Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Dans mon chapeau...
Dans mon chapeau...
coup de coeur
2 mai 2009

Faux polar jubilatoire

"Le tueur mélancolique" de François Emmanuel51876AJBJ1L__SL160_AA115_
5 étoiles

Labor/Espace Nord, 1999, 235 pages, isbn 2804013286

Léonard Gründ se présente lui-même comme "un doux définitif" (p. 9). Aussi son engagement par l’agence de détectives privés d’Anatol Stukowski, grand carnassier devant l’Eternel, ressemble furieusement à une énorme erreur de casting même si au début, cela se passe plutôt bien, Léonard accomplissant à la perfection les tâches insignifiantes dont il est chargé. Mais petit à petit, ces missions virent à l’insolite, et il faut bien la douceur définitive de Léonard – et les charmes vénéneux d’Helena Lawson, l’associée d’Anatol Stukowski, - pour ne pas pressentir le coup fourré, la mission irrémédiablement compromettante : s’introduire dans un foyer pour sans-abris, y verser discrètement quelque gouttes d’une eau virginale dans le verre d’un dénommé Abimaël Green et décamper sans se soucier du reste…

Et c’est là que l’on comprend que s’il y a bien eu une erreur de casting, celle-ci est le fait d’Anatol Stukowski et non de François Emmanuel. Car dans la relation fraternelle qui se crée entre le tueur putatif et sa victime désignée, un autre livre commence à s’écrire : non plus seulement un polar où le meurtre reste à commettre, mais un roman initiatique, le récit d’une découverte de soi et des autres, le cheminement à travers les bas fonds d’une ville improbable du Nouveau Monde, des sommets de ses gratte-ciel aux profondeurs de ses égoûts, vers une vérité intérieure dégagée des artifices et faux-semblants d’une société délibérément fonctionnelle dont Anatol Stukowski et l’un de ses détectives, Jack Smell, se font les implacables porte-parole.

Dans la lecture du "Tueur mélancolique" qu’elle propose à la fin de l’édition de ce roman dans la collection Espace Nord, Ann Neuschäfer explore ces différentes pistes: l’enquête policière comme le cheminement psychanalytique qu’elle rapproche d’ailleurs de celui de l’"Œdipe sur la route" d’Henry Bauchau (qui n’est autre que l’oncle de François Emmanuel). Mais pour moi qui ai découvert pour la première fois son travail avec "La Passion Savinsen" en 1998 et qui n’ai depuis lors plus cessé d’explorer son œuvre, vers l’aval comme vers l’amont, un autre rapprochement s’impose: "Le tueur mélancolique" annonçant, à travers les inquiétantes conceptions d’Anatol Stukowski et de Jack Smell, la thématique de la très troublante "Question humaine"*. Et à la lumière de ce récit plus récent, ce faux polar jubilatoire, dont la lecture est avant toute chose un véritable régal, prend des accents plus graves – plus subversifs aussi – qu’il n’y paraît à première vue…

* "La question humaine" a été publiée pour la première fois chez Stock en 2000, cinq ans après la première publication du "tueur mélancolique", en 1995 aux éditions de la Différence.

Extrait:

"Le travail comportait une grande part d’improbable. S’asseoir dans un étroit cagibi nommé bureau, dactylographier une lettre, prendre note d’un message téléphonique, aller chercher le journal et rapporter les cigares. Entre ces harassantes besognes, noter la couleur du ciel dans l’ovale de la lucarne, enfin nourrir par ce même orifice une chatte de gouttière prénommée Gladys et qui venait à heure fixe faire soyer sa robe léonine pour mendier sa pitance. A gauche de la lucarne, la clarté verte provenait de la porte vitrée du bureau de mon maître. On y entendait sa voix grasse pérorer en douceur. Les clients et les clientes y parlaient toujours très bas. Leurs ombres semblaient peintes par un expressionniste fou derrière les copeaux du verre translucide." (pp. 12-13)

Un autre livre de François Emmanuel, dans mon chapeau: "L'invitation au voyage".

Et un autre extrait du "Tueur mélancolique": ici.

D'autres livres de François Emmanuel sont présentés sur Lecture/Ecriture.

Le site de l'auteur: biographie, bibliographie et quelques textes disponibles en ligne.

