour lui, et que l’unique chose qui transparut entre nous au cours de ces quelques heures fut qu’il m’amena – me contraignit serait peut-être plus juste – à entrevoir mon propre abîme; et rien ne peut venir de rien, comme dit Pearl Bailey et comme nous le savons tous d’expérience." (pp. 63-64)

Liste des nouvelles publiées dans "Débutants":

- Si vous dansiez
- Dans le viseur
- Où sont-ils passés, tous?
- Gloriette
- Tu veux que je te fasse voir quelque chose?
- L'incartade
- Une petite douceur
- Je dis aux femmes qu'on va faire un tour
- Si tu veux bien
- Toute cette eau si près de chez nous
- Neuneu
- La tarte
- Le calme
- A moi
- Distance
- Débutants
- Un dernier mot

* En V.F.: "Parlez-moi d'amour"

L'avis d'Yvon

D'autres livres de Raymond Carver, dans mon chapeau: "La vitesse foudroyante du passé" et "Parlez-moi d'amour".

18 octobre 2010

L’image-même de la famille modèle

"Nous étions les Mulvaney" de Joyce Carol Oates41QdcK0lCqL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 596 pages, isbn 9782234060463

(traduit de l’Anglais par Claude Seban)

Les Mulvaney, c'étaient le père, Michael John Mulvaney, la mère, Corinne, les trois fils, Mike Jr, Patrick et Judd, le petit dernier, et la fille, Marianne, surnommée Bouton. Installés à High Point Farm, une belle ferme ancienne, avec des animaux partout, ils donnaient à la petite bourgade de Mont-Ephraïm l'image-même de la famille modèle: self-made man, Michael John était devenu un entrepreneur prospère, Mike Jr était l'un des meilleurs sportifs du lycée, Patrick, une vraie "tête", et Bouton la plus populaire des cheerleaders... Les Mulvaney, et Corinne la première, n'étaient donc que trop conscients – et bien contents - d'être privilégiés.

Mais que le malheur touche Marianne, un soir de bal, et c'en sera fini de cette belle image à laquelle Michael tenait sans doute plus que tout: "Ce qui effrayait Corinne, c’était la transformation de Michael. Lui en qui l’on pouvait avoir entière confiance était devenu imprévisible. Oh! naturellement, il ne mentait pas forcément en disant où il était allé, qu’il avait travaillé tard… mais rien n’était moins sûr. Cela conduisait Corinne à devenir le genre de femme qui surveille constamment son mari: coups de téléphone discrets au bureau, questions innocentes, poches fouillées. Comment Corinne Mulvaney, cette âme noble, pouvait-elle en arriver là!) Les silences maussades de Michael, sa manière de rôder la nuit dans la maison en buvant et en fumant à la chaîne. Ses coups de téléphone mystérieux. Son irritabilité avec ses fils (jamais avec Marianne. En sa présence, il souriait d’un air contraint, cordial et distant.) Et cette nouvelle manie du secret, qui inquiétait Corinne plus que tout le reste." (p. 229) Et de sa fille ou de son mari, c'est d'abord celui-ci que Corinne choisira de protéger - "Elle se mit à murmurer, en le berçant. Son corps brûlant et lourd. Sa masculinité, sa compacité même. Ce poids de désespoir si lourd. Comment avait-elle pu être aveugle si longtemps? Comment avait-elle pu ne pas comprendre? C’était lui son premier amour, son premier-né. Les autres, les enfants à qui elle avait donné le jour, même Marianne, étaient à peine plus que des rêves, des rides à la surface de l’eau noire impénétrable. C’était de cet homme, de son corps, que le leur était issu. Il était son premier amour." (pp. 245-246) – entérinant ainsi la fin de leur bonheur familial, la fin des Mulvaney, Marianne envoyée au loin, confiée à une parente, puis les garçons quittant le nid, les uns après les autres.

