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Dans mon chapeau...
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russie
29 juillet 2009

Carnet de croquis

"Voyage en Arménie" d’Ossip Mandelstam51W43KJHBTL__SL160_AA115_
4 étoiles

Mercure de France, 1984, 115 pages, isbn 2715202113

(traduit par André du Bouchet)

Poète mort en victime de la brutale répression stalinienne, en 1938, Ossip Mandelstam avait longuement séjourné en Arménie quelques années plus tôt, alors que des menaces d’arrestation, au motif d’activités contre-révolutionnaires, pesaient de plus en plus lourdement sur lui. Et de ces semaines de grand air et de respiration, il a ramené ce livre de forme très libre, bien plus proche du carnet de dessin d’un peintre que d’un récit de voyage traditionnel.

De l’île de Sevan à Soukhoumi ou aux montagnes de l’Alaguez, les rencontres s’y mêlent aux descriptions de paysages, en autant de notations brèves, enfilées dans un désordre apparent. Ce sont autant de croquis tracés à grands traits vifs, flirtant souvent avec la préciosité ou l’abstraction – on ne sait pas toujours ce qu’on lit exactement, ni de quoi il s’agit, dans ces pages parfois énigmatiques -, mais pourtant puissamment évocateurs: d’une certaine qualité de lumière, de la saveur de fruits gorgés de soleil, des bonheurs de l’amitié et de conversations à bâtons rompus…

C'est un livre débordant de vie, au charme lent, insidieux et prégnant: à découvrir!

Extrait:

"J’ai eu le sentiment de troquer la galoche empoussiérée des villes contre la babouche légère du musulman.
Jamais je n’aurai vu plus loin que le ver à soie.
Qui plus est, une légèreté a fait irruption dans ma vie, cette vie toujours aride et confuse que j’ai invariablement tendance à envisager comme attente du tirage d’une lotterie chatoyante dont chaque numéro répondrait à tel de mes désirs: bout de savon à la fraise, emploi aux archives ou dans les ateliers d’un maître-imprimeur, ou encore, ce voyage en Arménie combien attendu, objet perpétuel de mes rêves…"
(p. 32)

Un autre extrait de "Voyage en Arménie", dans mon chapeau: ici

Vous trouverez sur Lecture/Ecriture d'autres suggestions de lecture de et autour d'Ossip Mandelstam:

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23 juillet 2009

Les beaux fruits de l'été (1)

"Le verger: une classe de danse, pour arbres cette fois. La timidité écolière des pommes, l'érudition vermeille des cerises. Voyez plutôt leurs quadrilles, leurs pas de deux, leurs farandoles."

Ossip Mandelstam, "Voyage en Arménie", Mercure de France, 1984, p. 94 (traduit par André du Bouchet)

Les beaux fruits de l'été (2) et (3)

2 juillet 2009

Une poésie introspective

"Histoire de pluie et autres poèmes" de Bella Akhmadoulina 31Y_D4ERmDL__SL160_AA115_
4 étoiles

Buchet/Chastel, 2009, 137 pages, isbn 978228302317

(traduit du Russe par Christine Zeytounian-Beloüs)

Née à Moscou en 1937, Bella Akhmadoulina – aujourd’hui encore peu connue des lecteurs francophones - appartient à la génération des poètes qui ont fait leur entrée sur la scène littéraire peu après la disparition de Staline. Comme certains de ses contemporains, elle s’est rendue célèbre en URSS par des lectures publiques de ses œuvres, et par son engagement dans les combats de l’époque pour une plus grande liberté d’expression. Sa traductrice, Christine Zeytounian-Beloüs, nous la présente tout simplement comme "l’un des plus grands poètes russes vivants" (p. 7), tout en précisant que son écriture aurait évolué, au cours des années 1970 et 1980, "vers davantage de complexité et de métaphores, en approfondissant la plongée dans un paysage intérieur reconnaissable entre tous et toujours aussi poignant" (p. 8).

