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Dans mon chapeau...
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9 septembre 2009

Un plantureux cheese cake à l'Américaine

"Refaire le monde" de Julia Glass41zjHjAuC3L__SL160_AA115_
3 1/2 étoiles

Editions des deux terres, 2009, 767 pages, isbn 978284930602 

(traduit de l'Anglais par Sabine Porte)

Charlotte Greenaway Duquette, en dépit de son nom fleurant bon la Louisiane, est chef-pâtissière à New York où sa petite entreprise est florissante. Et elle mène une vie familiale plutôt heureuse avec son mari, Alan qui est psychothérapeute, et George leur petit garçon de quatre ans - à ceci près que depuis quelques mois, Alan est la proie d'une mélancolie inexpliquée mais de plus en plus affirmée, et qui commence à peser sérieusement à la jeune femme. Aussi, malgré les obstacles pratiques, la proposition inattendue qui lui est faite de devenir chef-cuisinière à la résidence officielle du gouverneur du Nouveau-Mexique, finit par prendre à ses yeux toutes les apparences d'une occasion en or, et pas seulement d'un point de vue professionnel: une occasion rêvée de faire bouger une vie qui menace de s'encroûter dans une situation assez confortable mais pas complètement satisfaisante pour autant.

Comme aux dominos, le coup de tête de Greenie - puisque tel est le surnom que ses intimes donnent à Ms Duquette - amènera de proche en proche bien d'autres changements. Et c'est le début d'un jeu de cloche-merle - façon "Je t'aime, moi non plus" - qui nous tiendra en haleine pendant 760 pages au long desquelles nous aurons aussi bien souvent l'eau à la bouche à l'évocation des somptueuses et savoureuses créations de Greenie. Julia Glass déploie ici un fabuleux talent de conteuse mêlée à un sens affiné du détail révélateur - d'un caractère, d'un état d'esprit ou d'une atmosphère. On s'attache vraiment à des héros très ordinaires dans leurs forces et leurs faiblesses, même si leurs silhouettes semblent parfois évadées du papier glacé d'un magazine "Lifestyle". Et la progression dramatique du récit est si savamment dosée qu'on ne s'ennuie pas une minute.

Je me suis régalée - presque - tout au long de ma lecture de ce gros roman onctueux et riche - un peu trop - à l'égal d'une part de ce plantureux cheese cake dont l'Amérique du Nord a le secret, et j'étais bien tentée d'accorder 4 étoiles à "Refaire le monde"... Jusqu'au deus ex machina final - les attentats du 11 septembre 2001, ben oui... - qui amène chacun des personnages à reconsidérer ses choix et à se fixer enfin à une nouvelle place. Après le monde de couleurs et de saveurs que Julia Glass nous a offert dans les trois premiers quarts de son livre, cela vous a toutes les apparences d'une solution de facilité, d'autant que son traitement de cet événement reste assez convenu et n'apporte rien de neuf. Pour être franche, j'en veux un peu à l'auteur de ne pas s'être montrée plus imaginative pour l'occasion. Mais "Refaire le monde" n'en reste pas moins une très bonne lecture d'évasion.

Extrait:

"Sur ce, on lui apporta la petite gourmandise auréolée de vapeur qui ressemblait davantage à un chapeau marron avachi. Elle respira la vapeur qui s'en dégageait. Celle-ci lui rappela tristement le parfum de l'homme assis à la table d'à côté. Elle le mangea tout de même: lentement et jusqu'à la dernière bouchée. Le soufflé avait la texture de l'amour, suave et aérienne, chaude et humide; le goût n'importait guère." (pp. 543-544)

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27 août 2009

Accompagner la migration des faucons pèlerins

"Rites d’automne" de Dan O’Brien41xXhYqgfJL__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Au diable vauvert, 2009, 295 pages, isbn 9782846261852

(traduit de l’Anglais par Laura Derajinski)

Deux ans après la publication des "Bisons du Cœur-brisé"* où il nous racontait les débuts de son élevage de bisons dans les grandes plaines du Dakota, les éditions Au diable vauvert nous permettent de retrouver Dan O’Brien pour un grand bol d’air pur en rééditant un de ses premiers livres, "Rites d’automne", déjà paru une première fois en traduction française en 1991.

En nous livrant le récit de son voyage du Wyoming vers le golfe du Mexique, en compagnie d’un jeune faucon dont la "réintroduction" en milieu naturel vient d’être mise en échec par la présence trop proche et menaçante d’un aigle royal, Dan O’Brien fait œuvre de biologiste et de militant pour la protection du monde sauvage bien plus que d’écrivain. Il n’est pas question ici de raconter joliment une belle histoire, mais bien de faire passer un message aussi efficacement que possible. De battre en brèche ce que l’auteur qualifie, avec un sens affirmé de la formule qui fait mouche, de "biologie à la Walt Disney" (p. 220). Et de dénoncer l’aveuglement avec lequel trop de ses contemporains refusent de prendre conscience de leur responsabilité – par leurs modes de consommation, ou en choisissant de s’installer dans des régions encore sauvages seulement quelques années plus tôt – dans la disparition de certaines espèces sauvages.

"Rites d’automne" n’est pas un récit optimiste: certains dommages, une fois infligés, sont irréparables. Mais malgré cela, et en dépit de l’écriture qui en paraît peu soignée, j’ai trouvé un vrai plaisir à ma lecture: celui de la découverte du monde inconnu des oiseaux d’Amérique du Nord. Et bien sûr une grande bouffée d’oxygène!