Contant dès lors les destinées de chacun des membres de cette famille éclatée et leurs tentatives plus ou moins heureuses pour se construire une nouvelle vie, une fois expulsés du chaud cocon familial, Joyce Carol Oates oscille perpétuellement entre l'image idyllique, dont elle dissèque sans trembler la part de mensonge et la part de vérité, et les failles inavouables que celle-ci dissimulait. Les doutes qui n'avaient pas cessé de hanter Michael depuis que ses propres parents l'avaient chassé et qui le conduiront à partir à nouveau: "Raison pour laquelle il l’avait quittée. Avait jeté ses affaires dans la Lincoln et fui. Une femme trop bien pour lui dès le départ et dans ses yeux un amour qu’il ne méritait pas, n’avait jamais mérité, et continuer à entretenir la supercherie était trop pénible. Chassé et laissé seul au monde par la malédiction d’un père, à l’âge de dix-huit ans." (p. 504) L'envie rampante, aussi, dans la petite communauté de Mont-Ephraïm, derrière la popularité dont jouissait la famille Mulvaney au temps de sa splendeur. C'est ce double mouvement continu, des apparences aux profondeurs les plus secrètes des coeurs humains, qui confère à "Nous étions les Mulvaney" sa rare densité émotionnelle - parfois à la limite du supportable, elle ne laisse rien de côté des complexités ni des ambiguités des sentiments qui font et défont une famille. Tant et si bien que cette dissection implacable d'une famille modèle et/ou dysfonctionnelle – question de point de vue, question de timing – est aussi un hymne à la puissance des liens familiaux. Et que ce gros roman magistral prend la forme d'un long et bouleversant "Familles, je vous hais. Familles, je vous aime".

Extrait:

"Et admettons que M. Farolino te voie? Est-ce que ça serait vraiment si grave? N’as-tu pas laissé tout ça derrière toi, ta petite vanité idiote, avec tout le reste? Pauvre Bouton Mulvaney! Convaincue que tout le monde l’adorait, oui ils avaient dû être jaloux d’elle, «Bouton» Mulvaney et son cercle fermé d’amis, «Bouton» Mulvaney de High Point Farm, les Mulvaney que tout le monde à Mont-Ephraïm connaissait et admirait, que c’était triste d’être exclu de leur cercle d’amis, que c’était triste de ne pas être eux, plaignez les filles laides du lycée de Mont-Ephraïm où il était si important d’être jolie et populaire, plaignez les filles à la peau abîmée, n’ayant pas de petit ami, pas de parents connus, pas de frères séduisants, les filles dont la photo n’apparaissait jamais dans le journal du lycée ni dans le Mt Ephraïm Patriot-Ledger." (p. 441)

Un autre livre de Joyce Carol Oates, dans mon chapeau: "Eux"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

12 octobre 2010

Une voix dans les feuillages

Elm

For Ruth Fainlight

I know the bottom, she says. I know it with my great tap root:
It is what you fear.
I do not fear it: I have been there.

Is it the sea you hear in me,
Its dissatisfactions?
Or the voice of nothing, that was your madness?

Love is a shadow.
How you lie and cry after it
Listen: these are its hooves: it has gone off, like a horse.

All night I shall gallop thus, impetuously,
Till your head is a stone, your pillow a little truf,
Echoing, echoing.

Or shall I bring you the sound of poisons?
This is rain now, this big hush.
And this is the fruit of it: tin-white, like arsenic.

I have suffered the atrocity of sunsets.
Scorched to the root
My red filaments burn and stand, a hand of wires.

Now I break up in pieces that fly about like clubs.
A wind of such violence
Will tolerate no bystanding: I must shriek.

The moon, also, is merciless: she would drag me
Cruelly, being barren.
Her radiance scathes me.Or perhaps I have caught her.

I let her go. I let her go.
Diminished and flat, as after radical surgery.
How your bad dreams possess and endow me.

I am inhabited by a cry.
Nightly it flaps out
looking, with its hooks, for something to love.

I am terrified by this dark thing
That sleeps in me;
All day I feel its soft, feathery turnings, its malignity.

Clouds pass and disperse.
Are those the faces of love, those pale irretrievables?
Is it for such I agitate my heart?

