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auteur du mois
1 avril 2009

Ces deuils que l’on ne fait jamais vraiment

"Un week-end dans le Michigan (Frank Bascombe, I)" de Richard Ford Un_week_end_dans_le_Michigan
4 ½ étoiles

Points, 2002, 491 pages, isbn 9782020564892

(traduit de l’Anglais par Brice Matthieussent)

Première rencontre avec l'oeuvre de Richard Ford, le nouvel auteur du mois de Lecture/Ecriture. Et première rencontre avec Frank Bascombe, héros récurrent de trois de ses romans, tous situés à Haddam, confortable banlieue résidentielle du New Jersey. Sans l'avoir du tout planifié, Richard Ford a en effet retrouvé Frank Bascombe dans "Indépendance" puis dans "L'Etat des lieux", qui forment donc avec "Un week-end dans le Michigan" une sorte de trilogie que je prévois de continuer à explorer dans les prochaines semaines...

Après une carrière d’écrivain avortée – un recueil de nouvelles publié et un roman abandonné à mi-parcours -, Frank Bascombe est devenu journaliste pour un magazine sportif new yorkais. Père de trois enfants – dont l’aîné, Ralph, est mort quatre ans plus tôt des suites du syndrome de Reye* -, il est séparé de leur mère avec laquelle il est resté en assez bons termes et il fréquente depuis quelques mois une infirmière, elle aussi divorcée, Vicki Arcenault. "Un week end dans le Michigan" est, entre autres choses, le récit du premier week end qu’il passe avec cette dernière, à Detroit, en profitant du congé pascal: un petit voyage romantique qui a pour eux – et pour le couple qu’ils formeront peut-être, ou peut-être pas - valeur de test. Un voyage et des rencontres qui fournissent aussi à Richard Ford un prétexte pour évoquer la vie des banlieues de la middle class américaine, leur confort matériel et bien sûr ce qui se cache sous leur vernis brillant. Et c’est justement par là que ce "week-end dans le Michigan" se révèle un roman à la fois profondément original et passionnant. Car s’il gratte bien la peinture pour aller voir ce qu’il y a dessous, Richard Ford n’emprunte pas les mêmes chemins que certains de ses confrères. Et il ne se rend pas là où le lecteur l’attendait au tournant.

Pas question ici d’une grande charge vitriolée contre le matérialisme effréné des banlieues middle class, à la façon de l’"American Beauty" de Sam Mendes. Si matérialiste et vaine qu’elle puisse paraître, cette vie est parée aux yeux de Frank Bascombe de nombreux bienfaits dont le moindre n’est certainement pas de lui permettre de passer un jour de plus, puis un autre, et de continuer à vivre, dans le confort rassurant de son traintrain routinier, puisque selon ses termes: "Un sens aigu du rituel rend parfois la vie supportable, alors qu’on pourrait être bien tenté de se flinguer." (p. 50) - piètre parade, certes, et qui ne marche pas tout le temps, ni pour tout le monde, mais qui vaut mieux que rien du tout... 

Et qu’on ne s’y trompe pas, le regard que Richard Ford pose ici sur la vie tranquille de son héros n’a rien de superficiel car c’est bel et bien un gouffre que l’on découvre sous le vernis : celui qu’a ouvert dans la vie de Frank Bascombe l’expérience primordiale et inéluctable de la mort et du deuil, un gouffre auquel Frank tente vaille que vaille de faire face du mieux qu’il peut.

L’expérience est si largement partagée et si universelle qu’on ne peut pas ne pas se sentir concerné par l’histoire de Frank Bascombe, par le chagrin qui ne l’a pas lâché depuis la mort de son fils et auquel d’innombrables signes ne cessent de le ramener, du suicide d’un de ses amis au simple déroulement d’une conversation avec sa compagne de voyage: "dans le récit de Vicki, je me retrouve confronté aux émotions crues d’une mort réelle, et, tandis que je roule sur la bretelle de l’autoroute, je ressens la même chose que lors du matin que je viens d’évoquer [NDFC: celui de la mort de Ralph]: un deuil immense, et la crainte d’une dépossession plus grande encore." (p. 86)