Extrait :

 

"Pourquoi le faucon pèlerin ? me suis-je demandé. La question n’était que rhétorique. J’en connaissais la réponse : elle était dans ma tête, dans les journaux et dans les livres que j’avais achetés pour feuilleter tandis que je passais du temps aux côtés de Dolly. Le pèlerin règne sur l’imagination humaine car il est source d’inspiration. Sa beauté est raffinée. Les adultes ont le dos couvert de plumes d’un noir bleuté – chacun possédant un dégradé différent – et le poitrail large d’un blanc saumoné tacheté de noir. J’ai observé Dolly dans son plumage immature sombre, ses pattes d’un jaune virant au bleu, ses longs doigts fins, ses ongles d’ébène. A cet instant, elle a levé une patte pour se gratter le menton avec autant de délicatesse qu’une femme se frotterait le nez à une soirée mondaine. La patte toujours en l’air, elle a tiré délicatement sur la petite sonnette attachée à son tarse. Elle s’est tournée vers moi et ses yeux noirs m’ont transpercé. Si les yeux sont le miroir de l’âme, celle du pèlerin est profonde et majestueuse. On y trouve des rivières bouillonnantes, dans ces yeux, des montagnes, des océans, et la volonté intense de les intégrer à son propre environnement." (pp. 46-47)

* Ce livre a récemment été réédité dans la collection Folio sous le titre "Les bisons du Broken Heart".

20 mai 2009

Le diable est dans les détails

"La vraie vie de Sebastian Knight" de Vladimir Nabokovcouverture_Nabokov
4 ½ étoiles

Albin Michel, 1951, 278 pages, ASIN B0017W3DM2

(traduit de l’Anglais par Yvonne Davet)

Ce tout premier roman écrit par Vladimir Nabokov – en Anglais – après son arrivée aux Etats-Unis, où il fut publié en 1941, se singularise de prime abord par ses apparences de simplicité. Le style en est beaucoup plus sobre et plus sage que celui du "Don", le dernier des grands romans russes de Nabokov, et la construction, très souple et presque linéaire, est bien éloignée de la mécanique à la virtuosité vertigineuse de "Feu pâle". La lecture en est fluide et aisée, à un degré tout à fait inhabituel chez le romancier russe. Et l’on ne verra guère de difficultés à en résumer l’intrigue: deux mois après la mort prématurée de Sebastian Knight, brillant romancier anglais d’origine russe, et auteur de cinq livres remarqués, son jeune (demi-)frère entreprend d’écrire sa biographie en s’appuyant tout autant sur de larges extraits de l’œuvre de Sebastian (tous, comme de bien entendu, créés de toutes pièces par Vladimir Nabokov qui laisse là libre cours à une inventivité débordante) que sur les témoignages de ses proches. Ce qui ne va pas sans difficulté car les deux frères s’étaient éloignés au fil des années, et le jeune aspirant-biographe, manquant d’informations de première main, se révèle d’emblée d’une naïveté et d’une maladresse déconcertante dans sa quête pour combler cette lacune - braquant ses interlocuteurs dont certains refusent ensuite de lui livrer les informations qu’ils détiennent, pour s’en aller ailleurs gober les histoires les plus invraisemblables. A quoi s’ajoute le fait qu’il ne possède qu’une maîtrise toute relative de l’Anglais, la langue dans laquelle Sebastian avait choisi de créer son oeuvre et qui s’impose donc aussi pour l’écriture de sa biographie.

Chacune des informations glanées par le jeune frère de Sebastian se voit ainsi nimbée d’une aura d’incertitude, quand elle n’est pas tout simplement remise en question par un minuscule détail en apparence anodin tout prêt à prendre le lecteur en embuscade cinquante pages plus loin. Et la biographie projetée initialement cède la place à une évocation du mystère des êtres, et de la tragédie ordinaire de l’incommunicabilité entre deux frères qui au fond s’aimaient bien, mais ne se parlaient pas. Tout cela pendant qu’une autre lecture de "La vraie vie de Sebastian Knight" affleure à la surface du texte, suivant le fil d’une réflexion sur la littérature, ses trucs, ses astuces, et les critères, esthétiques et formels, définissant cette littérature de qualité, véritablement novatrice, que Sebastian Knight – et sans doute Vladimir Nabokov ? – n’a jamais cessé d’appeler de ses vœux.

Dans un tel contexte, la moindre citation tirée d’un livre de Sebastian Knight, comme la plus anodine des réflexions que ceux-ci inspirent à son biographe, trouvent une chambre d’écho inattendue. Et ces quelques phrases, où le narrateur s’échinant à retrouver son frère derrière son œuvre se voit forcé de reconnaître son impuissance, ont peut-être encore plus de poids que d’autres, retenant l’attention du lecteur fort tenté, fut-ce à son corps défendant, de rechercher les idées et émotions de Vladimir Nabokov derrière celles de ses créatures: "Il avait la curieuse habitude de doter même les plus grotesques de ses personnages de telle ou telle idée, ou impression, ou désir, avec quoi il eût pu lui-même jouer. (…) mais je ne connais aucun autre auteur qui se serve de son art d’une manière aussi déroutante, - déroutante pour moi qui souhaiterais découvrir l’homme derrière l’auteur. La lumière de la vérité personnelle est difficile à distinguer dans le miroitement d’une personnalité imaginaire, mais ce qui est encore plus difficile à comprendre, c’est le fait confondant qu’un homme écrivant des choses qu’il sentait réellement au moment où il les écrivait, ait pu simultanément avoir le pouvoir de créer – et en se servant des choses mêmes dont la pensée le faisait souffrir - un personnage fictif et un peu ridicule." (pp. 154-155)

Au cours de ma fréquentation de l’œuvre de Vladimir Nabokov, je ne suis sans doute jamais sentie si près de croire, sans réserve, à la simple réalité des émotions mises en jeu : l’amour fraternel, le pur et simple amour de la littérature, de la lecture et des livres… Et dans le même temps, je ne me suis sans doute jamais sentie si méfiante face à un livre de cet auteur machiavélique et mythomane dont l’autobiographie-même * n’échappe pas à la suspicion de la réinvention.

