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Dans mon chapeau...
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france
9 octobre 2010

Un fait divers très singulier

"Nagasaki" d'Eric Faye41MbNHwRF_2BL__SL500_AA300_
4 1/2 étoiles

Stock, 2010, 108 pages, isbn 9782234061668

D'un fait divers relaté par plusieurs quotidiens japonais en 2008 – un homme d'une cinquantaine d'années, habitant Nagasaki, a découvert à de menus faits, puis par webcam interposée qu'une femme sans domicile fixe squattait l'oshiiré* de sa chambre d'amis. Cette femme n'avait causé chez lui aucun dommage, n'avait rien détérioré ni volé, tout juste avait-elle chapardé de temps à autre un yaourt ou un peu de jus de fruit dans son frigo. Mais ainsi que le découvre Shimura-san après l'arrestation de son hôte indésirable, elle était là depuis près d'un an, tous les soirs ou presque, à deux pas de lui: "Près d'un an, Soudain, je n'ai plus entendu la fonctionnaire de police. Ça se brouillait dans ma tête. Je me remémorais tous ces soirs, toutes ces nuits quand je m'étais cru seul à l'abri du monde. Dans une bulle. Tanière, terrier, antre." (p. 51). Prise de conscience déstabilisante, agissant comme un révélateur, et dont les remous dans la vie de Shimura-san ne sont sans doute pas près de s'apaiser...

Rien de croustillant ni de sanglant donc dans ce fait divers, mais tout un monde de sentiments – peur, pitié, incompréhension et culpabilité - dont Eric Faye a su tisser son récit avec beaucoup de sensibilité et d'intelligence, en imposant une voix à nulle autre pareille – un rythme, un balancement des phrases, une élégance distanciée qui n'exclut pourtant pas l'émotion – et qui capte d'entrée l'attention du lecteur pour ne plus la lâcher jusqu'à la dernière page. Sous sa minceur trompeuse, ce court roman, alliant à la densité du propos la fluidité de l'écriture, et mêlant avec justesse intelligence et émotion, s'impose d'ores et déjà comme une des belles découvertes de la nouvelle rentrée littéraire. Ne passez pas à côté. Vous ne regretterez pas les quelques trop brèves heures de lecture passées en sa compagnie!

* le placard à futons

Extraits:

"Mes premiers soupçons, nés voici plusieurs semaines, s'étaient rapidement dissipés. Mais quelque temps plus tard, ils étaient revenus de façon subtile, comme des moucherons vibrionnent dans l'air du soir et s'éloignent avant que l'on comprenne à quoi l'on avait affaire. Tout avait commencé par la certitude d'avoir acheté tel aliment que je ne retrouvais pas. Mon premier réflexe avait bien évidemment été de douter de moi. Il est si facile de se persuader qu'on a déposé un article dans le caddie au supermarché, alors qu'on en était resté au stade de l'intention. Qu'il est tentant de mettre les tâtonnements de sa mémoire sur le compte de la fatigue... Que n'a-t-elle pas excusé, la fatigue!?" (pp. 14-15)

"L'un après l'autre, j'ai ouvert les tiroirs du salon et de ma chambre. Rien n'avait disparu, les quelques objets de valeur étaient là. Et ce constat, qui aurait dû me rassurer, n'a fait qu'accentuer mon inquiétude. J'avais affaire à un cas anormal et j'ai senti passer sur moi l'ombre de la peur. Qu'était-elle venue faire ici?" (p. 33)

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9 septembre 2010

Lumière blafarde sur la lagune vénitienne

51WRDWB3EJL__SL160_"San Clemente",
Documentaire de Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber

Contant les destinées de deux frères dont la vie se trouve bouleversée par leur rencontre avec une adolescente évadée d'un hôpital psychiatrique, "La Meglio Gioventù" de Marco Tullio Giordana m'avait permis de me familiariser avec trente années de l'histoire italienne et notamment - une page parmi d'autres, mais qui pesait de tout son poids sur la vie des deux frères - avec la réforme en profondeur dont firent l'objet les institutions psychiatriques de ce pays dans les années 1970-1980. Et ce documentaire, filmé avec des moyens extrêmement réduits par Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber en 1980 à San Clemente, petite île de la lagune vénitienne, m'y a replongé tout droit.

