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Dans mon chapeau...
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coup de coeur
21 avril 2010

Une auscultation aussi tendre qu'impitoyable

"Mrs Henderson et autres histoires" de Francis Wyndham511VP8tdQmL__SL500_AA300_
5 étoiles

Christian Bourgois, 2010, 178 pages, isbn 9782267020885

(traduit de l'Anglais par Dephine Martin)

Un narrateur unique – sans doute très proche de l'auteur - imprime tout à la fois originalité et unité à ces cinq nouvelles qui nous permettent de le retrouver aux différents âges de sa vie, enfant, adolescent et enfin adulte. Mais plus que le parcours d'un homme, c'est le portrait d'un milieu privilégié – cette bourgeoisie aisée ou aristocratie campagnarde de l'Angleterre des années 1920 à 1970, qui ne déparerait pas dans un roman d'Agatha Christie ou de Patricia Wentworth, bref ce milieu qui fut capable de produire "la figure typique de l'artistocrate britannique excentrique qui manifeste un penchant romantique pour l'Islam: les noms de Burton, de Blunt et de Lawrence furent invoqués" (p. 56) – que Francis Wyndham a choisi de nous offrir ici. Et rien ne semble lui échapper de ses modèles: rien de leurs inquiétudes face aux tourments du siècle, de leurs errements entre l'Angleterre et les Etats-Unis ou de leurs engagements - contre le fascisme ou dans le mouvement pour les droits civiques -, rien de leurs qualités, mais rien non plus de leurs douces manies, petits travers et gros défauts.

Ecrivain bien trop rare, et qui s'est longtemps consacré à d'autres activités – comme journaliste, critique ou éditeur -, Francis Wyndham fait preuve ici de toute la clairvoyance, toute l'intelligence, toute la pudeur et toute la sensibilité que l'on pouvait s'attendre à trouver sous la plume de celui qui tira la merveilleuse Jean Rhys* de l'oubli injuste où elle avait sombré, de celui aussi qui contribua à faire connaître des écrivains de la trempe de Bruce Chatwin ou V.S. Naipaul. Une acuité d'observation hors du commun, associée à une tendresse qui ne dit pas son nom, font des cinq nouvelles de "Mrs Henderson et autres histoires" autant de bijoux mêlant émotion, douceur, humour, mélancolie et gravité.

Et si la plume de Francis Wyndham sait se faire impitoyable, notamment lorsqu'elle croque dans la nouvelle «Aux grands voyageurs» un savoureux personnage de romancière égocentrique et fort mécontente de l'accueil que les critiques ont réservé à son dernier ouvrage: "Je ne m'attends pas à ce qu'ils me décernent le prix Nobel, bon sang – je ne connais que trop bien mes limites, hélas! -, mais n'est-il pas assez étrange que pas un seul d'entre eux n'ait encore compris l'évidence même, qu'il s'agit en fait d'une allégorie du Bien et du Mal?" (p. 148), ou avec plus de virulence encore, "Pas étonnant que ce bigot ignare ne comprenne pas que si je mets l'accent sur le thème des menstruations, c'est pour donner une réinterprétation du Petit chaperon rouge sur un mode post-moderne! Ce que je trouve ahurissant, c'est qu'ils font tous la même grossière erreur et se plaignent de ce que je n'ai pas écrit un roman aux antipodes de celui que j'ai entrepris d'écrire." (pp. 148-149), refusant pour autant la caricature, elle ne se départit jamais de son élégance ni d'une profonde attention pour des héros dont les fêlures percent discrètement sous les dehors policés qu'ils maintiennent en toutes circonstances.

Que dire de plus? Ces nouvelles sont parfaites...