Pas si simple finalement, "La vraie vie de Sebastian Knight" se révèle au moment d’en tourner la dernière page telle une de ses grandes maisons peu pratiques mais bourrées de recoins secrets. Et l’envie se fait très forte de reprendre ce livre au début pour débusquer ceux de ces recoins qui m’auraient échappé à la première lecture. Et aussi pour savourer, tout simplement, ce si bel hommage aux mille et un pouvoirs de la littérature.

* "Autres rivages"

Extrait:

"Mais l’Iris du Miroir n’est pas que la parodie hilarante de la construction d’un roman policier; c’est aussi une charge malicieuse de plusieurs autres choses: par exemple, de certains plis littéraires que Sebastian Knight, avec son inquiétante faculté de percevoir la décrépitude secrète, remarque dans le roman moderne, à savoir: cette ficelle en vogue qui consiste à réunir un groupe hétéroclite de gens dans un espace limité (hôtel, île, rue). Il fait en outre, dans le cours du livre, la satire de différents genres de styles et aussi de la façon dont une plume élégante résout le problème de combiner avec bonheur le style direct avec la narration et la description, en utilisant autant de variantes du « dit-il » qu’il s’en trouve dans le dictionnaire entre «aboya-t-il» et « zézaya-t-il»." (pp. 124-125)

41Y4YGG57NL__SL160_AA115_Pour un réédition plus récente (toujours dans la traduction française d’Yvonne Davet) : Gallimard/Folio, 1979, 308 pages, isbn 9782070370818

D'autres livres de Vladimir Nabokov sont présentés sur Lecture/Ecriture où il était l'auteur des mois d'avril et mai 2007.

10 mai 2009

L’Amérique de l’an 2000

"L’état des lieux (Frank Bascombe, III)" de Richard Ford415y5uYuP8L__SL160_AA115_
4 étoiles

Editions de l’Olivier, 2008, 730 pages, isbn 9782879295251

(traduit de l’Anglais par Pierre Guglielmina)

Voici notre troisième rendez-vous avec Frank Bascombe, cette fois à l’occasion des célébrations familiales de Thanksgiving, et avec, comme pour les deux volets précédents *, des élections présidentielles en toile de fond, soit l’élection de l’automne 2000, "volée" par Georges Bush Jr face à Al Gore. Si jamais un quatrième volet des heurs et bonheurs de Frank Bascombe devait voir le jour, on peut sans doute risquer l’hypothèse qu’il prendrait place au moment des fêtes de Noël de l’année 2008, peu après la victoire de Barack Obama et en pleine crise économique ;-).

Mais trève de plaisanterie, depuis les événements racontés dans "Indépendance" et qui se déroulaient à l’été 1988, l’Amérique est devenue plus dure et s’est faite la proie d’une violence sans rime ni raison, une violence dont nous ne cesserons pas de sentir la présence inquiétante tout au long de cet "état des lieux", toujours hanté, comme les volumes précédents, par l’inacceptable absence de Ralph, le fils aîné de Frank mort à l’âge de neuf ans, bien avant que nous ne fassions la connaissance de son père. Georges Bush n’est pas encore au pouvoir, les attentats du 11 septembre n’ont pas encore eu lieu et les guerres d’Afghanistan et d’Irak n’ont pas commencé, mais vraiment, il y a quelque chose de pourri au pays du grand rêve américain, même si celui-ci continue à faire des adeptes tels Mike Mahoney, l’assistant de Frank, immigré d’origine tibétaine qui mêle allègrement en une épaisse soupe new age sa culture bouddhiste à la doctrine libérale de son pays d’adoption. Richard Ford nous propose ainsi un état de l’Amérique d’autant plus fascinant qu’il s’inscrit dans la perspective des deux premiers tomes et d’une évolution s’étalant sur plus de quinze ans.

Et vivant dans ce monde plus dur, Frank a vieilli et s’est fait plus vulnérable que jamais.  Désormais installé à Sea Clift dans une maison du bord de mer menacée à terme par l’érosion des côtes, atteint d’un cancer de la prostate et délaissé par sa seconde épouse, Sally qui est partie rejoindre en Ecosse, dans une obscure tentative de renouer les fils d’une histoire jamais clôturée, son premier mari brutalement réapparu après avoir été présumé mort pendant près de vingt ans, Frank n’a sans doute jamais été si sensible à la fragilité et à la finitude de nos petites vies humaines. Cela nous vaut de longues pages de ces réflexions introspectives qui sont devenues les marques de fabrique du personnage: des pages vraiment trop longues mais aussi, bien souvent, touchantes par le mélange de fragilité et de joie de vivre qui s’y exprime, apportant une belle conclusion (provisoire ?) au cycle de Frank Bascombe.