Si l’évolution annoncée ne m’est pas apparue clairement au cours de ma lecture de ces "Histoire de pluie et autres poèmes" - qui nous permet de parcourir en un clin d’œil cinquante années de création, et qui est en fait le premier recueil de Bella Akhmadoulina disponible en Français -, je suis bel et bien tombée sous le charme de ce "paysage intérieur" où une propension certaine à l’introspection, au long d’insomnies récurrentes (de "Dormir" (poème écrit en 1960) à "Nocturnes" (daté de 1985)), se mêle à une réflexion fouillée (d’ailleurs parfois teintée d’humour, comme dans la longue séquence d’"Histoire de Pluie") sur l’écriture, la place du poète dans la société, la vie, le bonheur, la maladie…

Bref, c’est une jolie découverte que cette poésie souvent mélancolique, mais aussi insolite, surprenante et émouvante.

Extrait:

Histoire de pluie (5)

"L’hôtesse, à dire vrai,
n’aurait pas dû m’aimer en toute logique,
mais la timidité de se montrer vieux-jeu
l’en empêchait un peu, en quoi elle avait tort.

- Comment vous portez-vous ? (Ah, l’éclat de l’orage
dompté dans la fine gorge de l’orgueilleuse !)
- Merci, dis-je, je me suis roulée dans la fièvre
comme une truie se roule dans la boue.

(Quelque chose ne va pas chez moi. Pourtant,
je m’apprêtais à dire en inclinant la tête :
- Ma vie est agitée mais cependant glorieuse,
d’autant que je vous vois une nouvelle fois.)

Elle énonce :
- Il faut que je vous gronde.
Avec un tel talent !
Venir à travers pluie ! Et marcher aussi loin !
Et tous de s’exclamer :
- Au feu. Conduisez-la au feu !
- Un jour, en d’autres temps,
sur une place parmi la musique et les cris,
nous aurions pu nous voir au roulement du tambour,
et vous auriez crié :
« Au feu, jetez-la donc au feu ! »

Pour tout ! Et pour la pluie ! Pour l’après et l’avant !
Pour la nécromancie de deux prunelles noires,
et pour les sons, tels des noyaux de cerises,
qui jaillissent des lèvres sans effort.

Je te salue ! Vise-moi de tes bonds.
Mon frère feu, mon chien aux mille langues !
Lèche mes mains dans ta grande tendresse :
toi aussi tu es Pluie ! Humide est ta brûlure !

- Ce monologue est quelque peu bizarre,
réplique mon hôte vaguement offusqué.
Mais après tout : vive la jeunesse en herbe !
La nouvelle génération me plaît.

- Surtout ne m’écoutez pas ! je délire !
dis-je. La Pluie en est fautive.
Tout ce jour, elle m’a tourmentée comme un démon.
Oui, cette Pluie est cause de mes ennuis.

Soudain, je vois à la fenêtre
ma Pluie fidèle et seule, sanglotante.
Et vient nager dans mes yeux en deux larmes
la trace de la Pluie restée en moi."
(pp. 34-36)

D'autres extraits de "Histoire de pluie et autres poèmes", dans mon chapeau: "Dormir" et "La nuit où tombent les pommes"

7 juin 2009

D’une émotivité exacerbée

"Le petit héros" de Fédor Dostoïevski51SQV46H9BL__SL160_AA115_
3 ½ étoiles

Actes Sud/Babel, 2000, 69 pages, isbn 274272768X

(traduit du Russe par André Markowicz)

Un jeune garçon, presqu’un adolescent, passe le mois de juillet à la campagne chez des parents éloignés. Ses hôtes mènent grand train, recevant dans leur propriété des environs de Moscou une société brillante et variée, très gaie et superficielle aussi, que l’enfant n’a pas encore pris l’habitude de fréquenter. Et pour le jeune héros de Dostoïevski, ces quelques semaines estivales au milieu de tous ces inconnus se muent en une véritable éducation sentimentale: découverte des premiers émois amoureux, mais aussi de l’hypocrisie, du poids des apparences, de la bêtise et de l’absurde cruauté des hommes…