Publicité
11 avril 2009

"La Passion selon Brockes"

31su7zoPvyL__SL500_AA240_"Brockes-Passion" de Georg Philipp Telemann,
Rias-Kammerchor, Akademie für Alte Musik Berlin, sous la direction de René Jacobs

Un coffret de 2 CDs, Harmonia Mundi, 2009, référence HMC 902013.14

En ces temps de fêtes pascales, les organisateurs de concert semblent souvent se donner le mot pour nous proposer des oeuvres de circonstances: "Le Messie" de Georg Friedrich Haendel, ou encore les deux Passions, selon St-Jean et selon St-Matthieu, de Jean-Sébastien Bach.

Avec tout le talent qu'on lui connaît pour sortir des sentiers battus et exhumer de la poussière des bibliothèques des oeuvres injustement oubliées, René Jacobs nous propose ici de (re)découvrir la première Passion (créée en 1716) d'un de leurs illustres contemporains, Georg Philipp Telemann.

Cette "Brockes-Passion", mettant en musique le récit de la Passion du Christ par le poète et magistrat hambourgeois Barthold Heinrich Brockes, relève en fait du genre de l'oratorio de la Passion, destiné aux salles de concert, plutôt qu'à celui de la passion-oratorio étroitement associé à la célébration des offices de la Semaine Sainte et dont les deux Passions de Jean-Sébastien Bach offrent l'exemple. Partant du texte, étonnament réaliste et imagé, de Barthold Heinrich Brockes, Georg Philipp Telemann a composé une oeuvre sans temps mort, soufflant continuellement le chaud et le froid, alternant entre Espoir et Douleur, et captivante de bout en bout. Une magnifique découverte!

Une présentation détaillée de l'oeuvre, ainsi que quelques extraits, sont disponibles en ligne sur le site d'Harmonia Mundi.

20 février 2009

Crépusculaire et magnifique

18984917"Two lovers" de James Gray,
avec Joaquin Phoenix, Gwyneth Paltrow et Vinessa Shaw

Leonard (Joaquin Phoenix) est partagé entre la brune Sandra (Vinessa Shaw) que ses parents lui ont présentée, qui l'aime et qu'il aime vraiment bien, et la blonde Michelle (Gwyneth Paltrow) qu'il aime passionément-à-la-folie mais qui, elle, l'aime bien, tout simplement, et qui du reste n'est pas libre... Voilà un synopsis annonçant une énième variation sur le thème du triangle amoureux et de l'entre-les-deux-mon-coeur-balance, qui n'aurait sans doute pas suffi à me convaincre d'aller voir "Two lovers" si Hugues Dayez (RTBF) et Fernand Denis (La libre Belgique) ne s'étaient ligués pour lui consacrer des critiques enthousiastes... Je m'y suis donc risquée. Et quel bonheur que ce film!

Adaptant très librement un récit de Dostoïevski - "Les nuits blanches" - dont il transpose l'action à Brighton Beach, quartier populaire de New York, James Gray en propose une véritable relecture à l'égal de ce qu'avait fait Raphaël Nadjeri pour "La douce" (avec son film "The shade": très beau mais trop peu connu...). James Gray ressuscite ainsi avec une sensibilité et une intelligence rares les émotions à fleur de peau du héros de Dostoïevski. Bien loin du traintrain prévisible du mélo sentimental, "Two lovers" empoigne son spectateur dès les premières images - il faut dire que ça commence plutôt fort, et mal pour Leonard, par une tentative de suicide -, et ne le libère, le coeur aux bords des yeux, que bien après que le générique n'ait fini de défiler, sans que la tension se soit jamais relâchée dans l'intervalle.

Bien malin qui pourrait expliquer comment James Gray réussit à atteindre ce résultat, mais nul doute qu'il ait su tirer parti à merveille de toutes les facettes de son film, de la prise d'image à la bande-son (qui n'en fait pas des tonnes du côté des violons). Sans oublier les comédiens, Joaquin Phoenix en tête, qui jouent si juste que ce serait leur faire injure que de parler de leurs "performances"...

Mélancolique, tout entier baigné dans une lumière crépusculaire, "Two lovers" est surtout une méditation bouleversante sur la perte des illusions. Et, en un mot comme en cent, c'est un film magnifique.