Extrait:

"Entre-temps de nouvelles vagues humaines déferlaient accomplissant le trajet quotidien pour travailler à Haddam plutôt qu’à Gotham ou à Philly. Une petite population de sans-abri était apparue. Il fallait attendre en moyennne treize mois pour obtenir un rendez-vous chez le dentiste. Et les habitants que je rencontrais dans la rue, des citoyens que je connaissais depuis vingt ans et à qui j’avais vendu des maisons, refusaient à présent de croiser mon regard, fixaient leurs yeux sur mes cheveux et continuaient d’avancer, comme si nous étions tous devenus les vieillards à la fois excentriques et invisibles que nous avions rencontrés nous-mêmes à notre arrivée des décennies plus tôt.

Haddam, dans ces détails diaboliques, avait cessé d’être une banlieue tranquille et heureuse, cessé d’être dans une position subalterne pour devenir une ville à elle seule, sans avoir cependant une substance bien déterminée. Elle était devenue une ville d’autres, pour d’autres. On pouvait dire qu’elle manquait d’âme, ce qui expliquerait pourquoi le besoin d’un Centre d’information se fait sentir et pourquoi célébrer le passé du village semble être une bonne idée. Le présent est ici, mais on ne peut pas sentir son poids dans le creux de la main." (p. 138)

* "Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" et "Indépendance (Frank Bascombe, II)", tous deux déjà présentés dans mon chapeau.

Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.

14 avril 2009

Ecran de fumée

"Indépendance (Frank Bascombe, II)" de Richard Ford9782020326438
3 ½ étoiles

Points, 1997, 588 pages, isbn 9782020326438

(traduit de l’Anglais par Suzanne V. Mayoux)

Deuxième étape de ma découverte de l'oeuvre de Richard Ford, et par la même occasion, des aventures de Frank Bascombe...

Trois années se sont écoulées depuis les événements relatés dans "Un week-end dans le Michigan". Frank Bascombe a quitté son emploi de journaliste sportif et est devenu agent immobilier. Son ex-épouse s’est remariée avec un architecte du nom de Charley O’Dell et est partie s’installer dans le Connecticut en emmenant leurs deux enfants, Paul et Clarissa. Et Paul, justement, s’est mis depuis quelque temps à filer du mauvais coton. En ce week-end (encore!) de la fête de l’Indépendance, Frank s’apprête donc à entraîner son fils dans un petit voyage qui leur fournira, croit-il, l’occasion d’une bonne conversation entre hommes. Mais bien sûr, les choses ne se passeront pas comme prévu…

Autant je me suis sentie d’emblée "embarquée" par "Un week-end dans le Michigan", que je n’ai littéralement pas pu lâcher avant d’en tourner la dernière page, autant "Indépendance" m’a laissée partagée, oscillant tout au long de ma lecture entre un ennui poli et un intérêt somme toute fort modéré. Non que la qualité de l’ouvrage de Richard Ford laisse ici à désirer, car j’ai bien retrouvé l’acuité d’observation qui faisait merveille dans le premier épisode des aventures de Frank Bascombe, et la belle épaisseur dont l’auteur parvient à doter le petit monde de Haddam. Mais rien à faire: Frank Bascombe devenu agent immobilier affiche une tendance à la monomanie nettement plus marquée que le journaliste sportif, obsédé qu’il est à présent par des interrogations qui sont en tout état de cause fort éloignées de mes préoccupations, et par une théorie de l’engagement et de l’indépendance qui suppose que l’on n’engage en fait pas grand-chose, à part peut-être un peu d’argent. Pire encore, je n’ai pas pu me défendre de l’impression que toutes ces réflexions passablement fumeuses, toute cette philosophie à deux sous et ces histoires de "Phase d’Existence", n’étaient que le reflet des piètres tentatives de Frank pour occulter le fait qu’il ne digérait pas le remariage de son ex-épouse et surtout le départ de ses enfants pour le Connecticut…

Bref, ce nouvel avatar de Frank Bascombe s’est révélé à mes yeux comme un assez beau spécimen de casse-pieds, et j’ai épuisé mon capital de sympathie à son endroit assez tôt dans ma lecture d’"Indépendance". Alors, fort heureusement, il reste le "régal de dialogues à couper le souffle, de vacheries ciselées au scalpel, de digressions succulentes" annoncé – sans trop d’exagération - par la quatrième de couverture. Il reste le plaisir que j’ai éprouvé à la lecture de quelques portraits-charges d’une ironie mordante, tel celui du nouveau mari de l’ex-madame Bascombe, républicain bon teint, ou celui du vigile qui veille à la tranquillité du quartier résidentiel luxueux où le nouveau couple s’est installé. Et il reste un beau tableau teinté d’amertume d’une Amérique confrontée à "la sensation nouvelle d’un monde féroce embusqué tout autour de [son] territoire, une appréhension à laquelle (…) les habitants ne pourront jamais s’accoutumer, qui demeurera inconciliable jusqu’à l’heure de leur mort." (p. 12), et qui sombre petit à petit dans la morosité et une inquiétude sournoise. En ce mois de juillet 1988, alors que la campagne électorale – George Bush Sr vs Michael Dukakis – bat son plein, on peut reconnaître là quelques signes avant-coureurs d’une paranoïa qui prendra de tout autres proportions sous la présidence de George Bush Jr. Et c’est là largement de quoi maintenir l’intérêt peu ou prou en éveil, à défaut malheureusement de retrouver la magie d’"Un week-end dans le Michigan"…

Extrait:

"(…) je lance mon premier «sujet intéressant»: combien il est difficile, ici, à une quinzaine de kilomètres au sud de Hartford, d’imaginer que, le 2 juillet 1776, toutes les colonies de la côte se méfiaient les unes des autres comme de la peste, se comportaient comme autant de nations séparées, farouchement guerrières, qui redoutaient plus que tout la perte de valeur de la propriété et la religion pratiquée par les voisins (comme aujourd’hui), et qui savaient pourtant qu’il leur fallait trouver moyen d’accroître leur prospérité et leur sécurité. (Au cas où cela paraîtrait complètement barjo, c’est sérieux, c’est au programme sous l’intitulé: «Les liens entre le passé et le présent: de la fragmentation à l’unité et à l’indépendance.» A mon sens, c’est un thème de réflexion totalement approprié à la difficulté qu’éprouve Paul à intégrer son passé disloqué dans son présent tumultueux, de façon à ce que les deux s’associent raisonnablement pour lui procurer liberté et indépendance, plutôt que de rester dissociés au point de le rendre cinglé. Les cours d’Histoire sont des leçons subtiles qui nous incitent à avoir la mémoire et l’oubli sélectifs, et valent donc beaucoup mieux que la psychiatrie, qui vous force à tout vous rappeler.)" (pp. 343-344)

D'autres livres de Richard Ford, dans mon chapeau: "Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" et "L'état des lieux (Frank Bascombe, III)"

Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.

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1 avril 2009

Ces deuils que l’on ne fait jamais vraiment

"Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" de Richard Ford Un_week_end_dans_le_Michigan
4 ½ étoiles

Points, 2002, 491 pages, isbn 9782020564892

(traduit de l’Anglais par Brice Matthieussent)

Première rencontre avec l'oeuvre de Richard Ford, le nouvel auteur du mois de Lecture/Ecriture. Et première rencontre avec Frank Bascombe, héros récurrent de trois de ses romans, tous situés à Haddam, confortable banlieue résidentielle du New Jersey. Sans l'avoir du tout planifié, Richard Ford a en effet retrouvé Frank Bascombe dans "Indépendance" puis dans "L'Etat des lieux", qui forment donc avec "Un week-end dans le Michigan" une sorte de trilogie que je prévois de continuer à explorer dans les prochaines semaines...

Après une carrière d’écrivain avortée – un recueil de nouvelles publié et un roman abandonné à mi-parcours -, Frank Bascombe est devenu journaliste pour un magazine sportif new yorkais. Père de trois enfants – dont l’aîné, Ralph, est mort quatre ans plus tôt des suites du syndrome de Reye* -, il est séparé de leur mère avec laquelle il est resté en assez bons termes et il fréquente depuis quelques mois une infirmière, elle aussi divorcée, Vicki Arcenault. "Un week end dans le Michigan" est, entre autres choses, le récit du premier week end qu’il passe avec cette dernière, à Detroit, en profitant du congé pascal: un petit voyage romantique qui a pour eux – et pour le couple qu’ils formeront peut-être, ou peut-être pas - valeur de test. Un voyage et des rencontres qui fournissent aussi à Richard Ford un prétexte pour évoquer la vie des banlieues de la middle class américaine, leur confort matériel et bien sûr ce qui se cache sous leur vernis brillant. Et c’est justement par là que ce "week-end dans le Michigan" se révèle un roman à la fois profondément original et passionnant. Car s’il gratte bien la peinture pour aller voir ce qu’il y a dessous, Richard Ford n’emprunte pas les mêmes chemins que certains de ses confrères. Et il ne se rend pas là où le lecteur l’attendait au tournant.

Pas question ici d’une grande charge vitriolée contre le matérialisme effréné des banlieues middle class, à la façon de l’"American Beauty" de Sam Mendes. Si matérialiste et vaine qu’elle puisse paraître, cette vie est parée aux yeux de Frank Bascombe de nombreux bienfaits dont le moindre n’est certainement pas de lui permettre de passer un jour de plus, puis un autre, et de continuer à vivre, dans le confort rassurant de son traintrain routinier, puisque selon ses termes: "Un sens aigu du rituel rend parfois la vie supportable, alors qu’on pourrait être bien tenté de se flinguer." (p. 50) - piètre parade, certes, et qui ne marche pas tout le temps, ni pour tout le monde, mais qui vaut mieux que rien du tout... 

Et qu’on ne s’y trompe pas, le regard que Richard Ford pose ici sur la vie tranquille de son héros n’a rien de superficiel car c’est bel et bien un gouffre que l’on découvre sous le vernis : celui qu’a ouvert dans la vie de Frank Bascombe l’expérience primordiale et inéluctable de la mort et du deuil, un gouffre auquel Frank tente vaille que vaille de faire face du mieux qu’il peut.