Tout, dans ce bref récit, est exacerbé : émotions, sensations. A tel point que l’intensité à laquelle Dostoïevski atteint dans l’expression des sentiments en vient presque à occulter le déroulement du récit. A tel point aussi qu’il est bien difficile de faire abstraction des circonstances dans lesquelles "Le petit héros" a vu le jour, et que nous dévoile la quatrième de couverture: au printemps 1849, alors que l’auteur emprisonné pour complot politique, attend le procès dont nous savons aujourd’hui qu’il se clôtura par sa condamnation à mort (qui fut ensuite commuée en une peine de déportation). Dostoïevski ne pouvait sans doute pas repousser davantage les murs de sa cellule, et l’angoisse de ces jours d’attente, qu’avec ce court récit imprégné de toutes les senteurs d’un été baigné de soleil et de toutes les émotions inédites et incontrôlables de la fin de l’enfance, récit tendre à sa façon et pourtant tracé d’une plume trempée dans le vitriol le plus pur. C’est incontestablement émouvant, quoique pour d’obscures raisons qui ne tiennent pas toutes aux qualités du texte…

Extrait:

"On le disait un homme intelligent. C’est ainsi que, dans certains cercles, on appelle une race particulière de l’humanité, engraissée sur le compte d’autrui, qui ne fait absolument rien, qui ne veut absolument rien faire et qui, suite à sa paresse éternelle, à force de ne rien faire, a un morceau de gras à la place du cœur. Ces gens vous racontent qu’ils n’ont rien à faire suite à je ne sais quelles circonstances hostiles et embrouillées, qui "épuisent leur génie" et que c’est pour cela qu’ils "font peine à voir". C’est une phrase, agréable et pompeuse, qu’ils se répètent, c’est leur mot d’ordre*, leur mot de passe et leur slogan, une phrase que ces bedaines gavées répandent partout à chaque instant, et qui, depuis longtemps, commence à vous lasser, comme une tartufferie patente ou une platitude." (pp. 24-25)

* En Français dans le texte.

D'autres livres de Fédor Dostoïevski, dans mon chapeau: "Les nuits blanches" et "Le rêve d'un homme ridicule"

Et d'autres encore, sur Lecture/Ecriture.

20 mai 2009

Le diable est dans les détails

"La vraie vie de Sebastian Knight" de Vladimir Nabokovcouverture_Nabokov
4 ½ étoiles

Albin Michel, 1951, 278 pages, ASIN B0017W3DM2

(traduit de l’Anglais par Yvonne Davet)

Ce tout premier roman écrit par Vladimir Nabokov – en Anglais – après son arrivée aux Etats-Unis, où il fut publié en 1941, se singularise de prime abord par ses apparences de simplicité. Le style en est beaucoup plus sobre et plus sage que celui du "Don", le dernier des grands romans russes de Nabokov, et la construction, très souple et presque linéaire, est bien éloignée de la mécanique à la virtuosité vertigineuse de "Feu pâle". La lecture en est fluide et aisée, à un degré tout à fait inhabituel chez le romancier russe. Et l’on ne verra guère de difficultés à en résumer l’intrigue: deux mois après la mort prématurée de Sebastian Knight, brillant romancier anglais d’origine russe, et auteur de cinq livres remarqués, son jeune (demi-)frère entreprend d’écrire sa biographie en s’appuyant tout autant sur de larges extraits de l’œuvre de Sebastian (tous, comme de bien entendu, créés de toutes pièces par Vladimir Nabokov qui laisse là libre cours à une inventivité débordante) que sur les témoignages de ses proches. Ce qui ne va pas sans difficulté car les deux frères s’étaient éloignés au fil des années, et le jeune aspirant-biographe, manquant d’informations de première main, se révèle d’emblée d’une naïveté et d’une maladresse déconcertante dans sa quête pour combler cette lacune - braquant ses interlocuteurs dont certains refusent ensuite de lui livrer les informations qu’ils détiennent, pour s’en aller ailleurs gober les histoires les plus invraisemblables. A quoi s’ajoute le fait qu’il ne possède qu’une maîtrise toute relative de l’Anglais, la langue dans laquelle Sebastian avait choisi de créer son oeuvre et qui s’impose donc aussi pour l’écriture de sa biographie.

Chacune des informations glanées par le jeune frère de Sebastian se voit ainsi nimbée d’une aura d’incertitude, quand elle n’est pas tout simplement remise en question par un minuscule détail en apparence anodin tout prêt à prendre le lecteur en embuscade cinquante pages plus loin. Et la biographie projetée initialement cède la place à une évocation du mystère des êtres, et de la tragédie ordinaire de l’incommunicabilité entre deux frères qui au fond s’aimaient bien, mais ne se parlaient pas. Tout cela pendant qu’une autre lecture de "La vraie vie de Sebastian Knight" affleure à la surface du texte, suivant le fil d’une réflexion sur la littérature, ses trucs, ses astuces, et les critères, esthétiques et formels, définissant cette littérature de qualité, véritablement novatrice, que Sebastian Knight – et sans doute Vladimir Nabokov ? – n’a jamais cessé d’appeler de ses vœux.