Bref, c’est là une expérience essentielle que Richard Ford aborde avec tant d’humanité, en donnant tant d’épaisseur et de vérité à son héros, qu’on ne peut tout simplement pas lâcher "Un week end dans le Michigan" avant d’en avoir tourné la dernière page. Ce livre vous captivera de bout en bout, même si, comme moi, la seule évocation du mot sport vous fait baîller d’ennui et si la profession du héros vous inciterait – bien à tort – à prendre la fuite…

Extrait :

"Loin au-delà de Grand River, je suis frappé par ce qui ressemble à des milliers de restaurants et par l’attachement de cette population pour ces lieux publics. Tout autant que les voitures, les repas constituent l’obsession la plus commune. Mais ces endroits ont chacun leur modeste part de gloire revigorante – grills, gargotes, tavernes, restaurants, cafés, tous de bonne qualité. Une partie de l’essence de l’existence se trouve là. Et par une maussade soirée printanière, un détour rapide vers l’un d’eux suffit parfois à rendre l’affreuse solitude supportable un soir de plus. Pour l’essentiel, je vous l’assure, le Michigan sait exactement ce qu’il fait. Il connaît l’ennemi et sait parer à ses attaques surprises." (pp. 199-200)

* Cette affection rare, qui se déclenche généralement chez les enfants et les adolescents à la suite d’une infection virale (grippe, varicelle…) touche le système nerveux et le foie, et peut encore souvent se révéler mortelle surtout si elle n’est pas diagnostiquée rapidement.

D'autres livres de Richard Ford, dans mon chapeau: "Indépendance (Frank Bascombe, II)" et "L'état des lieux (Frank Bascombe, III)"

Richard Ford était l'auteur des mois de février et mars 2009 sur Lecture/Ecriture.

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31 janvier 2009

Autoportrait de l’artiste en jeune mouton

"Pelures d’oignon" de Günter Grass 41CrFs4nneL__SL160_AA115_
4 étoiles

Seuil/Points, 2007, 476 pages, isbn 9782757810149

(traduit de l’Allemand par Claude Porcell)

De Günter Grass, auteur des mois de décembre 2008 et janvier 2009 sur Lecture/Ecriture, j'avais tout d'abord découvert - et beaucoup aimé - "Toute une histoire". Je l'avais ensuite retrouvé avec "Le tambour", difficile, aride, mais impressionnant et sans aucun doute un incontournable de la littérature du XXème siècle. Enfin, j'ai renoncé à venir à bout de son "Turbot", à mon sens totalement illisible... "Pelures d'oignon" représente donc pour moi un quatrième rendez-vous avec cet auteur allemand originaire de Dantzig, et ce fut un rendez-vous passionnant...

Depuis que le prix Nobel de littérature lui avait été attribué en 1999, Günter Grass avait acquis – définitivement, à ce qu’il semblait alors – la réputation d’être un témoin essentiel du XXème siècle, et la conscience d’une certaine Allemagne de l’après-guerre. C’est dire que ces "pelures d’oignon", où Günter Grass retrace ses jeunes années ont fait l’effet d’un fichu pavé dans la mare lors de leur parution en 2006. On y découvre en effet un tout jeune Günter Grass, enrôlé, irréprochable sinon particulièrement zélé, dans les jeunesses hitlériennes, puis dans la défense passive et enfin – volontairement – chez les Waffen SS qu’il a rejoint tout à la fin de la guerre, juste à temps pour prendre part à la débacle finale sur le front de l’Est. "Croyant jusqu’à la fin. Pas vraiment fanatique, mais le regard immuablement fixé par réflexe, sur le drapeau dont on disait qu’il était « plus que la mort », je restais au garde-à-vous et j’étais exercé à marcher au pas. Aucun doute ne venait blesser cette foi, rien de subversif, comme par exemple la distribution de tracts, ne peut me décharger. Aucune blague sur Goering ne me rendait suspect. Je voyais bien plutôt la patrie menacée, encerclée d’ennemis." (pp. 45-46)

Pour paraphraser Dylan Thomas et son "portrait de l’artiste en jeune chien", c’est son autoportrait en jeune mouton, qui suit le reste du troupeau sans se poser de questions, que Günter Grass dresse ici, sans aucune indulgence car les occasions de se poser des questions, justement, ne manquaient pas. Mais il entoure si bien son récit de précautions oratoires, nous rappelle si souvent les pièges et les incertitudes de souvenirs si lointains, et pour beaucoup, soigneusement occultés, que je ne sais finalement que penser de ces "pelures" et des confessions qu’elles recèlent: s’agit-il ici, oui ou non, d’un repentir sincère ou plutôt d’une ultime forme de coquetterie, sur le mode du "vous voyez bien que je ne cherche pas à me montrer sous un jour avantageux"?