I am incapable of more knowledge.
What is this, this face
So murderous in its strangle of branches?-

Its snaky acid hiss.
It petrifies the will. These are the isolate, slow faults
That kill, that kill, that kill.

Sylvia Plath, "Collected Poems", Faber and faber, 2002, pp. 192-193

La voix dans l'orme

Pour Ruth Fainlight

Je connais le fond, dit-elle. Je le connais par le pivot de ma grande racine:
C'est ce qui te fait peur.
Moi je n'en ai pas peur: je suis allée là-bas.

Est-ce l'océan que tu entends en moi,
Ses griefs, ses insatisfactions?
ou la voix du néant qui en un jour t'a rendue folle?

L'amour est une ombre.
Tes pleurs, tes mensonges ne sauraient le retenir
Ecoute: ce sont ses sabots: il s'est enfui comme un cheval.

Toute la nuit je galoperai avec la même fougue,
Jusqu'à ce que ta tête soit une pierre, ton oreiller un champ de course
Où l'écho viendra retentir.

A moins que je ne t'apporte le bruit sourd d'un poison?
Voici la pluie, et ce calme énorme est
Son fruit, couleur de fer blanc, comme l'arsenic.

J'ai subi les atrocités des couchers de soleil,
Me suis desséchée jusqu'à la racine
Et mes fibres brûlent, et je lève une main de barbelés rouges.

J'explose et mes éclats volent comme des massues.
Un vent d'une telle violence
Ne tergiverse pas: il faut que je hurle.

La lune non plus n'a pas de pitié: elle voudrait m'attirer
A elle, stérile et cruelle.
Sa splendeur me foudroie. Ou peut-être est-ce moi qui l'ai attrapée.

Je la laisse partir. Je la laisse partir.
Plate et diminuée comme après une cure radicale.
Combien tes mauvais rêves me possèdent, me ravissent.

Je suis cette demeure hantée par un cri.
La nuit, ça claque des ailes
Et part, toutes griffes dehors, chercher de quoi aimer.

Je suis terrorisée par cette chose obscure
Qui sommeille en moi;
Tout le jour je devine son manège, je sens sa douceur maligne.

Des nuages passent et se volatilisent.
Sont-ils les visages de l'amour, ces disparus livides?
Est-ce pourquoi j'ai le coeur bouleversé?

C'est là toute l'étendue de ma connaissance.
Qu'est-ce donc maintenant que ce visage
Sanguinaire dans son étranglement de branches? -

Son sifflement de serpents acides
Pétrifie la volonté. C'est la faille isolée, l'erreur lente
Qui tue, qui tue, qui tue.

Sylvia Plath, "Ariel", Gallimard/Du monde entier, 2009, pp. 31-33 (traduit de l'Anglais par Valérie Rouzeau)

10 octobre 2010

Une inextinguible soif d'amour

affiche_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20030612_015838"Love streams" de John Cassavetes,
avec John Cassavetes et Gena Rowlands

Epoux à la ville, John Cassavetes et Gena Rowlands incarnaient dans ce qui devait devenir l'avant-dernier film de John l'étonnant duo formé par un frère - Robert Harmon, écrivain qui, sous couvert de recherches pour son prochain livre traitant de la vie nocturne, passe ses nuits à faire la fête, histoire d'oublier sa peur de ces heures obscures - et d'une soeur - Sarah Lawson, en plein divorce, et qui ne sait littéralement plus à qui se consacrer, à présent que son (ex-)mari et leur fille adolescente se reconstruisent une vie sans elle.

Chacun pour soi dans un premier temps - Sarah se crapahutant à travers l'Europe avec une montagne de bagages, Robert tentant bien maladroitement de trouver un terrain d'entente avec son fils de huit ans, qu'il ne connait pratiquement pas -, puis ensemble, lorsque fatiguée de son périple tragicomique de l'autre côté de l'Atlantique, Sarah vient poser ses valises dans l'immense villa de Robert, le frère et la soeur s'efforcent vaille que vaille de satisfaire une soif d'amour qui s'affirme - sans échappatoire possible même dans les rêves en forme de comédies musicales, dans lesquels John Cassavetes déploie des trésors de fantaisie - comme totalement inextinguible. Agaçants, voire insupportables, et à coup sûr complètement givrés, les deux héros de "Love streams" en deviennent aussi, par la grâce de leurs deux merveilleux interprètes, terriblement touchants...

