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Dans mon chapeau...
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30 septembre 2010

Une porte ouvrant sur un avenir meilleur

"Une porte sur l'été" de Robert A. Heinlein41CvjBxAaNL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Le livre de poche/SF, 2010, 281 pages, isbn 9782253023401

(traduit de l'Anglais par Régine Vivier)

Oui, je l'avoue, je fais partie de ces lecteurs trop gourmands qui ont la mauvaise habitude de lire plusieurs livres en même temps... Sauf que... Une fois n'est pas coutume: passant de nouvelles inédites de Raymond Carver ("Débutants") à "Une porte sur l'été", j'aurais parfaitement pu croire que je lisais toujours le même livre, à savoir l'histoire d'un pauvre type noyant dans l'alcool son chagrin d'avoir été trahi par la femme qu'il aimait.

Mais heureusement pour Danny B. Davis, le héros d'"Une porte sur l'été", le monde selon Robert A. Heinlein offre des possibilités inexistentes dans les USA de Raymond Carver. Avec la complicité de son chat Pete (diminutif de Petronius), et de Ricky Tikki-Tavi – non, ce n'est pas une mangouste*! C'est une petite fille -, grâce aux cures de long sommeil – trente ans au dodo en hypothermie, dont on se réveille sans avoir pris une ride – et aux voyages temporels – encore très expérimentaux -, Danny a au fond toutes les cartes en main pour se construire un avenir meilleur, et trouver sa porte sur l'été.

En dépit de l'humeur morose de son héros, du moins au moment où nous faisons sa connaissance, Robert A. Heinlein maintient de bout en bout un ton léger, désinvolte et pétillant, en évitant soigneusement toute réflexion métaphysique sur le libre arbitre, que le voyage dans le temps appelait pourtant du pied et à laquelle Hubert Lampo – un des grands représentants du réalisme magique en Belgique – a prêté une dimension proprement vertigineuse dans son excellente nouvelle "De geboorte van een god"**. Il n'y a donc rien de cela dans "Une porte sur l'été", mais un bon petit roman, bien enlevé: juste ce qu'il faut pour passer un agréable moment de détente.

* Même si Rikki-Tikki-Tavi en est bien une, de mangouste, sous la plume de Rudyard Kipling ;-).
** "La naissance d'un dieu", nouvelle qui, à ma connaissance, n'est malheureusement pas disponible en traduction française.

Extrait:

"Durant son enfance de chaton, alors qu'il n'était encore qu'une boule duveteuse et bondissante, Pete s'était élaboré une philosophie toute personnelle: j'avais la charge du logis, de la nourriture et de la météorologie. Lui était chargé du reste. Il me rendait tout particulièrement responsable du temps qu'il faisait. Les hivers du Connecticut ne sont jolis que sur les cartes de Noël. Cet hiver-là, très régulièrement, Pete allait jeter un coup d'oeil à sa chatière, et, se refusant à emprunter ce chemin recouvert d'une déplaisante matière blanche – il n'était pas fou -, venait me tanner jusqu'à ce que je lui ouvre une porte.
Il avait la conviction inébranlable que l'une d'elles, au moins, devait s'ouvrir en plein soleil – s'ouvrir sur l'été. Il me fallait donc, chaque fois, faire le tour des onze portes en sa compagnie, les lui ouvrir l'une après l'autre, et lui faire constater que l'hiver sévissait également, tandis que ses critiques sur mon organisation défectueuse s'élevaient crescendo à chaque déception."
(p. 8)

D'autres romans de l'âge d'or de la SF vous sont proposés sur Lecture/Ecriture où il s'agissait du thème des mois d'août et septembre 2010.

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15 septembre 2010

A la merci des caprices de Laura

"Les enfants de la veuve" de Paula Fox5131Q4ilXYL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Joëlle Losfeld, 2010, 216 pages, isbn 9782070789429

(traduit de l'Anglais par Marie-Hélène Dumas)

A la veille de leur départ pour une croisière au long cours, Laura Maldonada Clapper et son mari Desmond ont convié quelques proches – Clara, la fille que Laura a eue d'un premier mariage, Carlos, le frère de Laura, et Peter leur vieil ami - pour un dîner d'adieu que leurs invités – et tout particulièrement Clara – n'abordent pas sans appréhension tant ils sont habitués à voir Laura, ses caprices et ses sautes d'humeur, souffler le chaud et le froid sur leurs réunions. Ils se laisseront toujours surprendre - et ils le savent - baissant leur garde devant les rares mouvements de gentillesse de leur hôtesse pour se trouver d'autant plus vulnérables lorsque le vent tourne, ainsi que le constate Clara, observant sa mère d'un oeil averti et pourtant troublé: "Elle semblait détendue, prête à accorder un moment d'intimité, à dire quelque chose de profondément touchant, et de vital, et Clara avait beau savoir qu'il n'y avait rien derrière cette promesse, qu'elle n'était volontairement destinée qu'à poser un décor, elle s'y laissa prendre comme quelqu'un qui trébuche toujours sur la même marche malgré l'avertissement qui résonne dans sa mémoire." (p. 83)