San Clemente accueillait depuis 1880 l'asile d'aliénés de Venise, mais au moment où Raymond Depardon et Sophie Ristelhueber décident d'y planter leur micro et leur caméra, les patients les moins atteints venaient d'être transférés vers un nouvel hôpital et un nouveau projet thérapeutique, à Venise même, ne laissant plus sur l'île que les cas les plus lourds et un personnel médical parfois fraîchement engagé et dont la bonne volonté n'a d'égal que la totale impuissance à "soigner" - de quelque façon que ce soit - des malades partis bien trop loin dans leurs mondes intérieurs et depuis bien trop longtemps. Malgré les efforts visibles du personnel et des familles, malgré les changements en cours et malgré la poésie brumeuse qui se dégage de certaines images, "San Clemente" a quelque chose de désespérant. Beau. Mais désespérant.

"San Clemente" était projeté au cinéma Arenberg dans le cadre du festival Ecran total, l'événement incontournable des étés bruxellois.

Article dans Les Inrockuptibles

31 août 2010

Invitation au songe

"Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants" de Mathias Enard41GmvkPnmsL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2010, 154 pages, isbn 9782742793624

"Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants". Ce titre – l'on découvrira qu'il est emprunté à Rudyard Kipling, et qu'il recèle à lui seul tout un programme – fait déjà rêver. Et dès les premières phrases, le nouveau roman de Mathias Enard ensorcèle par l'alliance du mystère et de la poésie, dans les vapeurs du vin et de l'opium: "La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants." (p. 9)

Mais n'allez pas y voir pour autant une songerie inconsistante! En choisissant de se pencher sur un épisode, apparemment authentique mais méconnu, de la vie de Michel-Ange – un séjour de quelques semaines à Constantinople aux mois de mai et juin 1506, à l'invitation du sultan Bayazid II, alors que l'artiste florentin est en bisbilles avec son commanditaire attitré, le pape Jules II -, Mathias Enard s'engouffre certes dans les brèches des sources historiques, inventant ce que plus personne ne peut réellement savoir. Mais c'est pour y trouver matière à conduire une vraie réflexion.

Sur les rapports entre Orient et Occident d'abord. Les échanges commerciaux prospères qui n'excluent ni la méconnaissance, ni les malentendus. Les manoeuvres politiques retorses et compliquées. Les amours qui ne disent pas leurs noms, et qui lient Michel-Ange au poète Mesihi de Pristina ou à la chanteuse andalouse que les Rois Catholiques ont chassée de sa terre natale, et dont la voix ensorcelante revient scander, à intervalles réguliers, le cours d'un récit mené le reste du temps sur un ton plus neutre et objectif.

Et bien sûr sur la condition de l'artiste - contraint à s'humilier devant les puissants que ceux-ci aient nom Jules ou Bayazid -, sur ses motivations aussi – ambition, soif de reconnaissance sociale, d'honneurs et d'argent -, thème cher à Pierre Michon qui l'a traité avec davantage d'autorité, en y apportant davantage d'échos et partant, une complexité plus manifeste, dans "Les Onze" ou encore "Maîtres et serviteurs".