Extrait:

"Elle raconta son dilemme actuel; celui d'une pacifiste convaincue que la haine du nazisme poussait parfois à espérer que la guerre éclate. «As-tu déjà ressenti ce sentiment détestable d'être comme un caméléon sur un patchwork? C'est à peine si l'on sait encore quoi penser ou souhaiter. Je me rappelle avoir connu cela pour la première fois il y a des années, lorsqu'il m'était apparu que devenir végétarienne était la seule chose sensée à faire et que je ne m'y étais finalement pas tenue vu que je devais continuer à acheter de la viande pour mes chéris, mes chiens et mes chats! Mais là, la situation est bien sûr incomparablement plus dramatique. La perspective des massacres qu'une autre guerre ne manquerait pas d'entraîner m'est insoutenable... Mais voilà, si toute l'Europe devient fasciste, quel tableau tout aussi horrible!»" (p. 88)

* Vous trouverez, dans mon chapeau, plusieurs billets consacrés à ses livres: "L'Oiseau moqueur et autres nouvelles", "La prisonnière des Sargasses" et "Quai des Grands-Augustins"

Un autre livre de Francis Wyndham, dans mon chapeau: "L'autre jardin"

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8 avril 2010

Autoportrait d'un "pater familias"

"La Dodge" de William Cliff411C8XBTM8L__SL500_AA300_
5 étoiles

Anatolia/Editions du Rocher, 2004, 107 pages, isbn 2268049728

On ne peut se dérober à l’autorité de ce pater familias qui s’adresse d’entrée à nous, ses lecteurs : un homme poussé dans la glèbe et les étendues à perte de vue du plateau brabançon (jamais nommé, mais entre Flamands, Wallons et champs de betteraves, on ne s’y trompera pas) où il a à son tour pris ses envies d’extension, d’agrandir de proche en proche sa pratique médicale et de semer l’un après l’autre ses neuf enfants. Et notre homme mérite sans doute d’autant plus ce qualificatif de pater familias qu’il se reconnaît si bien dans la culture classique découverte pendant ses années de collège - "Cicéron. Virgile. Tite-Live. Les Romains. Lesquels furent des hommes de conquête et d'extension. L'esprit des Romains ne rêvait que possession du monde. Leur empire désirait toute la terre. Cet esprit convenait à mon esprit qui trouvait à boire ainsi et à se désaltérer dans les vastes espaces. L'immensité du monde était leur rêve et mon rêve fut et a été la possession du monde." (p. 12). Un rêve qui s’est incarné, littéralement, dans la première voiture de la famille, une Dodge achetée dans les années 1930, qui transbahuta tout la petite tribu jusqu’à Toulouse, sur les routes de l’exode, avant de passer tout le reste du conflit soigneusement dissimulée et de reprendre du service à la Libération pour mener la famille qui s’était entretemps encore agrandie à la découverte du vaste monde.

Récit des aspirations, et de la vie professionnelle et familiale d’un homme profondément enraciné dans son terroir, et donc récit intime par son essence-même, "La Dodge" mêle indissolublement à cette "petite" histoire la "grande", celle de la seconde guerre mondiale dans ses batailles les plus cruciales, fussent-elles lointaines, tout autant que dans la vie quotidienne rendue tellement plus difficile, la débrouille et les petits arrangements, la complicité silencieuse des voisins, la solidarité parfois, l’égoïsme, la cupidité et la lâcheté aussi. Et c’est que vue par la lorgnette de l’expérience quotidienne, du bon sens très terrien et des solides principes de notre héros, la "grande" histoire ne perd rien de sa grandeur ni de son intensité dramatique mais qu’elle touche bien au contraire à l’universel.

La voix de ce patriarche brabançon sonne si vrai, elle est si chargée de vécu et si proche des quelques récits de la deuxième guerre mondiale qui courent dans ma propre famille, que je soupçonnerais volontiers l’auteur - lui-même fils d’un dentiste brabançon, né à Gembloux en 1940 et quatrième enfant d’une fratrie de neuf, de n’avoir rien imaginé – ou si peu – et d’avoir beaucoup puisé dans sa propre histoire familiale, non sans faire au passage un clin d’œil à un père qui souhaitait peut-être à son petit quatrième un autre destin que celui de poète: "Le précédent, le salisseur de culottes, me rappelait, lui, mon oncle instituteur qui m'enfonça dans le crâne l'alphabet et le calcul à coups de taloches. Lui, je le surnommai du prénom de cet oncle. Ecrirait-il aussi des poésies? Dieu l'en préserve." (p. 52) Mais qu’il soit autobiographique ou au contraire inventé de toutes pièces, c’est un texte magnifique que celui-ci, qui nous rend tant de vie et d’histoire en si peu de mots.