Mais quel que soit l’agenda secret de l’auteur, "Pelures d’oignon" est un livre passionnant. Parce qu’il éclaire de nombreux autres ouvrages de Günter Grass, tout en évoquant sous leur véritable identité les modèles de quelques uns de ses personnages les plus marquants. Parce qu’il nous apporte un témoignage rare, et donc important même s’il vaut peut-être mieux le prendre avec des pincettes, de l’Allemagne nazie vue de l’intérieur, par l’un des bons sujets du Führer et non par l’un de ses opposants… Et parce qu’il nous livre un récit hallucinant de la débacle de l’armée allemande dans les dernières semaines de la guerre.

Extrait:

"Le souvenir aime le cache-cache des enfants. Il se planque. Il a un penchant pour les belles paroles et il enjolive, souvent sans nécessité. Il contredit la mémoire, qui fait la vétilleuse et se chamaille pour avoir raison.

Quand on le presse de questions, le souvenir ressemble à un  oignon qui voudrait être pelé afin que soit dégagé ce qui, lettre après lettre, est là, lisible: rarement univoque, souvent dans une écriture à lire dans le miroir ou crypté d’une quelconque manière.

Sous la première peau, qui produit encore un crissement sec, se trouve la suivante, laquelle, à peine détachée, en libère une autre, humide, sous laquelle attendent et chuchotent la quatrième, la cinquième. Et chacune de celles qui viennent sur des mots trop longtemps évités, des signes tarabiscotés aussi, comme si quelque faiseur de mystères avait voulu depuis sa jeunesse, à l’époque où l’oignon ne faisait encore que germer, s’envelopper d’un chiffre." (p. 11)

25 janvier 2009

Lucidité prémonitoire

"L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" d'Ismaïl Kadaré
5 étoiles
9782213019420

Fayard, 1990, 235 pages, isbn 2213019428

(traduit de l'Albanais par J. Vrioni et A. Zotos)

Les deux longues nouvelles - ou courts romans - réunis ici évoquent toutes deux, dans des tonalités très différentes, de sombres pages d'histoire, de l'Albanie pour la première, du Kosovo pour la seconde.

"L'année noire" nous entraîne en 1914, alors que l'Albanie qui vient de reprendre son indépendance vis à vis de l'empire ottoman est en proie à tous les soubresauts d'un accouchement difficile, et se voit parcourue en tous sens - et surtout sans aucun bon sens - par sa toute jeune armée nationale sous la conduite d'officiers hollandais (qui s'expriment  en Néerlandais dans le texte, et d'ailleurs c'est très simple: ils ne parlent pas l'Albanais), des troupes régulières françaises, serbes et autrichiennes , sans oublier d'innombrables groupes de partisans d'obédiences diverses. Et croyez-le ou non, il résulte de cet imbroglio un véritable petit roman picaresque, mené à un train d'enfer et sur un ton joliment caustique, à la lecture très réjouissante...

L'atmosphère se fait bien plus grave avec "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" qui nous conte l'écrasement brutal par les troupes yougoslaves de manifestations d'étudiants albanais au Kosovo le 1er avril 1981. Ismaïl Kadaré a ici choisi de confier son récit à deux témoins privilégiés, deux humanistes, chacun à leur manière.

Teuta Shkréli est médecin. Elle dirige le service de chirurgie de l'hôpital de Pristina, et tout au long de cette journée fatidique, elle a opéré des manifestants, déchiquetés par des rafales de mitraillettes ou broyés par les chenilles des tanks. Elle apparaît à son mari Martin comme l'anti-Lady Macbeth, celle qui ne peut laver ses mains du sang qu'elle n'a pourtant pas versé. Elle est - littéralement - la figure de l'Humanité face à la Barbarie.