Article de Fernand Denis, dans La libre Belgique, repris sur www.cinebel.be

Article dans The New York Times

8 février 2009

Fil rouge pour un coup de sang

"Sans début ni fin – Petite parabole" d’Anne HerbautsSANS_DEBUT_NI_FIN_1
5 étoiles

Editions Esperluète, 2008, sans pagination, isbn 9782930223936

Le peloton de fil rouge qui orne la couverture se dévide à l’intérieur du livre, tout au long d’une bande de papier plié en accordéon. Et se dévident du même coup les strophes d’un poème - évocation touchante, troublante, des dépourvus - et des illustrations nées de l’assemblage de cailloux, de bouts de ficelles, de bouts de papier, de bouts de tissus, de bouts de bois et de vieux boutons... Tout un petit monde désordonné, insolite et fragile, réuni en une vraie cour des miracles. Des petites merveilles de poésie, d’imagination et d’inventivité qui en disent plus long que bien des discours, en un plaidoyer éloquent qui évite l’écueil des bons sentiments comme celui du cynisme.

Car présentant son livre il y a quelques jours sur les ondes de Musiq’3 (radio belge), Anne Herbauts ne s’en était pas cachée : "Sans début ni fin – petite parabole" est un cri de révolte, né d’un vrai coup de sang face à notre société de consommation qui pratique l’exclusion, à tour de bras, des sans-papiers, des sans-abris, des sans-permis, mais toujours des hommes traités, c’est sûr, sans plus aucun égard…

J’ai en tout cas un gros coup de cœur pour ce petit livre inclassable, une très belle réalisation de plus au catalogue des éditions Esperluète qui allient toujours avec bonheur texte et illustration.

Extrait:

 

image_Herbauts

 

"Et encore les sans cabane
qui cherchaient
ombre
où attendre.
Ils plantaient un arbre, alors,
alors, le merle chantait."

 

Présentation de "Sans début ni fin", sur le site de l'éditeur

D’autres ouvrages des éditions Esperluète sont présentés sur Lecture/Ecriture :
"Ce qu’on oublie (Souvenir trois)" (Annick Ghijzelings et Anne Leloup)
"Désir" (Frédérique Dolphijn et Loren Capelli)
"Le jardin (Souvenir un)" (Annick Ghijzelings et Anne Leloup)
"Les oiseaux de Messiaen" (Nicole Malinconi et Mélanie Berger)
"La petite" (Pascale Tison et Loren Capelli)
"La porte de Cézanne" (Nicole Malinconi et Jean-Gilles Badaire)

18 janvier 2009

Des mots pour dire l’indicible

"Les bains de Kiraly" de Jean Mattern41S6LBTTm0L__SL160_AA115_
5 étoiles

Sabine Wespieser, 2008, 133 pages, isbn 9782848050669

Malgré son mariage avec Laura. Malgré son amitié pour Léo. Gabriel s’est enfoncé dans le silence comme on se noie, des cailloux plein les poches. Pendant longtemps, il a cru qu’il pourrait remonter à la surface, échapper à l’héritage de non-dits laissés ses parents qui ne lui ont jamais parlé de leur origines familiales, ni de leur religion qui s’est réduite à une sentence laconique - «Dieu a donné, Dieu a repris» -, tout comme ils ont laissé s’engloutir dans le silence le visage de Marianne, leur fille aînée fauchée par un chauffard. Pendant longtemps, Gabriel a cru que les mots des autres - les mots des écrivains qu’il traduit – pouvaient lui servir de refuge. Mais à l’occasion d’un voyage en Hongrie, et d’une visite au cimetière juif de Budapest, puis à l’annonce de la naissance prochaine de son enfant, son silence lui est devenu insupportable. Et Gabriel a fui vers l’anonymat du quartier londonien de Golders Green, et le murmure des fidèles de la Synagogue Beth Hamedrash.

Au long des pages des "bains de Kiraly", Gabriel se raconte, il se confesse sans se chercher d’excuses ni espérer d’absolution. Multipliant les allers-retours entre le présent et le passé de son héros, Jean Mattern élabore une construction aussi fascinante que bouleversante. Une double spirale qui nous entraîne vers un enfermement où nul langage n’a plus cours – selon les mots de Gabriel, "Croire que les mots sont insuffisants. J’avais seulement dix ans, mais je ne me suis jamais relevé de cette croyance-là." (p. 91) – puis qui nous libère, nous rend la puissance du langage en une conversion bien plus profonde, essentielle et fondamentale que ne pourrait jamais l’être une conversion au sens religieux du terme.