Mais ce que Clara, Carlos, Peter et même Desmond ignorent, c'est que Laura vient d'apprendre plus tôt dans la journée la mort de sa mère dans le home où elle l'avait placée. Et cet événement, que Laura gardera secret pendant la plus grande partie de la soirée, a encore exacerbé son envie d'en découdre. Laura et ses frères n'ont en effet jamais pardonné à leur mère, restée veuve très jeune à la mort de son mari, un riche propriétaire cubain, la manière dont elle s'était laissé déposséder de la fortune familiale. Et la mort de la vieille femme, en réveillant d'anciennes rancoeurs et les souvenirs d'une jeunesse marquée par une pauvreté humiliante, se fera le détonateur d'un grand règlement de comptes dont aucun des convives ne sortira indemne.

Là où d'autres n'hésiteraient pas à appuyer le trait ou à forcer sur le vitriol – telle Ivy Compton-Burnett dans son roman "Des hommes et des femmes" -, Paula Fox se révèle tout au contraire d'une maîtrise impressionnante, tout en économie, en sobriété et en justesse. Et ce faisant, elle métamorphose un sujet foncièrement casse-gueule pour nous offrir un très très grand roman de la famille dysfonctionnelle. C'est implacable. C'est vrai. C'est compliqué et pourtant limpide. Insupportable et touchant. Bref, c'est humain. Et c'est à lire, sans hésitation.

Extrait:

"«- Je ne jouais pas, dit Peter. Je me sens vraiment mis à l'écart par mes soeurs. Je n'ai pas le droit de le dire?
- Bon dis-le, alors, répondit Laura avec une étonnante froideur. Ce n'est pas ma faute si tu provoques des réponses blessantes. Nous faisions
semblant de parler de tes soeurs. Tu n'avais pas besoin d'en dire beaucoup. Mais tu nous les a lancées en pâture, et quand j'ai plaisanté, tu as changé les règles du jeu.»
Clara avait du mal à respirer - l'air se raréfiait, les convives pâlissaient, visages, mains, meubles, tout dans la pièce avait pris la même couleur cendreuse, il ne restait rien de vivant que l'odeur de tabac et de sueur de la chaleur ambiante. Ils mouraient tous au rythme de la pluie qui frappait les carreaux. Clara toussa, comme étouffée par des sanglots. Peter tourna lentement la tête vers Laura. Il avait le visage étrangement tiré, comme s'il l'avait agrippé pour mieux le tendre de ses doigts crispés. Puis il sourit.
«Tu as raison, dit-il. Oui, tu as raison.
- Je me moque d'avoir raison ou non, répondit Laura.
- Je sais...
- Je suis si heureuse que vous soyez là. Nous sommes devenus de vrais ermites, Desmond et moi. C'est tellement merveilleux de vous voir tous.»"
(p. 82)

D'autres livres de Paula Fox, dans mon chapeau: "Côte ouest" et "Le dieu des cauchemars"

5 juin 2010

Fascinations

"Reflets dans un œil d’or" de Carson McCullers41625WSVH8L__SL500_AA300_
4 étoiles

Stock/La cosmopolite, 2001, 174 pages, isbn 2234054273

(traduit de l’Anglais par Pierre Nordon)

Désir ou répulsion, amour ou haine. Ces passions ne s'exacerbent jamais autant que dans un monde refermé sur lui-même, alors que ceux qui en sont la proie ne peuvent leur opposer la moindre dérivation. Et il en va bien ainsi des héros de "Reflets dans un oeil d'or": le capitaine Penderton, sa femme et l'amant de cette dernière, le commandant Langdon dont la propre épouse, Alison, ne s'est jamais remise de la mort de leur petite fille et ne trouve quelque consolation que grâce aux attentions de son domestique philipin, Anacleto, tandis qu'ignoré des autres personnages, le simple soldat Elgee Williams se prend d'une véritable fascination pour Mrs Penderton.