Quant au second témoin, Martin Shkréli, il est un spécialiste reconnu de la littérature albanaise médiévale, écrivain et professeur à l'université où certaines des victimes des répressions comptaient parmi ses étudiants. Et comme son épouse, il n'est que trop sensible à toute l'absurdité et à toute l'horreur de la situation du Kosovo où la mort appelle la mort, le sang versé appelle le sang. Des questions éternelles se posent à travers sa bouche. Celle de "la thèse eschylienne selon laquelle «un abus de justice met le droit du côté du coupable»." (et oui, revoilà donc l'indispensable Eschyle *). Et celle de la marge de manoeuvre qui reste à un écrivain dans une telle situation, alors qu'il ne peu s'exprimer qu'au risque de sa tête: "(...) que leur faut-il de plus? Qu'exigent-ils encore de moi? Que je provoque un scandale, que j'aille me fourrer moi-même en prison? Ah! C'est alors, je le sais, qu'ils manifesteraient leur satisfaction, mais aussi leurs regrets de m'avoir poussé jusque là: nous lui avons fait un bien mauvais procès, diraient-ils, car il a prouvé, en définitive, qui il était, et nous avons eu tort, sans doute, de le forcer à ce vain sacrifice. Hélas. ces regrets tardifs ne sauraient plus rien réparer" (pp. 159-160)

Ecrit en 1981-1983, dans la foulée même des événements, "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace" touche certes son lecteur précisément par l'humanisme qui s'y exprime à travers les personnages de Martin et de Teuta Shkréli, par leur volonté délibérée de continuer à espérer alors qu'ils ne se font pourtant guère d'illusions... Mais surtout c'est un texte qui reste d'une actualité brûlante, tant il fit preuve d'une lucidié prémonitoire quant aux événements qui suivirent. Ainsi "(...) ils continuaient de parler de cette réunion du lendemain à l'Académie, revenaient sur les raisons possibles du changement d'attitude de Kostic, lié sans doute aux rivalités qui opposaient deux clans très puissants, celui des Serbes d'un côté et des Slovéno-Croates de l'autre. Il se passai des choses au-delà même des frontières de la Kosova, cela était évident. Les fédéralistes ne pouvaient rester les bras croisés devant la furie des Serbes. Les dernières déclarations de Bakaric et de Dolanc... A n'en pas douter, il y avait aussi le feu au coeur de l'édifice." (NDFC: c'est moi qui souligne...) (pp. 201-202)

* Voir "Eschyle ou l'éternel perdant"

D'autres livres d'Ismail Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant" et "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles".

Ismail Kadaré était l'auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

29 décembre 2008

Tout Kadaré en un clin d'oeil

"Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" d'Ismaïl Kadaré418AZTDSF8L__SL500_AA240_
3 1/2 étoiles

Le livre de poche/Biblio, 1990, 316 pages, isbn 2253054909

(traduit de l'Albanais par Jusuf Vrioni et Alexandre Zotos)

Quatrième étape de mon exploration de l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré, auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

De longueurs très variables, les neuf nouvelles rassemblées dans ce recueil couvrent aussi une grande variété de thèmes et d'époques. De l'Antiquité mythique avec une brève évocation de la figure de Prométhée, l'éternel révolutionnaire, à la période contemporaine (ou presque) et aux redoutables subtilités des relations sino-albanaises ("Invitation à un concert officiel"). En passant par les temps obscurs de l'occupation ottomane auxquels "La caravane des féredjés" offre une métaphore frappante, nous contant l'ultime mission d'un caravanier chargé par la Sublime Porte d'acheminer vers l'Albanie des milliers de ces lourds voiles noirs - ou féredjés - dont les Albanaises devront dorénavant dissimuler leurs visages. Sans oublier les terribles exigences du droit coutumier albanais et de son code de l'honneur menant - une fois de plus - à une tragédie dans "Le crime de Suzana".