Extrait:

"Mais sa trop longue dormition avait nui à ses organes. L'humidité du garage s'était insinuée en elle. Nous la poussâmes en courant. Nous nettoyâmes ses bougies. Nous fîmes tourner vigoureusement sa longue manivelle. Enfin, brusquement elle lâcha un grand pet rempli des odeurs du passé, elle brûla beaucoup d'huile, elle chauffa et ranima ses organes et dégagea des nuages de fumée noire. Son moteur entra en transe, ses pistons se mirent à monter et descendre dans la gaine de six cylindres d'acier: le moteur tournait. Ah! divine musique! je sautai sur le siège couvert de velours gris, j'actionnai le débrayage et passai en première: en avant! Adieu la guerre et ses misères! Adieu le vent, le gel, la pluie, la neige! En avant vers le soleil, vers les routes bénies de la paix retrouvée, en avant avec ma femme et mes six enfants rassemblés dans la Dodge, en avant vers un autre temps et d'autres moeurs, et vers de nouveaux pays, en avant, en avant!" (p. 83)

D'autres livres de William Cliff sont présentés sur Lecture/Ecriture.

29 mars 2010

"L'oeil du graveur sur la ville"

102Meryon et Canaletto,
Musée de Louvain-la-Neuve,
jusqu'au 18 avril 2010

Il y a aujourd'hui un risque d'ambiguïté à parler du musée de Louvain-la-Neuve, mais c'est que le musée de l'Université catholique de Louvain a longtemps été le seul musée de la plus jeune des villes belges - jusqu'à l'ouverture l'année dernière d'un concurrent bien plus médiatisé et dont la stratégie de communication, selon l'expression en vigueur, a de quoi laisser perplexe. Le nom de musée de Louvain-la-Neuve lui est donc resté et c'est très bien ainsi, car ses collections disparates, résultats de donations et de legs divers, sa disposition en patchwork dans des espaces devenus quelque peu exigus (un nouveau bâtiment est en projet, qui devrait être implanté sur les bords du lac) ne sont pas dénués de charme, quand ils ne réservent pas à leurs visiteurs de magnifiques surprises - ce qui est justement le cas de l'exposition actuellement consacrée à Charles Meryon et à Canaletto sous le titre "L'oeil du graveur sur la ville".

Nul besoin, sans doute, de présenter ici Giovanni Antonio Canal, plus connu sous le surnom de Canaletto, que ses célèbres vues de Venise ont fait passer à la postérité. Ce ne sont pourtant pas ces tableaux qui nous sont présentés ici, mais bien quelques unes des gravures que Canaletto avait réalisé sur les mêmes thèmes, en réponse à une commande d'un de ses principaux mécènes britanniques, le marchand et collectionneur Joseph Smith.

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Charles Meryon, La morgue (source: wikimedia commons)

Ces Vedute sont en outre placées en regard d'un choix de gravures de Charles Meryon. Ce fils illégitime d'un médecin anglais et d'une danseuse de cabaret parisienne s'étant consacré exclusivement à la gravure après avoir longuement roulé sa bosse un peu partout, et s'être découvert daltonien - ce qui lui interdit définitivement la pratique de la peinture -, révèle ici un sens étonnant de la lumière et de la profondeur. Ses vues parisiennes empreintes de raffinement et d'une belle vivacité feraient presque paraître plates par comparaison les Vedute de Canaletto. Ne manquez donc pas cette occasion de les découvrir, vous ne le regretterez pas!

Pour en savoir plus sur Charles Meryon, vous pouvez vous reporter aux fiches qui lui sont consacrées sur wikipedia, en Français, ou en Anglais (fiche bien plus complète). 

Présentation de l'exposition sur le site du musée.