L’expérience est si largement partagée et si universelle qu’on ne peut pas ne pas se sentir concerné par l’histoire de Frank Bascombe, par le chagrin qui ne l’a pas lâché depuis la mort de son fils et auquel d’innombrables signes ne cessent de le ramener, du suicide d’un de ses amis au simple déroulement d’une conversation avec sa compagne de voyage: "dans le récit de Vicki, je me retrouve confronté aux émotions crues d’une mort réelle, et, tandis que je roule sur la bretelle de l’autoroute, je ressens la même chose que lors du matin que je viens d’évoquer [NDFC: celui de la mort de Ralph]: un deuil immense, et la crainte d’une dépossession plus grande encore." (p. 86)

Bref, c’est là une expérience essentielle que Richard Ford aborde avec tant d’humanité, en donnant tant d’épaisseur et de vérité à son héros, qu’on ne peut tout simplement pas lâcher "Un week end dans le Michigan" avant d’en avoir tourné la dernière page. Ce livre vous captivera de bout en bout, même si, comme moi, la seule évocation du mot sport vous fait baîller d’ennui et si la profession du héros vous inciterait – bien à tort – à prendre la fuite…

Extrait :

"Loin au-delà de Grand River, je suis frappé par ce qui ressemble à des milliers de restaurants et par l’attachement de cette population pour ces lieux publics. Tout autant que les voitures, les repas constituent l’obsession la plus commune. Mais ces endroits ont chacun leur modeste part de gloire revigorante – grills, gargotes, tavernes, restaurants, cafés, tous de bonne qualité. Une partie de l’essence de l’existence se trouve là. Et par une maussade soirée printanière, un détour rapide vers l’un d’eux suffit parfois à rendre l’affreuse solitude supportable un soir de plus. Pour l’essentiel, je vous l’assure, le Michigan sait exactement ce qu’il fait. Il connaît l’ennemi et sait parer à ses attaques surprises." (pp. 199-200)

* Cette affection rare, qui se déclenche généralement chez les enfants et les adolescents à la suite d’une infection virale (grippe, varicelle…) touche le système nerveux et le foie, et peut encore souvent se révéler mortelle surtout si elle n’est pas diagnostiquée rapidement.

D'autres livres de Richard Ford, dans mon chapeau: "Indépendance (Frank Bascombe, II)" et "L'état des lieux (Frank Bascombe, III)"

Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.

16 mars 2009

Réalisme social

"Eux" de Joyce Carol Oates41JKGqNMuyL__SL160_AA115_
4 étoiles

Points/Signatures, 2008, 650 pages, isbn 9782757809440

(traduit de l’Anglais par Francis Ledoux)

"Eux", ce sont Maureen et Jules Wendall, toute leur tribu, leurs parents, Loretta et Howard, leur petite sœur Betty, et le monde où ils vivent, celui des blancs pauvres dans la Detroit des années 1930 encore marquées par la Grande Dépression jusqu’aux années 1960. C’est leur histoire que Joyce Carol Oates a entrepris de raconter dans ce livre, couronné par le National Book Award en 1970, et que l’on peut encore considérer, toutes proportions gardées, comme une de ses œuvres de jeunesse.

Et très vite, le doute s’insinue, lancinant, face à ce roman où les choses ne semblent jamais rentrer dans l’ordre, ou rien ne prend jamais sens. Face à la longue litanie des déboires qui frappent cette famille "ordinaire" (?), l’on se dit que tout cela ne peut pas être vrai : la longue série des déveines, guignes, brutalités, maladies, méfaits de l’alcool ou pure et simple bêtise qui fait illico replonger celui qui semblait un tant soit peu commencer à se sortir de sa misère. Quand ce n’est pas tout simplement, ainsi que le note Jules, "son statut de fils, de frère" qui en fait "un être entraîné vers le fond de la rivière par les chaînes du sang et de l’amour" (p. 285).

Mais pourtant, Joyce Carol Oates avait averti son lecteur d’entrée de jeu : tout est vrai, et cette histoire est celle d’une de ses anciennes étudiantes en cours du soir à l’université de Detroit, avec laquelle elle avait repris contact quelques années plus tard et entretenu une correspondance qui lui avait fourni les matériaux de ce gros roman touffu. Et c’est lorsque le déroulement du récit atteint l’instant précis de cet échange de lettres entre Maureen Wendall et son ancien professeur devenue écrivain que l’on commence à comprendre le projet poursuivi à travers l’écriture de "Eux". Au moment où l’héroïne prend l’auteur à parti en rejetant en bloc les arrangements de la littérature, l’ordre et la forme que celle-ci  impose aux faits et que la réalité réfute, l’on comprend enfin que Joyce Carol Oates a tenté ici de relever le défi et d’écrire un roman qui restitue le désordre du monde. Son pari est d’ailleurs réussi. Et c’est en cela, surtout, que "Eux" est un grand roman réaliste dont la lecture se révèle une expérience passionnante. Même si elle se fait aussi pesante et cela dans tous les sens du terme : par l’atmosphère plombée qui imprègne ce livre d’un bout à l’autre et parce qu’avec ses 650 pages bien tassées, l’édition de poche de la collection Points/Signatures ne rentre plus vraiment dans la catégorie des livres maniables que l’on peut facilement glisser dans son sac et emporter partout avec soi…

Extrait :

"Vous avez dit : « La littérature donne forme à la vie », je me rappelle que vous avez dit cela très clairement. Qu’est-ce que la forme ? Pourquoi est-ce mieux que la façon dont la vie se présente toute seule ? Je déteste tout cela, tous ces mensonges, tant de mots dans tous ces livres. Ce que j’aime lire dans cette bibliothèque, ce sont les journaux. Je veux savoir. Le vieux lit un journal, et l’homme au nez qui coule aussi. Comme moi, ils veulent découvrir ce qui se passe, ce qui est réel. Ils n’ont pas de temps dans leur vie pour les choses fabriquées. Mais je me rappelle que vous avez dit cela de la forme." (p. 435)

Un autre livre de Joyce Carol Oates, dans mon chapeau: "Nous étions les Mulvaney"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture

14 janvier 2009

Apre et rude

“Lettres à Essenine” de Jim Harrison4114617WADL__SL160_AA115_
4 étoiles

10/18, 2003, 141 pages, isbn 2264036761

(traduit de l’Anglais par Brice Matthieussent)

Trente lettres adressées par Jim Harrison à Serge Essenine, dont la photo trône sur son bureau. Trente missives écrites par un auteur américain d’aujourd’hui à un poète russe né en 1895 à Riazan, qui chanta avec enthousiasme les espoirs de la révolution d’octobre puis qui se suicida, par pendaison, le 28 décembre 1925.

