Faux polar jubilatoire
"Le tueur mélancolique" de François Emmanuel
5 étoiles
Labor/Espace Nord, 1999, 235 pages, isbn 2804013286
Léonard Gründ se présente lui-même comme "un doux définitif" (p. 9). Aussi son engagement par l’agence de détectives privés d’Anatol Stukowski, grand carnassier devant l’Eternel, ressemble furieusement à une énorme erreur de casting même si au début, cela se passe plutôt bien, Léonard accomplissant à la perfection les tâches insignifiantes dont il est chargé. Mais petit à petit, ces missions virent à l’insolite, et il faut bien la douceur définitive de Léonard – et les charmes vénéneux d’Helena Lawson, l’associée d’Anatol Stukowski, - pour ne pas pressentir le coup fourré, la mission irrémédiablement compromettante : s’introduire dans un foyer pour sans-abris, y verser discrètement quelque gouttes d’une eau virginale dans le verre d’un dénommé Abimaël Green et décamper sans se soucier du reste…
Et c’est là que l’on comprend que s’il y a bien eu une erreur de casting, celle-ci est le fait d’Anatol Stukowski et non de François Emmanuel. Car dans la relation fraternelle qui se crée entre le tueur putatif et sa victime désignée, un autre livre commence à s’écrire : non plus seulement un polar où le meurtre reste à commettre, mais un roman initiatique, le récit d’une découverte de soi et des autres, le cheminement à travers les bas fonds d’une ville improbable du Nouveau Monde, des sommets de ses gratte-ciel aux profondeurs de ses égoûts, vers une vérité intérieure dégagée des artifices et faux-semblants d’une société délibérément fonctionnelle dont Anatol Stukowski et l’un de ses détectives, Jack Smell, se font les implacables porte-parole.
Dans la lecture du "Tueur mélancolique" qu’elle propose à la fin de l’édition de ce roman dans la collection Espace Nord, Ann Neuschäfer explore ces différentes pistes: l’enquête policière comme le cheminement psychanalytique qu’elle rapproche d’ailleurs de celui de l’"Œdipe sur la route" d’Henry Bauchau (qui n’est autre que l’oncle de François Emmanuel). Mais pour moi qui ai découvert pour la première fois son travail avec "La Passion Savinsen" en 1998 et qui n’ai depuis lors plus cessé d’explorer son œuvre, vers l’aval comme vers l’amont, un autre rapprochement s’impose: "Le tueur mélancolique" annonçant, à travers les inquiétantes conceptions d’Anatol Stukowski et de Jack Smell, la thématique de la très troublante "Question humaine"*. Et à la lumière de ce récit plus récent, ce faux polar jubilatoire, dont la lecture est avant toute chose un véritable régal, prend des accents plus graves – plus subversifs aussi – qu’il n’y paraît à première vue…
* "La question humaine" a été publiée pour la première fois chez Stock en 2000, cinq ans après la première publication du "tueur mélancolique", en 1995 aux éditions de la Différence.
Extrait:
"Le travail comportait une grande part d’improbable. S’asseoir dans un étroit cagibi nommé bureau, dactylographier une lettre, prendre note d’un message téléphonique, aller chercher le journal et rapporter les cigares. Entre ces harassantes besognes, noter la couleur du ciel dans l’ovale de la lucarne, enfin nourrir par ce même orifice une chatte de gouttière prénommée Gladys et qui venait à heure fixe faire soyer sa robe léonine pour mendier sa pitance. A gauche de la lucarne, la clarté verte provenait de la porte vitrée du bureau de mon maître. On y entendait sa voix grasse pérorer en douceur. Les clients et les clientes y parlaient toujours très bas. Leurs ombres semblaient peintes par un expressionniste fou derrière les copeaux du verre translucide." (pp. 12-13)
Un autre livre de François Emmanuel, dans mon chapeau: "L'invitation au voyage".
Et un autre extrait du "Tueur mélancolique": ici.
D'autres livres de François Emmanuel sont présentés sur Lecture/Ecriture.
Le site de l'auteur: biographie, bibliographie et quelques textes disponibles en ligne.