Avec ce roman situé dans le huis-clos d’une garnison du Sud des Etats-Unis, Carson McCullers nous offre un drame tendu et resserré, d’une extrême économie. Un drame à six personnages que leurs obsessions, leurs angoisses et leurs fascinations inavouables – de celles que l’on n’ose même pas s’avouer à soi-même mais que vient pourtant incarner dans leurs rêves "un paon d’un vert sinistre, avec un immense œil d’or. Et dans cet œil les reflets d’une chose minuscule…" (p. 121) - mèneront inéluctablement vers une issue tragique. Un drame qui tient toute son intensité de la franchise avec laquelle l'auteur aborde les ressorts les plus secrets des comportements de ses héros - sans pour autant sombrer dans l'impudeur – par la grâce d'une écriture aussi sobre que précise.

C'est dire que si le deuxième roman de Carson McCullers ne partage pas la notoriété de son devancier, "le coeur est un chasseur solitaire", ou des nouvelles de "La Ballade du café triste", dont il ne possède peut-être pas la grâce, il n'en mérite pas moins toute notre attention!

Extrait:

"L’agitation du capitaine avait ce soir de nombreuses causes. Il possédait à certains égards une personnalité peu banale. Il entretenait une curieuse relation avec les trois aspects fondamentaux de l’existence que sont la vie elle-même, le sexe et la mort. Sexuellement, il présentait une subtile ambivalence entre les deux sexes, mais sans manifester l’activité de l’un ou de l’autre. Pour un être enclin à se tenir un peu à l’écart de l’existence et à relativiser ses impulsions affectives pour se livrer à une activité impersonnelle, de nature artistique ou simplement excentrique, la recherche de la quadrature du cercle, par exemple, est une condition tout à fait supportable. Le capitaine avait son travail et il ne se ménageait pas; on lui prédisait une brillante carrière. Peut-être sans sa femme n’aurait-il pas souffert de ce manque ou de cet excès. Mais il souffrait en sa compagnie. Il avait une funeste tendance à s’éprendre des amants de son épouse." (p. 20)

3 mai 2010

Une beauté austère et inaccessible

"Sortilèges de l'Ouest" de Rob Schultheis41_rv3hZshL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Gallmeister, 2009, 203 pages, isbn 9782351780237

(traduit de l'Anglais par Marc Amfreville)

Devenu tout à la fois journaliste, écrivain, ethnologue et alpiniste, après avoir passé une bonne part de sa jeunesse en Extrême-Orient, Rob Schultheis a certainement plus d'une corde à son arc, et ce qui est plus important encore, ces expériences si diverses lui confèrent un regard très personnel et singulier, qui se double d'un esprit critique particulièrement aiguisé. Couvrant les guerres d'Afghanistan (l'invasion soviétique tout d'abord, puis la guerre contre les talibans), cela lui valut de voir sa tête mise à prix successivement par le KGB et par les adeptes du mollah Omar. Plus récemment ses enquêtes sur le terrain en Irak ont également retenu l'attention, mais Rob Schultheis n'en a pas pour autant négligé d'appliquer ses multiples talents à son pays natal ainsi qu'en témoignent ces "Sortilèges de l'Ouest" rassemblant les récits et les impressions d'une série de voyages que l'auteur a effectués dans l'ouest américain, du plateau du Colorado au Nord du Mexique, entre 1962 et les années 1980.

Sous le désordre apparent des chapitres dont la succession bouscule allègrement la chronologie, et même la logique géographique, c'est pourtant une vision cohérente d'un monde - complexe, magnifique, inhospitalier, menaçant et menacé – qui se fait jour au fil des pages de ces "Sortilèges de l'Ouest", tant l'attention de Rob Schultheis ne semble rien avoir laissé échapper. Ni les destinées des peuples indiens, des villages abandonnés des Anasazis et des dons de voyant de Crazy Horse aux difficultés que vivent les Navajos, les Kickapoos et tous les autres pour faire subsister un peu de leur culture dans les Etats-Unis d'aujourd'hui. Ni de la beauté austère, minérale et inhumaine de paysages menacés par la charge que les grandes métropoles de l'Ouest américain font peser sur les ressources naturelles de leur arrière-pays, et en premier lieu, sur ses réserves d'eau douce.