Dans un tel contexte, la moindre citation tirée d’un livre de Sebastian Knight, comme la plus anodine des réflexions que ceux-ci inspirent à son biographe, trouvent une chambre d’écho inattendue. Et ces quelques phrases, où le narrateur s’échinant à retrouver son frère derrière son œuvre se voit forcé de reconnaître son impuissance, ont peut-être encore plus de poids que d’autres, retenant l’attention du lecteur fort tenté, fut-ce à son corps défendant, de rechercher les idées et émotions de Vladimir Nabokov derrière celles de ses créatures: "Il avait la curieuse habitude de doter même les plus grotesques de ses personnages de telle ou telle idée, ou impression, ou désir, avec quoi il eût pu lui-même jouer. (…) mais je ne connais aucun autre auteur qui se serve de son art d’une manière aussi déroutante, - déroutante pour moi qui souhaiterais découvrir l’homme derrière l’auteur. La lumière de la vérité personnelle est difficile à distinguer dans le miroitement d’une personnalité imaginaire, mais ce qui est encore plus difficile à comprendre, c’est le fait confondant qu’un homme écrivant des choses qu’il sentait réellement au moment où il les écrivait, ait pu simultanément avoir le pouvoir de créer – et en se servant des choses mêmes dont la pensée le faisait souffrir - un personnage fictif et un peu ridicule." (pp. 154-155)

Au cours de ma fréquentation de l’œuvre de Vladimir Nabokov, je ne suis sans doute jamais sentie si près de croire, sans réserve, à la simple réalité des émotions mises en jeu : l’amour fraternel, le pur et simple amour de la littérature, de la lecture et des livres… Et dans le même temps, je ne me suis sans doute jamais sentie si méfiante face à un livre de cet auteur machiavélique et mythomane dont l’autobiographie-même * n’échappe pas à la suspicion de la réinvention.

Pas si simple finalement, "La vraie vie de Sebastian Knight" se révèle au moment d’en tourner la dernière page telle une de ses grandes maisons peu pratiques mais bourrées de recoins secrets. Et l’envie se fait très forte de reprendre ce livre au début pour débusquer ceux de ces recoins qui m’auraient échappé à la première lecture. Et aussi pour savourer, tout simplement, ce si bel hommage aux mille et un pouvoirs de la littérature.

* "Autres rivages"

Extrait:

"Mais l’Iris du Miroir n’est pas que la parodie hilarante de la construction d’un roman policier; c’est aussi une charge malicieuse de plusieurs autres choses: par exemple, de certains plis littéraires que Sebastian Knight, avec son inquiétante faculté de percevoir la décrépitude secrète, remarque dans le roman moderne, à savoir: cette ficelle en vogue qui consiste à réunir un groupe hétéroclite de gens dans un espace limité (hôtel, île, rue). Il fait en outre, dans le cours du livre, la satire de différents genres de styles et aussi de la façon dont une plume élégante résout le problème de combiner avec bonheur le style direct avec la narration et la description, en utilisant autant de variantes du « dit-il » qu’il s’en trouve dans le dictionnaire entre «aboya-t-il» et « zézaya-t-il»." (pp. 124-125)

41Y4YGG57NL__SL160_AA115_Pour un réédition plus récente (toujours dans la traduction française d’Yvonne Davet) : Gallimard/Folio, 1979, 308 pages, isbn 9782070370818

D'autres livres de Vladimir Nabokov sont présentés sur Lecture/Ecriture où il était l'auteur des mois d'avril et mai 2007.