Et tant que vous êtes là, ne manquez pas d'aller lire chez la comtesse le très beau billet qu'Eeguab a consacré à "Love streams".

30 septembre 2010

Une porte ouvrant sur un avenir meilleur

"Une porte sur l'été" de Robert A. Heinlein41CvjBxAaNL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Le livre de poche/SF, 2010, 281 pages, isbn 9782253023401

(traduit de l'Anglais par Régine Vivier)

Oui, je l'avoue, je fais partie de ces lecteurs trop gourmands qui ont la mauvaise habitude de lire plusieurs livres en même temps... Sauf que... Une fois n'est pas coutume: passant de nouvelles inédites de Raymond Carver ("Débutants") à "Une porte sur l'été", j'aurais parfaitement pu croire que je lisais toujours le même livre, à savoir l'histoire d'un pauvre type noyant dans l'alcool son chagrin d'avoir été trahi par la femme qu'il aimait.

Mais heureusement pour Danny B. Davis, le héros d'"Une porte sur l'été", le monde selon Robert A. Heinlein offre des possibilités inexistentes dans les USA de Raymond Carver. Avec la complicité de son chat Pete (diminutif de Petronius), et de Ricky Tikki-Tavi – non, ce n'est pas une mangouste*! C'est une petite fille -, grâce aux cures de long sommeil – trente ans au dodo en hypothermie, dont on se réveille sans avoir pris une ride – et aux voyages temporels – encore très expérimentaux -, Danny a au fond toutes les cartes en main pour se construire un avenir meilleur, et trouver sa porte sur l'été.

En dépit de l'humeur morose de son héros, du moins au moment où nous faisons sa connaissance, Robert A. Heinlein maintient de bout en bout un ton léger, désinvolte et pétillant, en évitant soigneusement toute réflexion métaphysique sur le libre arbitre, que le voyage dans le temps appelait pourtant du pied et à laquelle Hubert Lampo – un des grands représentants du réalisme magique en Belgique – a prêté une dimension proprement vertigineuse dans son excellente nouvelle "De geboorte van een god"**. Il n'y a donc rien de cela dans "Une porte sur l'été", mais un bon petit roman, bien enlevé: juste ce qu'il faut pour passer un agréable moment de détente.

* Même si Rikki-Tikki-Tavi en est bien une, de mangouste, sous la plume de Rudyard Kipling ;-).
** "La naissance d'un dieu", nouvelle qui, à ma connaissance, n'est malheureusement pas disponible en traduction française.

Extrait:

"Durant son enfance de chaton, alors qu'il n'était encore qu'une boule duveteuse et bondissante, Pete s'était élaboré une philosophie toute personnelle: j'avais la charge du logis, de la nourriture et de la météorologie. Lui était chargé du reste. Il me rendait tout particulièrement responsable du temps qu'il faisait. Les hivers du Connecticut ne sont jolis que sur les cartes de Noël. Cet hiver-là, très régulièrement, Pete allait jeter un coup d'oeil à sa chatière, et, se refusant à emprunter ce chemin recouvert d'une déplaisante matière blanche – il n'était pas fou -, venait me tanner jusqu'à ce que je lui ouvre une porte.
Il avait la conviction inébranlable que l'une d'elles, au moins, devait s'ouvrir en plein soleil – s'ouvrir sur l'été. Il me fallait donc, chaque fois, faire le tour des onze portes en sa compagnie, les lui ouvrir l'une après l'autre, et lui faire constater que l'hiver sévissait également, tandis que ses critiques sur mon organisation défectueuse s'élevaient crescendo à chaque déception."
(p. 8)

D'autres romans de l'âge d'or de la SF vous sont proposés sur Lecture/Ecriture où il s'agissait du thème des mois d'août et septembre 2010.

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Dans mon chapeau...
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