Invitation à réfléchir – et plutôt deux fois qu'une - à nos modes de vie, "Sortilèges de l'Ouest" est aussi un hymne à la beauté fragile d'une nature grandiose, que l'homme avait jusqu'ici à peine effleurée, et une incitation à ne pas aller l'envahir à grands renforts de hordes de touristes mais bien à la laisser tranquille. La poésie et le merveilleux s'y mêlent volontiers à la rigueur et à la précision de l'essayiste pour nous offrir un texte magnifique, qui ne devrait laisser insensible ni les citoyens soucieux de la préservation de l'environnement, ni les amoureux des grands espaces américains, ni les amoureux de "bonne" littérature (celle qui étonne, instruit, passionne, intrigue, dérange, celle surtout qui émeut et émerveille ses lecteurs).

Extrait:

"J'avançai sur le lac à grands coups de pagaie, et en un rien de temps, je me retrouvai au beau milieu de milliers de grèbes: de petits oiseaux nerveux et tristes aux yeux inquiets. Ils s'éloignaient imperceptiblement à mon approche. Il y en avait tellement! Sept cent cinquante mille, ce n'est qu'un nombre abstrait jusqu'à ce qu'il se métamorphose en quelque chose de vivant. L'air bruissait du frémissement d'un milliard d'ailes, un bruit blanc, comme le vent ou l'eau dans le lointain. Abaissant le regard jusqu'à l'endroit où ma rame fendait la surface, je voyais l'eau bouillonner de crevettes artémias; il aurait suffi de placer les mains en corolle pour ramasser une vingtaine de ces crustacés aériens et translucides. Le lac ressemblait maintenant à un chaudron en ébullition. Partout, presque à perte de vue, les oiseaux barbotaient et plongeaient pour saisir leurs proies: contre toute attente, un ballet de vie et de mort, d'algues et de diatomées, de crevettes, de mouches et d'oiseaux, au coeur sépulcral de ce désert de pierre." (p. 177)

5 avril 2010

Un roman d'un nouveau genre

"Le dernier samouraï" d'Helen Dewitt41DLNj19lzL__SL500_AA300_
4 étoiles

Robert Laffont/Pavillons poche, 2009, 607 pages, isbn 0786866683

(traduit de l'Anglais par Pierre Guglielmina)

Sibylla est issue d'une famille de surdoués: comme ses parents, elle est excessivement brillante, et comme eux inadaptée à la vie dans nos sociétés si bien formatées. Et comme ses parents, elle vivote d'un travail bien en-deça de ses possibilités qui suffit à peine à les faire vivre, elle et son fils Ludo: un boulot de dactylo payée à la page qui couvre leur loyer mais pas toujours le chauffage les envoyant tous deux se dégeler dans la touffeur d'une rame du métro londonien, tournant en boucle sur la Circle Line, où les activités du gamin – à cinq ans, il lit déjà l'Odyssée dans le texte original et s'est mis en tête d'apprendre le Japonais – ne vont pas sans susciter d'abondants commentaires, pour ou contre, de la part des autres usagers.

Ludo ne connaît pas son père, dont Sibylla refuse obstinément de lui révéler le nom, lui proposant en lieu et place de figure paternelle les héros du film d'Akira Kurosawa "Les sept samouraïs". Mais ce subterfuge ne fait qu'un temps, et le fil rouge de ce roman si original est bel et bien la quête de Ludo pour se trouver un père, une quête qui l'amène à envisager successivement plusieurs candidats, chacun à sa manière brillant et pourtant perdu, paumé, manquant bizarrement d'un quelque chose d'indéfinissable.

L'extraordinaire galerie de personnages qui défilent dans ce "dernier samouraï" ne cesse de surprendre, mais pas autant que le texte lui-même. Littéralement truffé de références, de petits bouts d'un peu de tout mais pas de n'importe quoi, de l'Harmonielehre d'Arnold Schoenberg, de pages entières tirées de grammaires grecques ou japonaises, de récits de voyage chez les Inuits ou au coeur de Bornéo, il se boit pourtant comme du petit lait, composant un roman captivant mais qui semble aussi répondre au questionnement de Sibylla sur l'art: "Si vous dites que dans un livre les Italiens doivent parler italien parce que dans le monde réel ils parlent italien et que les Chinois devraient parler chinois parce que les Chinois parlent chinois, vous avez une conception plutôt naïve d'une oeuvre d'art; c'est comme si vous pensiez voici la seule façon de peindre: le ciel est bleu. Je vais peindre le ciel en bleu. Le soleil est jaune. Je vais peindre le soleil en jaune. L'arbre est vert. Je vais peindre l'arbre en vert. Et de quelle couleur est le tronc? Brun. Alors quelle couleur utilisez-vous? Ridicule. Même en laissant de côté la peinture abstraite, il est plus véridique de dire qu'un peintre pense à la surface qu'il veut sur la toile, au type de lumière et de lignes, aux relations des couleurs, et qu'il est attiré par le fait de peindre des objets qui pourraient être représentés avec ces propriétés. De la même façon, un compositeur ne pense pas pour l'essentiel qu'il voudrait imiter tel ou tel son – il pense qu'il veut la tessiture d'un piano avec un violon, ou d'un piano avec un violoncelle, ou quatre instruments à cordes ou six, ou encore un orchestre symphonique; il pense aux relations entre les mots." (pp. 77-78)