La plupart des thèmes fétiches d'Ismaïl Kadaré sont sans doute abordés, d'une façon ou d'une autre, au fil de ces neuf nouvelles. En cela, "Invitation à un concert officiel" offre au lecteur qui ne la connaîtrait pas encore une bonne introduction à l'oeuvre de l'auteur albanais. Mais pour moi qui abordait ce recueil après avoir lu plusieurs de ses autres livres, ce ressassement thématique est parfois devenu, eh bien, disons-le... un peu ennuyeux. Non que la qualité des nouvelles rassemblées ici soit en cause (à l'exception peut-être de "Chronique séculaire des Hankoni", récit de la vie d'une famille étiré sur près de deux siècles qui m'a paru quelque peu longuet et répétitif). Mais si "La caravane des féredjés", "La commission des fêtes" ou surtout "Pour que vive encore quelque chose d'Ana" (texte magnifique que celui-là qui nous plonge, tout en justesse, dans les réflexions d'un jeune homme qui a accompagné la jeune fille qu'il aime - et qui se croit atteinte d'un cancer - à l'hôpital, dans l'attente d'un diagnostic définitif) m'ont passionnée, un discret sentiment de déjà-vu est venue émousser mon intérêt pour leurs compagnons...

Extrait:

"Quel bonheur, en effet, que ces féredjés ne dussent servir à voiler ni le ciel ni la mer, ni aucune des beautés que renfermait ce monde. Car autrement... «Autrement, quoi?» se reprit-il. Pourquoi ruminait-il de telles sottises? Et pourtant, malgré qu'il en eût, il ne parvenait plus à effacer de devant ses yeux la vision d'un homme - lui-même, en l'occurrence - traînant après lui un drap immense, long et pesant rideau noir dont il allait recouvrir les plaines et les lacs des pays traversés où chacun le maudissait dans son dos, comme on maudit le diable." (pp. 15-16)

D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace".

18 décembre 2008

"Les palais des Atrides sont aujourd'hui plus nombreux que jamais..."

"Eschyle ou l'éternel perdant" d'Ismaïl Kadaré2252_2
4 étoiles

Fayard, 1988, 129 pages, isbn 2213020884

(traduit de l'Albanais par Alexandre Zotos)

C'est une évocation toute personnelle d'Eschyle - de l'homme et de son oeuvre - qu'Ismaïl Kadaré (auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture) nous propose ici.

Et donc: l'homme tout d'abord, presqu'en guise d'entrée en matière pour cet essai fort peu académique. L'homme et le mystère de sa vie dont on sait si peu de choses. L'homme et le mystère encore plus insondable de son oeuvre, dont nous ne connaissons somme toute qu'une proportion infime (7 pièces dont l'une, "Les suppliantes" ne nous est parvenue que sous une forme très fragmentaire, alors que la tradition lui en prêtait environ 90!): une perte d'autant plus vertigineuse qu' "on ignore ce qu'aurait été la littérature mondiale sans Eschyle. (...) Qu'auraient été les sorcières de Shakespeare, son Macbeth, son Hamlet, qu'aurions-nous eu à la place des fantômes de Banquo et du roi de Danemark? Sans doute les dramaturges auraient-ils cherché et trouvé d'autres manières de traduire le tourment qui ronge la conscience humaine, mais ce qu'a su découvrir le dramaturge chauve deux mille cinq cents ans plus tôt, dans sa chambre sans livres, n'en serait pas moins demeuré insurpassable." (p. 13) Il y a là ample matière à réflexion, surtout pour un écrivain comme Ismaïl Kadaré, sur les effets du passage du temps et sur le jugement que celui impose aux oeuvres d'art...

Mais si fascinante que soit cette entrée en matière, Ismaïl Kadaré n'en reste pas là et la re-lecture qu'il nous propose ensuite des sept tragédies d'Eschyle conservées jusqu'aujourd'hui se révèle si possible encore plus passionnante à défaut d'être indiscutable. Un postulat assez simple sert de base de cette relecture: aux yeux d'Ismaïl Kadaré, l'ensemble de la péninsule balkanique, y compris la Grèce et l'Albanie, partageant un patrimoine culturel commun, l'oeuvre d'Eschyle - tout comme d'ailleurs celle d'Homère - est susceptible de venir éclairer les traditions albanaises, et réciproquement. Et c'est là sans doute que le caractère fort peu académique de cet essai, au demeurant d'une lecture très agréable, peut être perçu comme une faiblesse. Car Ismaïl Kadaré ne nous fournit guère d'arguments pour nous convaincre de la justesse de son postulat: les travaux de quelques historiens sont bien mentionnés ici ou là, mais sans aucune référence précise et l'élément le plus convaincant est peut-être encore cette brève évocation des recherches d'Albert Lord et Milman Parry: "Dans les années trente, deux américains spécialistes d'Homère (...) eurent l'idée originale d'entreprendre un voyage à travers l'Albanie du Nord et le Sud de la Yougoslavie, région qui constituait le dernier laboratoire vivant où l'on produisait encore une poésie épique de type homérique. Au cours de leur périple, ils cherchèrent - et parfois parvinrent - à résoudre certaines des questions que posent les poèmes d'Homère, et cela grâce à des contacts directs avec les rhapsodes de l'époque dont ils sollicitaient patiemment les témoignages." (pp. 106-107)