Avec ce premier roman, Jean Mattern – éditeur chez Gallimard, où il veille aux destinées de la collection "Du monde entier" – nous offre paradoxalement une réflexion d’une rare force sur les failles du langage, en même temps qu’il rend le plus bel hommage qui soit au pouvoir des mots. Un hommage frémissant, aussi, à quelques livres majeurs des littératures d’Allemagne et d’Europe centrale, au premier rang desquels "Le docteur Faustus" de Thomas Mann qui, sans doute plus encore que "La Montagne magique" ou que "Les Buddenbrook", peut être considéré comme son grand œuvre: "Mais comment pouvait-on ne pas admirer cette parabole du Mal absolu, la mise en scène magistrale du destin d’Adrian Leverkühn, ce musicien qui vend son âme au Diable en même temps que l’Allemagne, et presque toute l’Europe, offre la sienne au nazisme." (p. 74)

Lu dans les derniers jours de décembre, ce roman fort, bouleversant, sensible et subtil a pris rang in extremis mais de toute évidence parmi mes plus belles lectures de l’année 2008. Et je ne pourrais le recommander assez chaleureusement!

Extrait :

"Les dictionnaires, à force de remplir mes journées, ont vidés les mots de leur sens. Je n’ai plus de langue maternelle, je n’en ai jamais eu. Celle qui aurait pu l’être, mes parents la chuchotaient seulement quand ils se croyaient seuls. J’entendais leur langue à travers la cloison de leur chambre, mais elle m’était interdite. La grammaire de leur enfance ne s’appliquait pas à la mienne. On l’a voulue ordinaire, passe-partout. Oubliant leur exil, ils voulaient m’offrir une enfance ordinaire dans une petite ville de province ordinaire. J’appris par cœur les mots et les phrases qui permettent de se fondre dans le décor, j’obéis à leur désir. Je devins brillant élève, surtout en français, un  habtiué des félicitations. Mon oreille absolue et ma mémoire photographique me permirent d’apprendre plus vite que les autres, et je n’eus aucun nul besoin de l’aide de mes parents. Ils parlaient un français désuet aux formules bien rodées, figés dans l’angoisse de se trahir par une faute de grammaire. Mais cette langue ne devint jamais mienne, et la seule grammaire que je possède est faite de cette règle unique énoncée un jour par un mon père : « Dieu a donné, Dieu a repris.»" (p. 21)

Un autre livre de Jean Mattern, dans mon chapeau: "De lait et de miel"

Publicité
16 janvier 2009

La fin d'un grand rêve

"L'Amérique" de Serge Kribus,
avec Serge Kribus et Bernard Sens

Atelier Théâtre Jean Vilar, Louvain-la-Neuve, le 13 janvier 2009

"L'Amérique" vue par Serge Kribus, c'est un grand rêve de liberté, une vie sans passé ni contrainte. La vie que Jo et Babar - il s'appelle Bernard, en fait, mais Jo l'a affublé de ce surnom dès leur première rencontre parce qu'il avait tellement "l'air d'avoir perdu sa maman" - ont partagé pendant un temps, avant que leur périple ne trouve une issue tragique qui nous est d'ailleurs contée d'entrée, la pièce se présentant ensuite comme un long flash-back défilant devant les yeux de Jo mourant.

"L'Amérique" vue par Serge Kribus, c'est l'évocation sensible et émouvante de la perte des illusions de la jeunesse et de la découverte du prix de la liberté. C'est amer, c'est violent. C'est doux de la douceur de l'amitié. C'est terriblement drôle, et terriblement touchant en même temps. C'est un très très beau moment de théâtre. Et faut-il le dire: ça ne se passe pas en Amérique...