Mathias Enard a, lui, choisi de rester dans la mouvance, l'incertain, une réserve délibérée qui peut dérouter, au premier abord. Et il faut sans doute s'accorder un peu de temps, une fois tournée la dernière page de "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants": le temps de constater que ce roman tout en subtilité distille un trouble à retardement, et qu'il nous invite à une songerie qui tient tout à la fois du rêve, de la réflexion et d'une tentative – fut-elle vouée à l'échec - pour retrouver un passé enfui à jamais. Comme une réponse au voeu qu'une chanteuse andalouse à la voix noyée de mystère et de mélancolie adressait à un artiste florentin: "Il ne restera rien de ton passage ici. Des traces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l'autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. Il leur faudra parler longtemps de batailles perdues, de rois oubliés, d'animaux disparus. De ce qui fut, de ce qui aurait pu être, pour que cela soit de nouveau." (p. 128)

Extrait:

"Ton pont restera; peut-être prendra-t-il, au fil du temps, un sens bien différent de celui qu'il a aujourd'hui, comme on verra dans mon pays disparu bien autre chose que ce qu'il était en réalité, nos successeurs y accrocheront leurs récits, leurs mondes, leurs désirs. Rien ne nous appartient. On trouvera de la beauté dans de terribles batailles, du courage dans la lâcheté des hommes, tout entrera dans la légende." (p. 110)

20 août 2010

Six semaines de pur bonheur et les pieds dans l'eau

"Aventures en Loire (1000 km à pied et en canoë)" de Bernard Ollivier511hggFfOPL__SL500_AA300_
4 étoiles

Phébus, 2009, 267 pages, isbn 9782752903976

C'est au mois d'août 2008 que Bernard Ollivier trouve enfin le temps de réaliser un vieux rêve, dont l'idée lui avait été soufflée à l'oreille vingt ans plus tôt par son collègue d'alors au Matin de Paris, Jean-Paul Kauffmann, peut-être même un rêve plus ancien encore, né dans l’enfance et le temps des jeux sur la périssoire que Bernard Ollivier avait construit avec son frère: descendre le cours de la Loire de ses sources (et c'est qu'il y en a au moins trois: une véritable, une authentique et une géographique, comprenne qui pourra...) jusqu'à Nantes et l'entrée de son estuaire. Entamé à pied, son périple se poursuivra au bord d'un canoë vert foncé que son nouveau propriétaire s'empresse illico de surnommer Canard. Et c'est que novice dans l'art de la navigation et s'étant refusé à s'entraîner en vue de son voyage - car l'aventure pour lui, ça ne se prépare pas – il a tout d'abord bien du mal à maîtriser l'animal ;-). Avançant à la force des jambes puis des bras, notre homme – vous l'aurez compris – fonctionne avant tout à l'humour, et tout autant à l'amitié.

Amitiés au hasard des rencontres et des conversations nouées devant quelques canons ou autres fillettes, puisque c'est ainsi que l'on baptiste en Pays de Loire, les verres dans lesquels on déguste les nectars de ce terroir si riche en vignobles.

Amitiés scellées par la lecture. Lecture des trois volumes d'un précédent voyage de Bernard Ollivier – à pied celui-là – le long de la route de la soie, et dont les afficionados seront nombreux à croiser sa route. Lecture aussi des livres qu'il se coltine dans son bidon étanche, et dont il rencontrera les auteurs au fil de son expédition.

Amitiés nouées enfin avec les amis d'amis d'amis... ce qui fera dire à notre homme: "J'ai l'impression d'être un de ces galets plats lancés de la rive. Je ricoche d'hôte en hôte, avec un bonheur sans pareil." (p. 140)

Et ainsi, de l'effort physique à l'amitié, entre grande histoire et petites tranches de vie, tout est dit - ou presque - des 260 pages de ce récit de bonheur pur dans la beauté d'une lumière incomparable et l'envol des oiseaux sauvages. C'est simple, c'est bon, ça fait du bien et on en redemande. Et au fait, un petit tour en Anatolie, ça vous dirait?