11 février 2010

L'apothéose de la danse (bis)

"To the ones I love", chorégraphie de Thierry Smits
sur des musiques de Jean-Sébastien Bach

Théâtre Royal de Namur, le 6 février 2010

C'est sans doute une étrange coïncidence si les deux spectacles de danse vus cette saison au Théâtre Royal de Namur pourraient tous deux être sous-titrés "l'apothéose de la danse", alors même qu'ils nous offrent deux visions radicalement opposées. S'ouvrant sur quelques mesures de la septième symphonie de Ludwig van Beethoven, "Neige " de Michèle-Anne de Mey ne cesse ensuite de tendre vers de plus en plus de dépouillement, des gestes mesurés, contraints et réduits à une épure, tandis que, tout à l'opposé, "To the ones I love" nous offre un hymne à la liberté et à la beauté des corps en mouvement, sans autre programme ou fil conducteur que celui proposé par les musiques de Jean-Sébastien Bach, et leur énergie tantôt débridée tantôt méditative.

Alors, même si on en est réduit aux suppositions concernant les dédicataires de ce spectacle, ces gens que Thierry Smits aime, on peut se risquer sans trop de danger au jeu des hypothèses: Jean-Sébastien Bach sûrement, dont la musique se voit merveilleusement incarnée, et pour autant que la chose soit possible, magnifiée par les mouvements des danseurs; les danseurs, aussi, touchés par la grâce et littéralement libérés de la pesanteur; et le public, enfin, du moins j'aime à le croire, qui se voit offrir "To the ones I love" comme un merveilleux cadeau...

Présentation du spectacle sur le site du Théâtre Royal de Namur

Article de Jean-Marie Wynants dans Le Soir

18 janvier 2010

"Là sans y être..."

"Entre le papier peint et le mur" d'Hélène Amouzouhelene
5 étoiles

Michel Husson, 2009, 72 pages, isbn 2916249575

Galeriste et éditeur bruxellois, Michel Husson se consacre plus particulièrement à la photographie. Et les photographies, de fait, occupent toute la place dans le – beau - petit livre qu'est "Entre le papier peint et le mur". Il est vrai que celles-ci parlent d'elles-mêmes, qu'elles sont en d'autres mots bien assez éloquentes pour qu'un bref avant-propos (une page à peine de la plume de Jean-François Bodson) suffise à les mettre en perspective.

Dans ces auto-portraits réalisés dans un coin de son grenier, avec très peu de moyens – un petit appareil d'occasion, et de très longs temps de pose -, Hélène Amouzou semble en effet perpétuellement être "là sans y être". En partance, réduite à une ombre voire même évaporée quelque part dans cet espace indéfini entre le papier peint et le mur, ne laissant comme seule trace qu'une valise posée sur le sol ou encore une robe imprimée de fleurs qui se fondent dans le motif de la tapisserie. Une métaphore transparente du statut précaire de l'artiste, réfugiée togolaise en attente d'une régularisation qu'elle vient enfin d'obtenir tout récemment, dix ans après son arrivée en Belgique.

Ces photos sont autant d'images jouant du flou et de l'incertain, troublantes, émouvantes et fortes, et qui semblent de prime abord se dissimuler entre les pages non massicotées à l'égal de l'auteure prise entre le mur et le papier peint. Mais surtout ce sont des images parfaitement éloquentes, vraiment, sans plus de commentaire...

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(p. 65)

Présentation du livre, sur le site de l'éditeur.

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9 janvier 2010

Une belle balade en forêt

"Les peintres de la forêt de Soignes",
Musée Communal d'Ixelles (Bruxelles)

Considérée aujourd'hui encore comme le "poumon vert de Bruxelles", la forêt de Soignes a aussi inspiré de nombreux artistes, belges et étrangers, qui prirent dès les années 1850 l'habitude de venir y peindre "sur le motif", suivant en cela l'exemple des membres de l'école de Barbizon. Leurs oeuvres sont aujourd'hui rassemblées le temps d'une belle exposition au musée communal d'Ixelles, où elles se voient regroupées non selon leur chronologie ou leur appartenance à l'une ou l'autre école mais bien suivant les lieux qui y sont représentés, nous offrant ainsi une belle balade des alentours de l'avenue de Tervueren jusqu'aux chaussées de Waterloo et d'Alsemberg.