Trente lettres et autant de poèmes où Jim Harrison explore, comme en une plongée hypnotique, sa vision de l’écriture et de son cortège d’exigences – la dèche, le découragement, l’alcool, la drogue et la tentation du suicide mais aussi la solitude, le bonheur de vivre dans les grands espaces américains et les joies familales… Trente textes âpres, rudes, crus. Trente “poèmes qui pèsent lourd sur notre estomac comme aliments frits, puissants, viscéraux, aussi impurs que les corps qu’ils décorent” (p. 97) et qui nous révèlent une nouvelle facette, forte et fragile à la fois – sombre aussi -, de l’auteur de “Dalva” et de la “Route du retour”.

Extrait:

“Today we’ve moved back to the granary again and I’ve anointed the room with Petrouchka. Your story, I think. And music. That ends with you floating far above in St Petersburg’s blue winter air, shaking your fist among the fish and green horses, the diminutive yellowsun and chicken playing the bass drum. Your sawdust is spilled and you are forever borne by air. A simple story. Another madman, Nijinsky, danced your part and you danced his. None of us apparently is unique. Think of dying waving a fist full of ballpoints pens that change into small snakes and that your skull will be transposed into the cymbal it was always meant to be. But shall we come down to earth? For years I have been too ready to come down to earth. A good poet is only a sorcerer bored with magic who has turned his attention elsewhere. O let us see wonders that psylocibin never conceived of in her powdery head. Just now I stepped on a leaf that blew in the door. There was a buzzing and I thought it concealed a wasp, but the dead wasp turned out to be a tiny bird, smaller than a hummingbird or june bug. Probably one of a kind and I can tell no one because it would anger the swarm of naturalists so vocal these days. I’ll tuck the body in my hair where itwill remain forever a secret or tape it to the back of your picture to give you more depth than any mirror on earth. And another oddity: the record needle stuck just at the point the trumpet blast announced the appearance of your ghost in the form of Petrouchka. I will let it repeat itself a thousand times through the afternoon until you stand beside the desk in your costume. But I’ve no right to bring you back to life. We must respect you affection for the rope. You knew the exact juncture in your life when the act of dangling could be made a dance”

“Aujourd’hui nous nous sommes réinstallés au grenier et j’ai béni la pièce avec Petrouchka. Ton histoire, je crois. Et ta musique. A la fin tu flottes très haut dans l’air bleu hivernal de Saint-Pétersbourg, agitant le poing parmi poissons et chevaux verts, le minuscule soleil jaune et les poulets  jounat de la grosse caisse. Ta sciure est jetée, toujours tu côtoieras l’air. Histoire banale. Un autre fou, Nijinki, dansa ton rôle et toi le sien. Apparemment aucun de nous n’est unique. Mourir en brandissant un poing rempli de stylos-billes qui se transforment en menus serpents et ton crâne sera transposé en ces cymbales qu’il devait  toujours devenir. Mais redescendrons-nous sur terre ? Pendant des années, je n’ai été que trop prêt à redescendre sur terre. Un bon poète n’est qu’un sorcier las de la magie, qui a tourné son attention ailleurs. O laisse-nous voir des merveilles que la psylocibine ne conçut jamais dans sa tête poudreuse. Je viens de marcher sur un feuille entrée par la porte. Ça vrombissait et j’ai pensé à une guêpe cachée là, mais cette guête morte était en f ait un oiseau minuscule, plus petit qu’un colibri ou un scarabée. Sans doute une espèce bizarre, je n’en parlerai à personne, de peur d’irriter l’essaim des naturalistes si tonitruants ces temps-ci. Je glisserai ce corps dans mes cheveux où il restera à jamais un secret ou je le collerai au dos de ta photo pour te donner davantage de profondeur que tou miroir terrestre. Autre bizarrerie : l’aiguille du phono s’est bloquée sur la sonnerie de trompette annonçant l’apparition de ton fantôme sous la forme de Petrouchka. Je la laisserai se répéter mille fois cet après-midi jusqu’à ce que tu te campes en costume près du bureau. Mais je n’ai aucun droit de te ramener à la vie. Nous devons respecter ton affection pour la corde. Tu connaissais la jointure exacte de ta vie que cette traction pouvait transformer en danse.”  (pp. 52-53)

Jim Harrison était l'auteur des mois d'avril et mai 2006, sur Lecture/Ecriture.

Vous trouverez également, dans mon chapeau, des poèmes de Serge Essenine: ici et là.

4 novembre 2008

En ces temps obscurs...