Extrait:

"L'arrivée à Digoin est somptueuse. La Loire coule sous le pont-canal et, à ce moment précis, un bateau l'emprunte. Vision surréaliste: je suis sur le fleuve et j'arrive sous un ouvrage au sommet duquel glisse un énorme bateau à moteur. Juché sur le cabine, un gros chien noir aboie en direction des promeneurs venus voir naviguer les péniches, massés sur les trottoirs de chaque côté de l'eau. Sous le pont de pierre, je découvre que de grosses dalles tapissent le fond entre chaque arche. Le niveau de la Loire est si bas que que je marche sur ces fondations de granit pour permettre à Canard de franchir l'obstacle. La petite chute qui suit est périlleuse car de grosses pierres risquent de me jeter bas. Je préfère retenir le canoë avec la corde, puis remonter à bord lorsque le flux s'est calmé. Là-haut, sur le pont-canal, les curieux penchés sur la rambarde ont suivi l'opération délicate. Ils applaudissent l'artiste. Je salue et tout le monde rit." (pp. 123-124)

9 août 2010

Motets pour le service du Roy

"Motets pour la chapelle royale",
par Le Choeur de Chambre de Namur et Les Folies Françoises,
sous la direction de Patrick Cohen-Akenine

Eglise Saint-Loup, Namur, le 16 juillet 2010

Ce n'est pas la première fois cette saison que le Choeur de Chambre de Namur nous invite à la chapelle de la cour de Louis XIV, puisqu'il nous avait déjà offert une soirée dans les splendeurs de Versailles en février dernier, avec la complicité des Agrémens. Nous avons donc retrouvé ce vendredi 16 juillet les deux grands compositeurs au service du Roi Soleil - Henry Du Mont et Jean-Baptiste Lully -, accompagné pour l'ocassion de leur confrère moins connu, Pierre Robert, mais dans un effectif instrumental bien plus réduit qu'au mois de février. Car l'ensemble des Folies Françoises s'est en effet fait un point d'honneur de restituer au plus près l'instrumentation originale du répertoire baroque français: point de violon, alto ou viole de gambe, mais bien un dessus, une haute-contre, une taille, une quinte et une basse de violon soit un ensemble d'instruments reconstitués tout spécialement pour les Folies Françoises et légèrement différents, par leurs tailles et leurs formes, de l'ensemble de cordes auquel nous sommes habitués.

Les oeuvres de Jean-Baptiste Lully ou Henry Du Mont y gagnent sans doute des couleurs plus claires, plus transparentes. Et elles restent décidément toujours aussi magnifiques et somptueuses.

Le site officiel du Festival de Wallonie à Namur

Et le site des Folies Françoises

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8 août 2010

Mais qu’est-ce donc qui fait battre le cœur des libraires?

“Catalène Rocca”, suivi de “L’homme au manteau de pluie” de Jean-François Delapré41fNbWq6twL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

La table ronde, 2010, 45 pages, isbn 9782710331706

Pour tout “vrai” lecteur (et quoique ces mots puissent recouvrir, de gourmandise, de curiosité ou d’envie de laisser un espace aux rencontres de hasard et même, parfois, au coup de foudre…), une bonne librairie, c’est forcément un endroit un peu magique, entre la caverne l’Ali Baba et un avant-poste du paradis. Un lieu aussi doté d’une âme volée un peu, beaucoup, passionnément, à ceux qui l’animent: les libraires… Et c’est tout justement ce qui fait battre leur cœur que Jean-François Delapré, libraire lui-même à Lesneven dans le Finistère, dans la librairie la plus à l’Ouest de l’Europe *, évoque le temps de deux brèves nouvelles, teintées de délicatesse et d’humour.

Qu’il nous conte par le menu tout le petit roman qu’un libraire s’invente à partir de la requête insolite d’une nouvelle cliente, à la recherche du livre introuvable d’un auteur inconnu, ou la rencontre improbable d’une de ses collègues avec l’auteur d’un livre qu’elle aime par-dessus tout, Jean-François Delapré nous tient sous son charme, complètement, le temps d’un trajet en train, d’une flânerie ou d’une demi-heure d’évasion. Et je n’ai qu’un seul regret au moment de refermer son livre: c’était beaucoup, beaucoup trop court…

Extrait:

“Peu sûre de son fait, elle a parcouru du regard le rayon de la littérature française. Elle se mordillait les doigts, lisait une quatrième de couverture comme un oiseau qui picore la pitance du voisin. Je faisais tout pour qu’elle me remarque, qu’elle m’envisage comme le gardien de ces lieux que j’imaginais sacrés.