Présentation de la pièce sur le site de l'Atelier Théâtre Jean Vilar

17 décembre 2008

Quand le corps se fait "autre"

"Métamorphoses", chorégraphie de Frédéric Flamand
interprétée par le Ballet National de Marseille

Théâtre Royal de Namur, le 16 décembre

Frédéric Flamand et le Ballet National de Marseille ont ici fait appel à la complicité de deux designers brésiliens, les frères Humberto et Fernando Campana, pour revisiter les "Métamorphoses" d'Ovide à la lumière de nos obsessions contemporaines. Par le jeu d'éclairages et d'accessoires à première vue incongrus mais dont on comprend au fil du spectacle qu'ils n'ont rien de gadgets, les corps des danseurs se muent en créatures inquiétantes. Et le corps de ballet - car c'est bien de l'ensemble des danseurs qu'il faut parler alors - en vient à ne faire plus qu'un organiquement avec des musiques - telles la sonate pour violon et piano de Maurice Ravel - dont je n'imaginais pas qu'elles puissent se prêter à une semblable métamorphose.

Une heure et dix minutes d'une expérience intense, surprenante et fascinante!

Présentation du spectacle sur le site du Théâtre Royal de Namur

Article de Jean-Marie Wynants

7 novembre 2008

L'art de l'ellipse

"Ritournelle de la faim" de J.M.G. Le Clézio41MlqXcvsYL__SL500_AA240_
5 étoiles

Gallimard, 2008, 207 pages, isbn 9782070122837

L'histoire semble si simple. Un narrateur qui est et n'est pas l'auteur conte l'histoire d'une jeune fille - Ethel Brun - qui est et n'est pas la mère de J.M.G. Le Clézio. L'histoire d'une petite fille, d'une adolescente puis d'une jeune femme dans la France des années 1930 à 1945, avec ses emprunts à la mémoire familiale de l'auteur mais aussi la liberté de la fiction. Et simples, le ton et la conduite du récit semblent l'être aussi. L'écriture s'est dépouillée du lyrisme qui n'était pas pour peu dans le charme d'autres livres de J.M.G. Le Clézio, tandis que la narration prend toutes les apparences d'une histoire racontée très spontanément, en suivant les tours et les détours de la mémoire, passant ici et là du coq à l'âne, filtrée parfois par la compréhension qu'une enfant pouvait avoir des événements...

Puis, petit à petit, on comprend qu'un pan essentiel de l'histoire n'apparaît qu'en creux, ne nous est raconté que dans les silences et les ellipses de ce récit qui semblait au premier abord si simple et décousu.

C'est toute la vie d'une famille d'abord, la vie la plus secrète des parents d'Ethel qui surgit des pages de ce livre, alors même qu'aux yeux de la jeune fille, "Il était trop tard pour savoir la vérité, pour connaître leur vraie histoire, comment ils s'étaient connus, pourquoi ils avaient voulu se marier, ce qui leur avait donné l'idée de mettre une fille au monde." (p. 175) Inexpliquée, irréductiblement mystérieuse, leur vie est pourtant là, qui nous est donnée à pressentir, de la même façon que nous pouvons, en découvrant de vieilles photos de famille de bien avant notre naissance, avoir l'intuition de cette part de la vie de nos parents qui échappe à notre connaissance et même à notre imagination.

Et c'est toute la vie d'une époque, aussi, qui ressuscite dans ces pages. La vie d'une certaine bourgeoisie française des années trente, son anti-sémitisme rampant, son attitude ambiguë envers Hitler ou tout simplement sa molle et égoïste indifférence. Tant de livres ont déjà été consacrés à cette sombre période. Des livres intelligents et/ou bouleversants. Mais on n'a sans doute jamais serré d'aussi près le poison insidieux qui imprégnait ces années, et sans lequel l'Impensable n'aurait peut-être pas été possible. On n'a sans doute jamais apporté tant de justice, d'humanité et d'intelligence à l'évocation de l'héroïsme sans phrase ou de la médiocrité verbeuse qui faisaient l'ordinaire de ces années-là.

Sous ses dehors d'une fausse simplicité, "Ritournelle de la faim" est un livre extraordinairement intelligent.

Et incroyablement fort.