"Le dernier samouraï" apparaît donc comme le prototype-même du roman rêvé par son héroïne - "(...) tout l'après-midi je n'ai cessé d'entendre dans ma tête des fragments de livres qui pourraient exister dans trois ou quatre cents ans. Il y en avait un avec des personnages du nom de Hakkinen, Hintikka et Yu - situé provisoirement à Helsinki - avec en toile de fond de la neige et des masses de sapins noirs, un ciel noir & des étoiles scintillantes, une narration ou peut-être un dialogue avec nominatif génitif partitif essif inessif adessif illatif abaltif allatif & translatif, des gens diraient Hyvää päivää pour bonjour il y aurait un accident de voiture de sorte que le mot tieliikenneonnettomuus pourrait faire son apparition, puis dans l'esprit de Yu des caractères chinois, qui correspondraient à Sapin Noir Neige Blanche, c'était absolument magnifique." (pp. 78-79). Un roman composé comme une symphonie en fonction des rapports entre les mots, les images et les sonorités qu'ils suggèrent. Un roman pourtant bien du goût des lecteurs d'aujourd'hui, dont les six cents pages se dévorent d'une traite. Un roman étonnant de bout en bout.

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7 février 2010

"Laisse-toi d'abord surprendre."

"Le dieu des cauchemars" de Paula Fox9782070787289
4 étoiles

Joëlle Losfeld/Arcanes, 2006, 248 pages, isbn 2070787281

(traduit de l'Anglais par Marie-Hélène Dumas)

Il a fallu la nouvelle de la mort de son père, parti de la maison treize ans auparavant, pour qu'Helen Bynum se décide enfin à quitter le motel qui leur permettait, sa mère et elle, de vivoter chichement. Et surtout pour qu'elle se décide à quitter sa mère, qui pendant treize ans n'avait pas cessé d'attendre, en vain donc, le retour de son mari, dans une atmosphère étouffante.

Pour l'essentiel, "Le dieu des cauchemars" est le récit de sa découverte du monde alors qu'elle s'est installée à La Nouvelle-Orléans où vit sa tante, une ancienne actrice tombée dans la déchéance et dans l'alcool, n'emportant comme seule leçon de son enfance que ce conseil de son père: "Essaye d'aller vers ce qui est nouveau avec autant d'innocence que tu le peux – laisse-toi d'abord surprendre." (p. 51) Et pour l'essentiel, sa nouvelle vie sur les bords du Mississippi est effectivement une vie pleine de surprises, tissées de nouvelles amours, de nouvelles amitiés – avec le poète Gerald Boyd et sa compagne Catherine chez qui Helen loue une chambre, avec Claude et Nina... C'est une vie heureuse, malgré la guerre qui a commencé en Europe et qui menace aussi les Etats-Unis, malgré la maladie dont souffre Gerald et les soucis d'argent récurrents.

Dressant un tableau si vivant et savoureux de la bohême du quartier français dans les années 1940, "Le dieu des cauchemars" est à plus d'un égard un livre lumineux et un vrai bonheur de lecture. Mais c'est aussi un livre qui ne brûle ses cartouches que dans ses toutes dernières pages, fonctionnant somme toute comme les poèmes de Gerald dont Helen avait pu dire: "[Ils] ne ressemblaient à rien de ce que j'avais lu. Courts, de huit ou dix lignes, ils ne rimaient pas. Ils étaient comme de petites explosions dans des pièces nues, et le dernier vers avait comme un effet retard sur moi, celui qui vous fait voir soudain d'une façon tout à fait différente quelque chose que vous pensiez avoir définitivement compris." (p. 104) C'est par son épilogue qui nous invite à remettre en question toute l'interprétation que l'on pouvait en avoir jusque là, que "Le dieu des cauchemars" révèle enfin sa construction en tous points exemplaire, une vision bien plus sombre que ce que le regard, sans doute quelque peu naïf, d'Helen nous avait permis de percevoir... et sa véritable richesse.