Etait-ce sa démarche ou cette manière si particulière qu’on les femmes de se pencher sur une hanche en mettant la main dans le creux ainsi créé pour soutenir tout l’édifice ? Cette posture aurait dû m’inciter à me rapprocher d’elle, m’enquérir de ses difficultés. Mais il y avait chez elle une nonchalance qui me laissait muet.” (pp. 14-15)

* Et au fait, pourquoi ne pas aller découvrir les coups de coeur que Jean-François Delapré met en évidence dans sa librairie: ici

27 juillet 2010

"La trace de l’oiseau dans l’air"

"Le cœur insulaire " de Mohammed Dib31TT87R7B6L__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Editions de la Différence/Clepsydre, 2000, 111 pages, isbn 2729112855

Les deux grandes sections de ce recueil m’ont laissé des impressions si différentes qu’il m’est bien difficile d’en parler. L’ensemble témoigne pourtant d’une même volonté d’économie. Et ce n’est certainement pas un hasard si Mohammed Dib a choisi de dédier "Le cœur insulaire" à celui qui fut le complice de ses expériences finlandaises, le poète breton Eugène Guillevic, adepte lui aussi de l’économie et de la concision. Mais voilà… Des moyens très semblables m’ont pour une partie plutôt ennuyée, et pour l’autre vraiment séduite.

Brefs et d’un minimalisme poussé à l’extrême, les poèmes de la première section du "Cœur insulaire" - "Le chant du sable" – semblent tendre tout entier à fixer le plus impalpable, le plus évanescent, l’empreinte d’un pas sur la plage, que la marée est sur le point de venir effacer, "la trace de l’oiseau dans l’air" chère à Marcel Schwob qu’Hugo von Hofmannsthal avait à son tour si joliment couchée sur le papier dans une nouvelle intitulée "Les chemins et les rencontres". Cette première partie du recueil est décidément si dépouillée  - décharnée même -, si minimaliste et si évanescente que je n’ai pu me défendre d’une impression de ressassement, d’une pointe d’ennui aussi, face à ces textes devenus, à force de dépouillement, si semblables les uns aux autres. Et il me semble finalement que la meilleure façon de les aborder est encore de venir les picorer, un à un, au hasard et dans le désordre, et surtout pas par une lecture séquentielle, fut-elle très lente et menée à tous petits pas.

Tout à l’inverse, les poèmes de la seconde partie du "Cœur insulaire" – intitulée "O ombra del morir", en référence à un sonnet de Michel-Ange – organisés selon sept suites bien distinctes, demandent vraiment à être lus dans le bon ordre. Explorant pas à pas une image primordiale – un marcheur dans la forêt, le grondement d’un torrent… -, chacune de ces suites est d’une grande richesse et Mohammed Dib s’y révèle, par-delà l’économie des moyens mis en œuvre, comme un véritable maître de la variation.

Extraits:

Feu instant

Révélation si matin
au sortir du désastre.

Preuve dans le sable
qu'un oiseau a marché.

L’insolation délicate
l'envol d’un fou de bassan.

L’empreinte sans bruit
la sérénité sans lieu.

("Le chant du sable", p. 30)

Qui a marcheur pour nom

1

Qui ordonne et laisse
ton sang crier?
N’interroge pas.

Dans le dos
les couteaux frapper,
tuer derrière.

La forêt là-bas.
Tu t’y rends toi
les yeux fermés.

2

Les arbres opposent
leur grille serrée
à la même lueur rouge.

Tous pourtant
sont étrangers
l’un à l’autre.

Arbres remués
arbres immobiles
déportant le regard.

3

Qui sait
qui saigne?