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Joseph-Théodore Coosemans, Le chemin des Loups à Tervueren, Museum Hof van Melijn, Tervueren (source: Emmanuel Van de Putte, "Les peintres de la forêt de Soignes", Racine, 2009, p. 41)

C'est un vrai bonheur que de se promener ainsi dans un si bel écrin de verdure. Un bonheur qui ne va d'ailleurs pas sans un véritable sentiment de dépaysement devant la diversité des styles des artistes que l'on croisera au cours de cette promenande, et - aussi - tant certains des lieux portraiturés ont changé depuis le milieu du XIXème siècle.

Cette très belle exposition referme déjà ses portes demain soir. Courez-y vite, vraiment, ce n'est que du bonheur!

Présentation de l'exposition, sur le site du musée communal d'Ixelles

7 janvier 2010

Un roman-monde

"Argentine" de Serge Delaive31Hc8DaQfTL__SL500_AA240_
5 étoiles

Editions de la différence, 2008, 173 pages, isbn 9782729118013

Hernán à Buenos Aires, agitée par les remous de la crise économique qui a frappé de plein fouet l'Argentine en 2001, Lucas à Liège en 2017, le photographe néerlandais Henk Somers à Veerle en 2005... Chacun des chapitres d'"Argentine" nous balade d'un lieu, d'un personnage et d'une époque à l'autre. Chacun de ces chapitres pourrait passer pour une nouvelle totalement indépendante des autres, si certains personnages ne réapparaissaient pas, fil rouge de l'un à l'autre, et si le troisième de ces textes, intitulé "Fractales", ne venait nous proposer - sans qu'il y ait là d'autre pesanteur que celle d'un monde parfois bien dur, que ce monde où nous vivons et dans lequel nous replongent à chaque fin de décembre les habituelles rétrospectives des images de l'année - une autre clé de lecture: "Parvenu à cet endroit, emparons-nous du A, la voyelle noire de Rimbaud, A, la voyelle cerclée, et plaçons-la dans des mots qui composent les titres de textes eux-mêmes rassemblés en un livre. Chaque texte vit sa vie particulière, autonome, avec ses caractéristiques propres. Cependant, la récurrence de la voyelle noire, seule lettre commune aux différents titres - ainsi d'ailleurs que d'autres indices grossiers -, nous invite à tramer un récit plus vaste, à rassembler les fils qui unissent le texte untel à ceux qui le précèdent ou qui lui succèdent. Constatons enfin que ces récits de désagrégation noués en A tendent de près ou de loin vers l'Argentine - pays en A avec argent, comme un mauvais rêve, dedans - là où, récemment, le temps s'est regardé dans un miroir. Bien sûr, il s'agit ici d'un artifice, d'une vue de l'esprit. D'une construction mentale pas plus solide qu'un château de sable. Mais il se pourrait bien que, comme des objets fractals, les histoires s'emboîtent et se reproduisent à l'infini selon des schémas que nous ne maîtrisons pas." (pp. 45-46)

Roman expérimental, dont la forme très originale et soigneusement élaborée a de surcroît le grand mérite de parler d'elle-même et - pierre de touche à laquelle on reconnaît un bon roman -  de se tenir debout toute seule, "Argentine" est plus encore: un de ces romans dont rêve tout véritable amoureux des livres, un roman-monde qui vous emballe irrésistiblement, vous embarque dans son univers propre, vous étonne et vous émeut pour vous laisser, une fois tournée la dernière page, le regard tout chaviré. A croire que suivant le conseil d'un de ses personnages, le photographe Henk Somers qui, après avoir écumé toutes les scènes de conflit de la fin du XXème siècle, s'est tourné vers les nuages - "Ecoute un homme à la fois. Ecoute-le-bien. Parce que tu ne pourras jamais entendre tous les hommes. Le bruit du chaos." (p. 53) -, Serge Delaive a réussi l'improbable, sous la minceur trompeuse des 173 pages de son "Argentine": nous faire entendre très nettement quelques unes de ces voix humaines, si humaines, en même temps que le chaos du monde.