Extrait:

"Le soir quand il est chez lui, il boit toujours quelque chose avant d'aller se coucher. Il ne dort pas bien. Il boit debout, très solennel, dans la cuisine. Je l'ai vu avec un grand verre rempli d'un liquide trouble comme de la fumée. (...) J'ai posé la question à Claude. Et il m'a expliqué que c'était une libation au dieu des cauchemars.
- Rien d'étonnant, après ce que tu viens de me raconter.
- Non, pas du tout. Il ne veut pas s'empêcher de faire des cauchemars. Au contraire, il en réclame, mais il n'en veut que pendant son sommeil.
- Et il en fait? ai-je demandé.
- Presque chaque nuit. Il espère qu'il n'y en aura pas dans sa vie éveillée, et maintenant il m'inclut dans ce souhait."
(pp. 147-148)

L'avis d'Yvon

Et d'autres livres de Paula Fox, dans mon chapeau: "Côte ouest" et "Les enfants de la veuve"

24 janvier 2010

Des héros cassés par la vie

"Le boxeur manchot" de Tennessee Williams41DZQZVA7CL__SL500_AA240_
4 étoiles

Robert Laffont/Pavillons poche, 2006, 219 pages, isbn 2221105974

(traduit de l'Anglais par Maurice Pons)

La fréquentation de son théâtre - "La ménagerie de verre", "Un tramway nommé désir"... - m'avait permis de découvrir en Tennessee Williams un dramaturge attentif aux plus faibles, soucieux de mettre en lumière des personnages malmenés par la vie, cassés déjà ou tout simplement trop fragiles ou inadaptés. Et je viens de retrouver les mêmes héros un peu cassés dans ce recueil de nouvelles, dont "Portrait d'une jeune fille en verre" reprend d'ailleurs sous une forme narrative l'argument de "La ménagerie de verre".

Doux rêveurs quelque peu décalés tels le personnage central de la nouvelle "Le poète", miss Gelkes ("La nuit où l'on prit l'iguane") ou Homer Stallcup ("Le champ des enfants bleus"), ou êtres solitaires qu'une force obscure pousse à l'auto-destruction comme Oliver Winemiller (héros de la nouvelle-titre) ou encore Anthony Burns ("Le masseur noir"), "Le boxeur manchot" nous offre autant de concentrés d'humanité et de fragilité, solidement plantés d'une plume efficace qui n'hésite pas à flirter, en toute liberté, avec le merveilleux ou le fantastique ("Chronique d'une disparition", "L'oiseau jaune"). Et si le ton de Tennessee Williams peut aussi se faire mélancolique ou caustique, atteignant par moment à une réelle drôlerie, c'est avant tout son attention  - toute simple, sans grande phrase - pour ses héros, qui marque le plus durablement l'esprit à la lecture de ce beau recueil.

Extrait:

"Il n'avait aucune idée de ce qu'étaient ses désirs réels. Désirer, cela consiste à vouloir occuper un espace plus grand que celui qui vous est offert - et cela était spécialement vrai dans le cas d'Anthony Burns. Ses désirs, ou plutôt son désir fondamental était tellement trop grand pour lui qu'il l'engloutissait complètement - comme un manteau qu'il aurait fallu couper en dix manteaux plus petits. ou, plus exactement: c'est beaucoup plus de Burns qu'il aurait fallu pour remplir ce manteau-là." (pp. 88-89)

31 décembre 2009

Sexe, drogue et rock'n roll

"Moi tout craché" de Jay McInerney41MOIozEfZL__SL500_AA240_
4 1/2 étoiles

Editions de l'Olivier, 2009, 301 pages, isbn 9782879296715

(traduit de l'Anglais par Agnès Desarthe)

Enfin, pour le rock'n roll, je ne sais pas: les années 1980 ont connu d'autres modes musicales. Mais le sexe et la drogue, c'est sûr, la génération perdue de ces années-là, dont Jay McInerney nous conte les destinées au long de ce qui nous est présenté comme un recueil presque complet de ses nouvelles, ne pourrait pas s'en passer. Car que pourrait-elle opposer d'autre à son ennui, son insatisfaction lancinante et son mal de vivre?