Qui va devant
qui va tomber?

Et verra la forêt
sur pied marcher?

Se fermer au détour?
N’interroge pas.

("O ombra del morir", pp. 85-87)

D'autres livres de Mohammed Dib, dans mon chapeau: "Les terrasses d'Orsol", "Le sommeil d'Eve", "Neiges de marbre"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture où Mohammed Dib était l'auteur des mois d'avril et mai 2010.

18 juillet 2010

Le violon, dans sa langue maternelle

"Oeillades italiennes", sonates pour violon dans le style italien
par Hélène Schmitt, Eric Bellocq et Laurent Stewart

Eglise Saint-Loup, Namur, le 13 juillet 2010

Violoniste formée à Paris, puis à Bâle auprès de Chiara Banchini, Hélène Schmitt se consacre tout particulièrement à la redécouverte d'un vaste répertoire baroque pour violon soliste, parfois négligé au profit du répertoire pour grands ensembles. Et ce sont tout justement quelques sonates pour violon soliste - sonates dont le point commun est d'être composées dans le style italien développé notamment par Arcangelo Corelli et qu'Hélène Schmitt décrit comme la langue maternelle du violon - qui étaient mises à l'honneur lors de ce concert du 13 juillet 2010.

Aux côtés de la très célèbre Follia du maître du genre, Arcangelo Corelli, les oeuvres de Francesco Antonio Bonporti, Jean-Baptiste Loeillet et Jean-Marie Leclair ont permis à Hélène Schmitt et à ses complices, Eric Bellocq (guitare et luth) et Laurent Stewart (clavecin), d'imposer une belle éloquence, une clarté et un sens de la conduite du discours qui séduisent,  insensiblement, même s'ils s'affirment parfois aux dépens des couleurs et de la chaleur du son. S'exprimant dans sa langue maternelle, le violon d'Hélène Schmitt parle avant même que de chanter, mais il n'en est pas moins émouvant...

Le site officiel du festival de Wallonie à Namur 

16 juillet 2010

Un homme engagé, et d'une curiosité hors du commun

"Emile Gallé, le magicien du verre" de Philippe Thiébaut51DY43M8ZFL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Gallimard/Découvertes, 2004, 128 pages, isbn 9782070301324

Né en 1846 dans une famille de commerçants – propriétaires d'un magasin de porcelaines -, Emile Gallé devait s'imposer comme un des grandes figures de l'industrie nancéienne, bien sûr comme maître verrier, dans la droite ligne de la tradition familiale, mais aussi – et plus largement – comme l'un des principaux artisans de l'essor que l'Art Nouveau, et les arts décoratifs, devaient connaître dans la ville du duc Stanislas au tournant du XIXème et du XXème siècles.

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Emile Gallé, Vase à décor de primevères (détail), Collection particulière (p. 67)

La - bonne – biographie que lui consacre Philippe Thiébaut dans la collection Découvertes des éditions Gallimard rend certainement justice à ce chef d'entreprise qui sut toujours s'entourer d'excellents collaborateurs pour maintenir un haut niveau de qualité artistique tout en diversifiant à bon escient ses activités, créant notamment de nouveaux ateliers d'ébénisterie et de marqueterie.

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Emile Gallé, "L'ébénisterie", panneau de marqueterie ornant le buffet des métiers, Musée de l'Ecole de Nancy, Nancy, (p. 37) 

Mais Philippe Thiébaut fait plus encore en nous donnant à découvrir un homme doté d'une curiosité hors du commun, grand lecteur, passionné de sciences naturelles et tout particulièrement de botanique – le monde végétal fut sans contestation possible l'une de ses principales sources d'inspiration – et surtout un homme engagé dans les grands débats sociaux et politiques de son temps. Chef d'entreprise soucieux du sort de ses employés, au point de ne pouvoir se résoudre à procéder à des licenciements, ainsi que le constatait son épouse, dans une lettre qu'elle lui adressait dans la foulée de la grande exposition universelle de 1900 - "J'ai bien peur que tu ne puisses jamais te résoudre à faire des économies dans notre affaire. Autant tu mettras d'entrain à augmenter, à entreprendre, autant l'idée de réduire te sera antipathique" (pp. 52-53) –, Emile Gallé fut aussi un dreyfusard convaincu, ce qui lui valut quelques inimitiés tenaces dans la très conservatrice  Lorraine française de la fin du XIXème siècle.