Un prix Rossel (2009) amplement mérité!

Extrait:

"Organisée en vue de l'intérêt général, la société se voit le plus souvent décrite comme un mode de vie propre à l'homme et à certains autres animaux. Elle serait divisée en classes hiérarchiques plus ou moins évidentes, plus ou moins compatibles, sources de tensions à l'origine de mouvements ascendants et descendants. Il s'agirait donc d'une simple addition, ou plutôt d'un plus petit dénominateur commun, une nodosité. Voire encore d'un modèle imposé par les plus forts aux plus faibles. Mais, représentée sous forme d'objet fractal, elle changerait radicalement de nature. Elle deviendrait le reflet protéiforme, fluctuant, de chacune des individualités qu'elle englobe. Une abstraction référentielle où se rejoignent les milliards de rêves et de cauchemars qui la peuplent, tous distincts mais interconnectés. Un train de nuages dans un ciel inimaginable. Cristallisant les différences quand nous nous éloignons, agrégeant les aspirations quand nous nous rejoignons." (pp. 44-45)

D'autres livres de Serge Delaive, dans mon chapeau: "Le livrecanoë" et "Poèmes sauvages"

24 décembre 2009

Pour les petits et les grands enfants...

"Catalogue de parents pour les enfants qui veulent en changer" de Claude Ponti9782211093750
5 étoiles

L'école des loisirs, 2008, 45 pages, isbn 9782211093750

Avec les fêtes de fin d'année, voici venu le temps des réunions familiales, leurs joies mais aussi leur cortège de petites tensions et agacements. Et, quel que soit votre âge, le moment viendra peut-être où vous éprouverez une grosse envie de changer de parents. Si tel est le cas, ce magnifique album est fait pour vous!

Pensez donc! Trente-cinq modèles de parents bourrés d'options et de gadgets en tout genre, tels les parents aventuriers, munis de "nombreuses poches, de toutes tailles avec fermeture de sécurité, éclairage intérieur et doublure étanche. Valise suiveuse. Siège d'épaule. Microscope de campagne. Eolienne serre-tête. Couteaux suisses, belges et vosgiens. Pirogue pliante. Pagaies à voile. Dépanneuse multifonction. Tente Catalogue©: salon/salle à manger, trois chambres, salle d'étude de jeux, piscine et jardin. Lecteur multimédia. Internet. Lits instantanés. Manuel de conversation avec les oiseaux. Dictionnaire de traces de pas. Dictionnaire français/étranger. Biscuits vitaminés, nourriture bio, médicaments non transgéniques, tisanes de plantes végétales, moules et casseroles. Gros mots de voyage. Localisation permanente par OUKISSON." (p. 9).

Trente-cinq modèles de parents désopilants, attendrissants, minuscules ou géants, jetables et biodégradables, discrets, tristes et même, ce qui est bien triste, des parents pour enfants orphelins. Sans oublier quelques modèles en solde que la maison, franchement, ne vous recommande pas, et des combinaisons - seul(e) ou composées - bien d'aujourd'hui. La livraison est gratuite et garantie "dans les quarante tuiteures".

Tout à la fois drôle et grave, cet album n'est que du bonheur pour tous les enfants de 6 à 106 ans... Ah, et j'oubliais: vos parents d'origine vous seront rendus sur simple demande, tout frais, reposés, lavés et repassés (enfin, non, pas repassés... parce qu'après tout, on les aime bien quand même ;-).)

Ponti

Les trankilous (p. 27)

15 décembre 2009

Jeux d'enfants

"Rain - comme une pluie dans tes yeux",
par le Cirque Eloize

Théâtre Royal de Namur, le 10 décembre 2009

Inspiré par les souvenirs d'enfance du metteur en scène, Daniele Finzi, "Rain - comme une pluie dans tes yeux" déroule un fil ténu: un univers, le monde insouciant et grave des jeux de l'enfance, des histoires changeantes que l'on s'invente entre les lignes d'un spectacle mêlant cirque, musique et théâtre plutôt qu'une intrigue unique, écrite noir sur blanc.