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5 avril 2009

Un monde bascule…

"Le Pêcheur d’hommes" d’Evguéni Zamiatine51X074HPFNL__SL160_AA115_
4 ½ étoiles

Rivages poche/Bibliothèque étrangère, 1990, 149 pages, isbn 2869303378

(traduit du Russe par Bernard Kreise)

Des paysans, ouvriers, petits fonctionnaires envers lesquels – ironie du sort ou cruauté des hommes – la vie ne s’est pas montrée tendre. Ces humiliés et ces offensés dont Evguéni Zamiatine nous conte les histoires, ce pourraient être les héros des récits de Gogol ou de Dostoïevski. C’est la même ironie, la même fièvre. C’est la même compassion. Et la même inventivité, le même don pour nous proposer sans cesse de nouvelles perspectives, des métaphores inédites, bousculer ainsi nos idées préconçues et forcer un regard neuf.

Somme toute, le terrain est connu. Si la surprise est de toutes les pages, on ne sent presque pas dépaysé à la lecture des dix nouvelles rassemblés dans "Le Pêcheur d’hommes". Pourtant, au fil de ces dix textes écrits entre 1918 et 1935, Pétersbourg se métamorphose en Leningrad, et la Russie devient l’URSS. Le pouvoir change de mains. Les délits politiques changent de nature, mais la répression, qu’Evguéni Zamiatine évoque avec une franchise étonnante, ne change pas de visage. Et les petits et les sans-grades restent petits et sans-grades. Au fil de ces dix nouvelles, un monde bascule… Mais on dirait que rien ne change.

Extrait:

"Le soir et la nuit, il n’y a plus de maisons à Pétersbourg: il y a des navires de pierre de cinq étages. Monde solitaire de cinq étages, un navire vogue sur les vagues de pierre parmi d’autres mondes solitaires de cinq étages; le navire fend l’océan de pierre déchaîné des rues, scintillant des feux de ses innombrables cabines. Il n’y a pas d’habitants dans les cabines, bien sûr: ce sont des passagers. Comme à bord d’un navire, ils se connaissent tous sans se connaître, tous, les citoyens de cette république de cinq étages assiégée par l’océan de la nuit.
Les passagers du navire de pierre N°40 voguaient le soir dans cette partie de l’océan de Pétersbourg désignée sur la carte sous le nom de rue Lakhtinskaïa. Ossip, ex-concierge, aujourd’hui citoyen Malaféïev, se tenait près du ponton de l’entrée et regardait au large à travers ses lunettes tournées vers les ténèbres: parfois, les vagues amenaient un passager. Mouillé, recouvert de neige, le citoyen Malaféïev le tirait des ténèbres et il régulait pour chacun le niveau de son respect en déplaçant ses lunettes le long de son nez: le réservoir où il puisait ce respect était, par un mécanisme complexe, relié aux lunettes."
(p. 7)

26 mars 2009

"La mort, je le sais, me suit à la trace..."

J'ai quitté mes steppes natales;
C'est fini, fini sans retour,
Les feuilles des grands tilleuls pâles
Ne tinteront plus sur mes jours.

Oui, la maison sans moi se tasse,
Depuis longtemps, mon vieux chien dort;
Dans les rues de Moscou, la mort,
Je le sais, me suit à la trace.

J'aime cette ville pourtant,
Si décrépite, s'embourbant,
Ville où l'antique Asie somnole
Comme étalées sur ses coupoles.

Quand le croissant me paraît trop
Lumineux et qu'il m'ensorcelle,
Mes pas s'en vont vers mon bistrot
Toujours par la même ruelle.

Dans ce repaire, quelle fracas!
Je bois, la nuit, dans des buées,
Avec des bandits, la vodka,
Lis mes vers aux prostituées.

Mon coeur bat fort, mon mal s'aggrave...
M'oubliant, je dis pour finir:
« Comme vous, je suis une épave,
Sur mes pas, pourquoi revenir!

Oui, la maison sans moi se tasse,
Depuis longtemps mon vieux chien dort;
Dans les rues de Moscou, la mort,
Je le sais, me suit à la trace...

Serge Essénine, in "Anthologie de la poésie russe" - Edition de Katia Granoff, Poésie/Gallimard, 1993, p. 421

Un autre poème de Serge Essénine, dans mon chapeau: ici

Et une lecture des "Lettres à Essenine" de Jim Harrison:

11 mars 2009

"Réveille-moi très tôt demain..."

Réveille-moi très tôt demain,
Mère, ma patiente mère,
Je sortirai sur le chemin,
Pour l'accueillir ainsi qu'un frère.