On comprend dès lors que d'aucuns aient pu rapprocher Jay McInerney de Francis Scott Fitzgerald, et de son évocation d'une autre jeunesse en mal de repères, celle des années 1920 et de "Tendre est la nuit". Et à vrai dire les grands enfants trop gâtés, perdus entre les clubs de Manhattan, les bleds les plus paumés du fin fond du Nebraska et les montagnes du nord de l'Afghanistan, héros de ces seize nouvelles de l'écrivain new yorkais, ne sont a priori guère plus susceptibles que leurs devanciers d'éveiller mon intérêt et ma sympathie. Comme chez Francis Scott Fitzgerald, tout, ici, tient dans la manière: un style franc, rapide et tout à la vivacité de l'expression et du sentiment, qui fait de la lecture des nouvelles de "Moi tout craché", en dépit de leur noirceur et de leur désespoir, un grand régal revigorant.

Pour tout dire, je n'ai que rarement eu l'occasion de me plonger dans un recueil de nouvelles qui maintienne tout du long un tel niveau de qualité. Même chez les auteurs les plus doués, il vient presque toujours un moment où l'on repère un début de répétition, un personnage qui réapparaît une fois de trop, se muant ainsi en stéréotype, une ficelle ou une astuce qui devient par trop apparente. Mais je n'ai rien vu de tout cela dans ce recueil qui couvre pourtant près de trente années d'écriture, de 1982 à 2008, et où des textes qui, à première vue, pouvaient sembler ressasser des thèmes très proches - ces histoires de couples usés et aigris par de trop nombreux coups de canifs de l'un ou de l'autre dans le contrat de la fidélité conjugale - s'ouvrent en définitive sur des mondes de sentiments et d'émotions complètement différents. Un tel poids d'humanité et de vécu, sans un poil de graisse excédentaire. Vraiment, c'est un régal!

Extrait:

"Nous vivons dans un coin où la première chose qu'on vous demande quand vous rencontrez quelqu'un c'est à quelle église vous allez, une ville qui compte plus d'églises que de saloons. La plupart des bibles du pays sont publiées ici, pareil pour les chansons folk. Nous avons aussi plus de boîtes de strip-tease, de salons de massage et de librairies pour adulte que vous ne pouvez l'imaginer, tout ça bien rangé au centre-ville, juste à la sortie du carrefour où l'autoroute croise la rocade*. Les gens du cru vous diront que c'est rien que des étrangers là-dedans, mais je ne suis pas convaincu. On pourrait peut-être établir une corrélation entre l'ampleur de cette industrie du sexe et le nombre d'églises, mais je ne me risquerais pas à le faire en public, dans la mesure où il y a aussi pas mal d'armes à feu par chez nous. J'ai, moi-même, un .38, entre le matelas et le sommier, et un fusil à pompe Remington calibre 12, dans le cabinet d'armurie, ce qui correspond à peu près à la moyenne. Pour l'instant, je ne me suis jamais servi du .38, mais je me sens plus en sécurité de la savoir là, même si les statistiques affirment le contraire. J'utilise le calibre 12 pour la chasse aux canards; tous les hivers, je pars avec mes vieux potes de la fac à Reelfoot Lake." (pp. 110-111)

* Plutôt bizarre, soit dit en passant, que l'apparition du terme typiquement hexagonal de "rocade" dans le contexte d'une petite ville américaine. C'est sinon un vrai contre-sens, du moins un choix de coloris malheureux et qui ne sonne pas juste du tout à mes oreilles sourcilleuses...

17 décembre 2009

De grands enfants trop gâtés

"Tendre est la nuit" de Francis Scott Fitzgerald51ckfBYesjL__SL160_AA115_
4 étoiles

Le livre de poche, 2008, 415 pages, isbn 9782253052296

(traduit de l'Anglais par Jacques Tournier)

Lorsque Rosemary Hoyt a fait la connaissance de Nicole et de Dick Diver, sur une plage de la Riviera, elle est instantanément tombée sous le charme de l'atmosphère de raffinement, de luxe et d'oisiveté qui entourait ce couple si éloigné de ce qui constituait son monde habituel et sa vie de jeune actrice à l'aube d'une brillante carrière, tout entière centrée sur son travail. Tout au plaisir de la découverte, elle n'a tout d'abord rien deviné du lourd secret que cachaient ses nouveaux amis, un secret que la quatrième de couverture "lâche" bien malencontreusement mais que Francis Scott Fitzgerald, lui, nous dissimule jusque bien avant dans le déroulement de "Tendre est la nuit", se contentant de nous suggérer sa présence par de toutes petites touches d'une grande délicatesse. Une dispute au motif bien énigmatique qui met fin à une soirée, une liste de courses (qui a, à juste titre, retenu l'attention de David Lodge), quelques propos presque anodins tenus ici ou là, sont autant de signes, ténus puis de plus en plus clairs et menaçants, des failles qui courent sous la surface scintillante de la vie des Diver et de leur petit cercle d'intimes.