La troupe québécoise du cirque Eloize y déploie une étourdissante multiplicité de talents, ses membres se révélant comédien(ne)s et poètes tout autant qu'athlètes complets pour nous offrir un très très beau moment, débordant d'émotions, d'humour et de poésie, en un équilibre perpétuellement instable entre grâce et dérision.

Présentation du spectacle sur le site du Théâtre Royal de Namur.

Un autre spectacle du cirque Eloize, dans mon chapeau: "iD"

6 décembre 2009

"La réconciliation de l'âme avec son corps sauvage"

"Diotime et les lions" d'Henry Bauchau51HQK21135L__SL500_AA240_
5 étoiles

Actes Sud/Babel, 1997, 61 pages, isbn 2760918386

Inéluctablement, la lecture du "régiment noir" – et tout particulièrement de cette scène extraordinaire où les hommes et les fauves chassent de concert – devait me ramener à l'histoire de Diotime et de son clan, une histoire que j'avais découverte pour la première fois dans la foulée des deux grands romans "grecs" d'Henry Bauchau.

Aux confins des mondes perse et hellénique, Cambyse et les siens s'affichent en effet comme les descendants des dieux lions, qu'ils affrontent chaque année au cours d'une guerre rituelle que suit une cérémonie de réconciliation des hommes et des grands fauves, "réconciliation - aussi - de l'âme avec son corps sauvage" (p. 23). Petite-fille de Cambyse, personnage secondaire des romans "Oedipe sur la route" et  "Antigone", où elle apparaît comme une figure bienfaisante, un peu magicienne, un peu guérisseuse, Diotime trouve dans ce bref récit un passé de très jeune fille rebelle et passionnée, déterminée à énoncer ses propres règles et à définir elle-même sa place dans la société. Elle se révèle par là le double d'Antigone, incarnant une même féminité teintée de sauvagerie autant que de douceur.

Mais relu à la lumière du "régiment noir", le destin de Diotime révèle d'autres accents. Et  dans sa recherche d'un accord entre la lignée fauve qui est celle de son père Kyros et de son grand-père Cambyse et "l'aspiration grecque à ordonner le monde à la mesure humaine" (p. 14) qu'incarnent sa mère et son fiancé Arsès, notre jeune héroïne apparaît comme celle qui mène à une étape ultérieure le cheminement qui fut celui de Pierre dans "Le régiment noir". Elle est celle qui, non contente de retrouver simplement la "terrible voix du sang" (p. 44), du sang qui "est mouvement, mouvement de la vie elle –même qui ne peut s'arrêter qu'à la mort" (p. 13), la ramène à plus de conscience et d'humanité.

Si dense et si riche, déjà, pour qui le découvre hors des repères de l'oeuvre d'une vie, "Diotime et les lions" apparaît ainsi, une fois recadré par l'évolution de son auteur, comme décidément inépuisable, à un point que sa brièveté et sa fausse simplicité ne peuvent laisser soupçonner...

Extrait:

"Tout à coup, j'ai su, une danse très lente s'est emparée de moi et elle était comme un chant. Un voile rouge et obscur s'est étendu sur mes yeux, je suis devenue sourde et j'ai été pénétrée par l'odeur du lion et par le goût de son sang sur mes lèvres. Je descendais en dansant la pente d'un temps très obscur, je traversais des millénaires et je parvenais jusqu'à l'antre des ancêtres, au milieu des dieux lions. Le sang du lion, mêlé au mien, me faisait entrer dans une dimension où il n'y avait plus de passé, plus de futur ni aucune séparation entre le fauve et moi, car la barrière de la mort était abolie. Parfois, pour quelques instants, je revenais à la conscience, à la vue, et je découvrais sans surprise que nous dansions tous, dans la grotte originelle d'où les dieux lions étaient sortis un jour pour nous mettre au monde et avoir enfin des adversaires dignes d'eux." (p. 21)

D'autres livres d'Henry Bauchau, dans mon chapeau: "Le régiment noir", "Déluge" et "La pierre sans chagrin"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

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