9 juillet 2010

"Il était une fois une petite fille…"

"Neiges de marbre" de Mohammed Dib41WT3WJJR0L__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Editions de la Différence/Minos, 2003, 221 pages, isbn 2729114939

Histoire d’un couple mixte - elle est du Nord, lui vient du Sud - qui se déchire après s’être aimé, renvoyant un homme à son exil et sa solitude, "Neiges de marbre" referme la boucle tracée par Mohammed Dib dans les deux premiers volets de sa trilogie nordique: le long poème du déracinement et de la lente dissolution d’une identité dans "Les Terrasses d’Orsol" et le récit d’une passion amoureuse nouée par-delà l’ordre social et les distances géographiques et culturelles dans "Le Sommeil d’Eve".

Mais plus encore que le récit de la fin d’un amour entre un homme et une femme, "Neiges de marbre" est le récit d’un amour entre un homme et sa fille - une toute petite fille encore et déjà un redoutable petit bout de femme -, qu’il ne voit que trop rarement: l’enfant est élevée par sa mère et sa grand-mère dans leur pays, la Finlande, où le père, étranger, ne peut séjourner, à chacune de ses visites, que pour un temps limité. Par-delà les barrières imposées par la différence de langue et les longues séparations, ce troisième volume de la trilogie nordique est donc avant tout une plongée dans l’intimité complice d’un père et de sa petite Lyyl (prononcez Lûûl) aux yeux d’ambre, les jeux qu’ils partagent, les fous rires, les contes qu’il lui lit ou ceux qu’il invente pour elle.

C’est un bijou de poésie, de fantaisie et d’inventivité, où même le cabas de la grand-mère se métamorphose en chapeau de prestidigitateur, "Du même cabas, à présent, la vieille dame extirpe trois livres, trois albums dont Lyyl ne se sépare jamais. Impossible de garantir ce qu’on peut voir apparaître de ce cabas: deux douzaines d’œufs, sait-on, un bouquet de roses, sait-on, un dragon crachant des flammes, la lune peut-être; une chose à la suite de l’autre ou toutes ensemble à tout moment et toutes aussi impossibles." (p. 13), laissant penser que Mohammed Dib a pu être, aussi, un merveilleux auteur de livres pour enfants. Et surtout, c’est un livre tout de pudeur et de tendresse retenue, sans la plus petite trace de mièvrerie: magnifique et bouleversant, tout simplement.

Extrait:

"Mais ce qu’on dit, ce qu’on fait, c’est toujours une histoire, ce qu’on voit, ce qu’on est, une histoire qui n’en finit pas de se raconter elle-même. Dans leurs va-et-vient, les hirondelles se font aiguilles et elles cousent toutes seules l’histoire, je veux dire sans aucune main pour les tenir. C’est comme ça. Elles cousent, elles cousent. Si bien qu’on ne sait pas quand elles vont s’arrêter. Peut-être pas avant des heures, une heure après l’autre pour faire un jour. Et peut-être qu’avec leur fil invisible elles cousent les feuilles aux arbres, les maisons aux maisons, les nuages au ciel, elles cousent le monde, elles en raccommodent les trous, c’est leur dentelle. En attendant, elles cousent et rient entre elles." (p. 38)

D'autres livres de Mohammed Dib, dans mon chapeau: "Les Terrasses d'Orsol", "Le Sommeil d'Eve" et "Le coeur insulaire"

Mohammed Dib était l'auteur des mois d'avril et mai 2010, sur Lecture/Ecriture.

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