Hier, j'ai vu, là, dans le pré,
Les traces de son attelage,
Et sa douga de bois doré
Oscille au vent sous les nuages.

Comme un croissant sur les buissons
Sa chapska luit, tout chante et bouge;
La jument danse à l'unisson
Secouant sa queue aux crins rouges.

Réveille-moi demain très tôt!
La lampe, il faut que tu l'apprêtes;
On dit que je serai bientôt
En Russie un fameux poète.

Je chanterai tout: l'Hôte et toi,
Le coq, le poêle et notre toit,
Et le lait de tes vaches, même,
Se répandra dans mes poèmes.

Serge Essénine, in "Anthologie de la poésie russe" - Edition de Katia Granoff, Poésie/Gallimard, 1993, pp. 417-418

Vous trouverez également, dans mon chapeau, une lecture des "Lettres à Essenine" de Jim Harrison.

Et un autre poème de Serge Essénine: ici

19 février 2009

Poussée de fièvre printanière

"Les nuits blanches" de Fédor Dostoïevski51PN1KDZ2SL__SL160_AA115_
4 1/2 étoiles

Actes Sud/Babel, 1992, 102 pages, isbn 9782868698315

(traduit du Russe par André Markowicz)

Le printemps s'installe à Petersbourg, et tous les Petersbourgeois qui le peuvent quittent la ville pour les datchas des environs, laissant leurs concitoyens moins bien lotis à la solitude de la cité désertée.

C'est justement l'un de ces modestes fonctionnaires, irrémédiablement coincés en ville, que nous allons accompagner ici, tout au long de quatre belles nuits printanières. Un jeune homme solitaire à l'extrême, un rêveur qui ne trouve pas sa place dans la société des hommes, et qui par une claire nuit de printemps petersbourgeois, vole au secours d'une jeune fille poursuivie par un importun. La suite est prévisible: ils se parlent, elle l'émeut, il en tombe raide amoureux alors qu'elle en aime un autre... Et le conte de fée se révèle finalement cruel, très cruel. Tandis que la question faussement naïve que l'auteur avait posée d'entrée - "Est-il possible que, sous un ciel pareil, vivent toutes sortes de gens méchants et capricieux?" (p. 9) - débouche sur une vision du monde et des hommes qui qui n'a plus rien de naïf mais se révèle bien plutôt sombre et amère, et que la lecture de Michel del Castillo, proposée à la suite du texte de Dostoïevski, met admirablement en lumière.

Que dire de plus? Sinon que ce texte d'un jeune Dostoïevski, d'avant la condamnation à mort et le bagne, annonce déjà les ombres et les failles qu'exploreront ses grands romans. Que c'est un texte magnifique dans sa joie fébrile et son amertume. Et qu'il faut vraiment le lire!

Extrait:

"Il est on ne sait quoi d'indiciblement touchant dans notre nature de Petersbourg quand, au début du printemps, elle affirme soudain sa puissance, toutes ces forces que lui donne le ciel, se couvre de duvet, se pare, se bariole de fleurs... C'est comme sans le vouloir qu'elle me rappelle la jeune fille, maladive et fanée, que vous observez parfois avec regret, parfois avec une sorte d'amour compassionnel, ou que, parfois, vous ne remarquez même pas et qui, soudain, en un instant, comme sans faire exprès, se montre belle, mais indiciblement, merveilleusement belle, et vous, sidéré, ébloui, vous vous demandez sans le vouloir: Quelle force fait briller d'un tel feu ces yeux méditatifs et tristes? d'où vient le sang qui irrigue ces joues pâles et creusées? qu'est-ce qui inonde de passion les tendres traits de ce visage? pourquoi cette poitrine se soulève-t-elle ainsi? qu'est-ce donc qui a soudain suscité cette force, cette vie, cette beauté dans le visage de cette jeune fille, qu'est-ce qui l'a fait briller de ce sourire, se vivifier d'un rire aussi éblouissant, étincelant?..." (p. 14)

"Les nuits blanches" viennent d'être adaptées très librement - et avec bonheur - au grand écran par James Gray, sous le titre "Two lovers".

D'autres livres de Fédor Dostoïevski, dans mon chapeau: "Le petit héros" et "Le rêve d'un homme ridicule"

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