Extrait:

"Est-ce qu'elle voyait les restes de la guerre, le long de la route, ces pans de mur à demi effondrés sur lesquels on pouvait lire un nom, un slogan, les trous noirs dans les champs, les épaves de voitures calcinées, une carriole sans roues, un squelette de cheval à demi dressé contre une barrière, couleur de suie rouge, ses dents ricanant aux moineaux et aux choucas? Peu de chose en vérité par rapport aux ruines de Dunkerque, de Verdun, de Châlons, aux ponts effondrés à Orléans, à Poitiers. Mais ici, le long de cette route sans fin, ce n'étaient pas des photos, des images tremblantes sur les films du Pathé-Journal. Aucune voix pour mentir, pour érailler le réel. Ce qui était étrange, angoissant même, c'était plutôt ce calme excessif, ces champs si beaux, ce ciel si bleu, une paix exsangue, ou, plus réalistement, le vide vertigineux de la défaîte." (p. 147)

J.M.G. Le Clézio était l'auteur du mois de mars 2006, sur Lecture/Ecriture

Un autre extrait de "Ritournelle de la faim", dans mon chapeau:

3 novembre 2008

Un grand frère bien encombrant

"Le bruit des villes (Marzi, tome 4)" de Marzena Sowa (scénario) et Sylvain Savoia (dessin)
5 étoiles61neJNObvDL__SL160_AA115_

Dupuis, 2008, isbn 9782800140841

A la fin des années 1980, Marzi, la petite polonaise dont Marzena Sowa et Sylvain Savoia nous avaient déjà conté les aventures au fil de trois précédents albums, continue de grandir et de découvrir le monde qui l'entoure, s'éloignant chaque jour un peu plus de l'insouciance de l'enfance...

Le climat social se fait de plus en plus tendu: les grèves se multiplient sous l'impulsion de Solidarnosc. La fillette ne peut bien sûr rester insensible à l'inquiétude très palpable de ses parents, ni aux absences répétées de son papa qui s'est joint aux grévistes de son usine. Et l'heure est venue pour elle de prendre conscience du poids du "grand frère" soviétique dans la politique polonaise, et de la menace que laisse planer le souvenir des massacres de Katyn.

Le ton se fait donc de plus en plus grave, dans ce quatrième tome, qui n'en continue pas moins à nous offrir de très beaux moments de drôlerie, de tendresse et d'émotion. Car la vie suit son cours malgré tout. Les mésaventures de l'esclave Isaura, dans son lointain Brésil, rassemblent 84% des Polonais devant le petit écran, tous les mardis soirs. Et l'école, les inspections des infirmières et le retour des vacances d'été rythment toujours le passage du temps.

Alors que les trois premiers tomes des aventures de la petite polonaise, réédités en un seul volume dans une mise en couleurs complètement retravaillée, viennent de se voir sélectionnés pour le prochain festival d'Angoulème, "Le bruit des villes" confirme toutes les qualités d'une série bien à même de faire le bonheur des petits comme des grands...

Les autres épisodes:

"Petite carpe (Marzi, tome 1)"
"Sur la terre comme au ciel (Marzi, tome 2)"

"Rezystor (Marzi, tome 3)"
"Pas de liberté sans solidarité (Marzi, tome 5)"

2 octobre 2008

Vies est-allemandes, vies émouvantes...

ma16572"La vie des autres" de Florian Henckel von Donnersmarck,
avec Martina Gedeck, Sebastian Koch et Ulrich Mühe

Revu lundi soir sur Arte (dans le cadre d'un cycle consacré au nouveau cinéma allemand qui se poursuivra avec  "Head on" de Fatih Akin et  "Goodbye Lenin!" de Wolfgang Becker), ce film qui était mon coup de coeur-cinéma de l'année 2007 confirme ma première impression. Florian Henckel von Donnersmarck nous offre là une magnifique plongée dans une page très sombre de l'histoire d'Allemagne de l'Est: les pressions exercées par la STASI, de sinistre mémoire, sur les milieux artistiques et intellectuels, et les compromissions auxquelles beaucoup de leurs membres ont consenti... pour pouvoir continuer à vivre, tout simplement. "La vie des autres" tourne résolument le dos aux sirènes de l'ostalgie, sans sombrer non plus dans le misérabilisme. Et surtout, surtout, c'est un film magnifique d'humanité, porté par de formidables acteurs, Ulrich Mühe en tête.

Un film à voir et à revoir, à volonté!

Une fiche assez complète consacrée à "La vie des autres" sur wikipedia

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 > >>
Dans mon chapeau...
Publicité
Archives
Publicité