"Man in the Dark" de Paul Auster41Ki89prbDL__SL160_AA115_
4 étoiles

Faber and faber, 2008, 180 pages, isbn 9780571240760

Un homme est seul dans la nuit, en proie à l'insomnie. Sa fille et sa petite-fille sont allongées sous le même toit, sans doute tout aussi réveillées que lui. Leur maison est une maison endeuillée. Et pour tenir à distance le chagrin et l'horreur dans cette longue nuit solitaire, notre homme ne trouve pas de meilleure parade que de se raconter une histoire: celle d'un jeune homme ordinaire qui se voit transporté, à son corps défendant, dans une réalité parallèle où les Etats-Unis d'Amérique présentent un visage bien différent de celui que nous leur connaissons aujourd'hui. Ils sont toujours en guerre, mais cette fois avec eux-mêmes, car les états favorables à Al Gore, lors des élections présidentielles d'il y a tout juste huit ans, n'y ont pas accepté la victoire de Georges W. Bush provoquant ainsi l'éclatement du pays et des scènes d'Apocalypse dignes des pires séries B...

"Man in the Dark" nous promène constamment entre la songerie d'August Brill, puisque tel est le nom de notre insomniaque, et ses retours à une réalité pénible et douloureuse. La construction du nouveau roman de Paul Auster se révèle à cet égard assez simple et linéaire, mais aussi diablement efficace. La tension entre la médiocrité de l'histoire que se raconte August Brill et ce que nous découvrons peu à peu de sa vie réelle - il fut un critique littéraire aussi intransigeant qu'enthousiaste, et il s'est depuis quelques temps laissé entraîner par la passion de sa petite-fille pour ce que le cinéma peut offrir de meilleur, les chefs-d'oeuvre des Renoir, de Sica, Ray ou Ozu... - tire sans cesse l'attention vers l'avant. Vers une conclusion qui claque comme une gifle et qui impose presque brutalement je ne dirai pas le sens de cette fable surprenante - car c'est bien plutôt d'une absence de sens qu'il faudrait parler - mais sa cohérence.

Voici un roman qui pourrait marquer un tournant dans l'oeuvre de Paul Auster. Peut-être vers plus de simplicité et d'efficacité, ici en faveur d'un engagement manifeste car "Man in the Dark" est, entre autres choses, une prise de position politique portée à un degré d'intensité dramatique inégalé.

Extrait:

"Renoir then cuts to Gabin and Dalio running through the woods*, and I'd bet money that every other director in the world would have stayed with them until the end of the film. But not Renoir. He has the genius - and when I say genius I mean the understanding, the depth of heart, the compassion - to go back to the woman and her little daughter, this young widow who has already lost her husband to the madness of war, and what does she have to do? She has to go back into the house and confront the dining room table and the dirty dishes from the meal they've just eaten. The men are gone now, and because they're gone, those dishes have been transformed into a sign of their absence, the lonely suffering of women when men go off to war, and one by one, without saying a word, she picks up the dishes and cleans the table." (pp. 17-18)

* Dans "La Grande Illusion"

Paul Auster était l'auteur du mois de novembre 2005 sur Lecture/Ecriture

couvEn V.F: "Seul dans le noir"
traduit de l'Anglais par Christine Le Boeuf
Actes Sud, 2009, 324 pages, isbn 9782742780464

24 octobre 2008

De simples histoires de détresses et de joies ordinaires

"La vitesse foudroyante du passé" de Raymond Carver
4 1/2 étoiles41XyWrpkTNL__SL500_AA240_

Points, 2008, 175 pages, isbn 9782757805763

(traduit de l'Anglais par Emmanuel Moses)

Mes rencontres précédentes avec l'oeuvre de Raymond Carver m'ont laissé le souvenir d'un merveilleux nouvelliste, qui n'avait pas son pareil pour évoquer avec trois fois rien des vies très ordinaires, leurs détresses et leurs joies, petites et grandes. De la mort d'un enfant aux ravages de l'alcool, d'une scène de ménage - et chez Carver, celles-ci peuvent être d'une rare violence et pourtant rendues sans aucun pathos - au plaisir tranquille d'une journée consacrée à la pêche à la ligne, l'économie des moyens déployés n'a d'égal que la profonde attention que l'auteur accorde à ses personnages si terriblement humains, sans jamais les juger. Un regard qui n'est pas sans rappeler celui que Tchékhov posait sur les héros de ses propres nouvelles, Tchékhov à qui Raymond Carver avait d'ailleurs rendu un hommage sensible dans sa nouvelle "Les trois roses jaunes"...

Et les poèmes rassemblés dans "La vitesse foudroyante du passé" m'ont permis de retrouver les qualités que j'avais tellement appréciées dans les nouvelles, au fil d'histoires - car chacun de ces textes est une histoire à part entière, parfois resserrée dans l'espace d'une seule page - si possible encore plus denses et épurées que dans les nouvelles. Ce sont quatre-vingt poèmes de forme très libre et fluide où la poésie se fait impalpable, tout en restant incontestablement présente, par la grâce d'un je-ne-sais-quoi, peut-être à peine une lueur de beauté dans le regard du poète mais cette lueur change tout...

Extrait:

La petite chambre

"Il y eut un grand règlement de comptes.
Les mots volaient comme des pierres à travers les fenêtres.
Elle hurlait, elle hurlait, comme l'Ange du Jugement.

Puis le soleil jaillit et un sillage de fumée
stria le ciel matinal.
Dans le silence soudain, la petite chambre
se retrouva étrangement seule, tandis qu'il lui séchait ses larmes.
Elle devint comme toutes les autres petites chambres sur terre
que la lumière a du mal à envahir.

Des chambres où les gens hurlent et se blessent.
Puis éprouvent douleur, et solitude.
Incertitude. Un besoin de consolation." (p. 83)

D'autres poèmes de Raymond Carver, dans mon chapeau: La toile d'araignée et "Asie"

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Dans mon chapeau...
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