Au fil des pages et des points de vue qui changent au gré des trois sections de ce roman, le vernis des apparences se craquèle insensiblement laissant remonter au jour les souvenirs de la première guerre mondiale et les blessures familiales, l'amertume et le désoeuvrement de ces jeunes américains – la "génération perdue" - trompant leur ennui sur les routes européennes des années 1920. Tout le charme et l'intérêt de ce portrait de grands enfants trop gâtés, englués dans une vie de luxe et d'oisiveté, est là, dans l'élégance et le raffinement de la prose de Francis Scott Fitzgerald, dans son art subtil de la suggestion, et dans le mystère soigneusement entretenu, le secret si longtemps maintenu à l'état de simple pressentiment (et l'indiscrétion de la quatrième de couverture n'en est sans doute que plus regrettable...). Tout, ici, est dans la manière, l'art, le style. Et quel style!

Extrait:

"Elle était d'une telle naïveté que la fastueuse simplicité des Diver la touchait au coeur, incapable encore d'en saisir la complexité, le manque absolu d'innocence, incapable de deviner qu'il s'agissait pour eux d'un choix de qualité, et non de quantité, dans le clinquant de l'univers, et que cette assurance, cette simplicité, cette ouverture d'esprit, presque enfantine en apparence, la façon qu'ils avaient d'exagérer les qualités les plus banales, faisaient partie d'un marchandage désespéré avec les dieux, et n'avaient été obtenus qu'à la suite de violents conflits, qu'elle ne pouvait pas soupçonner." (p. 37)

Une autre génération perdue, celle des années 1980, s'anime sous la plume de Jay McInerney dans "Moi tout craché".

18 octobre 2009

"Quel beau passé nous avons eu"

"Destins obscurs" de Willa Cather51VD62HY5DL__SL160_AA115_
5 étoiles

Rivages/Poche, 1994, 160 pages, isbn 2869307470

(traduit de l'Anglais par Michèle Causse)

Se retournant avec ces trois nouvelles écrites entre 1928 et 1931 vers le Nebraska rural de son enfance, dans le dernier quart du XIXème siècle, Willa Cather ressuscite avec une infinie tendresse un monde et des êtres disparus, des émotions en-allées sans retour.

Chacune de ces nouvelles est le récit d'une fin. Fin de vie pour "Le Père Rosicky" dont le coeur usé par les lourds travaux des champs est sur le point de lâcher, et pour "La vieille Mrs Harris", usée elle aussi par les travaux ménagers et par les soins que requièrent ses petits-enfants, turbulents et débordants de vie. Et fin d'une amitié pour les "Deux amis", héros de la troisième nouvelle, que sépare la divergence de leurs convictions politiques. Mais seule cette dernière laisse un arrière-goût un peu amer, tant la brouille des deux hommes est foncièrement stupide, et déplorables les conséquences qui en découlent pour la petite communauté dont ils étaient des figures importantes.

Mais tout au long de ces trois récits et de ces pages d'une prose limpide, c'est bien le sentiment d'une mélancolie douce et sereine qui domine, un sentiment qui ne pouvait manquer de me rappeler la délicatesse de Gabrielle Roy. J'ai en effet retrouvé sous la plume de Willa Cather la même attention pour ses héros si humble soient-ils, et le même respect pour leur labeur, que dans le très beau recueil d'articles de la romancière canadienne, "Fragiles lumières de la terre". C'est le même charme. Et le même bonheur.

Extrait:

"C'était une belle tempête de neige: rien n'était plus gracieux que cette neige floconnant doucement sur une campagne aussi offerte. Elle tombait, légère, délicate, mystérieuse, sur sa casquette, sur l'échine et sur la crinière des chevaux. Et avec elle se répandait dans l'air un parfum sec et frais. Elle annonçait le repos de la végétation, des hommes et des bêtes, du sol lui-même, et elle promettait une saison de longues nuits de sommeil, de petits déjeuners tranquilles, de moments paisibles au coin du feu. Ces pensées, ainsi que bien d'autres, se pressèrent dans l'esprit de Rosicky mais il finit tout bonnement par conclure que l'hiver approchait; il claqua de la langue pour faire bien avancer les chevaux et continua son chemin." (p. 18)

Vous trouverez, dans mon chapeau, un billet consacré à "La petite poule d'eau" de Gabrielle Roy. Et d'autre fiches encore traitant de ses livres sur Lecture/Ecriture.

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