Thèse discutable, donc, pour un livre dont l'intérêt est, lui, tout à fait indiscutable car à mesure qu'il s'efforce de mettre en lumière les grands thèmes et questionnements qui parcourent l'oeuvre de son illustre devancier, Kadaré semble avoir aussi explicité les grands thèmes et questionnements  qui sont au coeur de ses propres livres (y compris de certains ouvrages bien postérieurs à l'écriture d' "Eschyle ou l'éternel perdant"). Le thème de l'endo- ou de l'exogamie qui est au centre des "Suppliantes" d'Eschyle se retrouve ainsi dans des ballades populaires albanaises et, de là, dans "Qui a ramené Doruntine?". Le meurtre du roi ("Agamemnon") se mue en meurtre du successeur désigné dans le roman de ce nom. Et la question du droit, entraînant la mort du meurtrier, question essentielle des deux derniers volets de l'Orestie d'Eschyle ("Les Choéphores" et "Les Euménides") trouve d'innombrables avatars dans les livres du romancier albanais (centrale dans "Avril brisé", cette question se révèle discrète mais toujours essentielle dans "Le cortège de la noce s'est figé dans la glace"). Jusqu'au périple albanais d'Albert Lord et Milman Parry qui a fourni la matière du "dossier H".

"Eschyle ou l'éternel perdant" fait ainsi figure de programme ou de déclaration d'intention voire même de véritable manifeste où Ismaïl Kadaré expose sa conception de la littérature et du rôle qu'il lui revient de jouer dans le monde d'Eschyle comme dans le nôtre aujourd'hui: "Les palais des Atrides sont aujourd'hui plus nombreux que jamais de par le monde. Le Kremlin ou le Vatican, le palais des Borgia ou le Palais d'Hiver, des dizaines de palais ou de demeures dont les murs ont vu ou entendu des crimes à faire frémir le monde entier, attendent encore leur Shakespeare ou leur Eschyle." (p. 121) Ce livre est une clé, sinon à la compréhension de l'oeuvre d'Eschyle - à la découverte de laquelle il aura du moins eu le mérite de m'inciter, ce qui est loin d'être négligeable -, mais certainement à la connaissance de l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré.

Extrait:

"Qu'Eschyle soit le plus grand des perdants, non seulement parmi tous les écrivains, mais de tout le genre humain, c'est là une autre évidence. Le dommage qu'il a subi est à la mesure des Titans - comme le trésor qu'il a laissé. Il est donc en quelque sorte un être hybride: moitié lumière, moitié ombre éternelle; et, par là-même, il incarne le monde tel que se le représentaient les Grecs: avec la lumière de la vie mêlée aux ténèbres de l'enfer. Cette perte est désormais inséparable de son histoire, et toute étude sur Eschyle qui ne la prendrait pas en compte serait forcément incomplète. Ce vide nous presse de toutes parts. Pour tout exégète d'Eschyle, le moment vient où la nuit tombe subitement, et il a beau chercher à poursuivre son chemin, essayer de savoir ce qu'il y avait là, nul n'est en mesure de répondre. Il ne peut donc y avoir d'étude sur Eschyle sans la conscience de ce vide, et, de ce fait même, il n'y aura jamais d'étude complète sur lui." (pp. 14-15)

D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon" , "Le Successeur" , "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace".

Vous trouverez également, dans mon chapeau, un billet consacré au Théâtre d'Eschyle

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9 décembre 2008

Le destin tragique d'Agamemnon

"Le Successeur" d'Ismail Kadaré
4 étoiles
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Le livre de poche/Biblio, 2007, 217 pages, isbn 9782253109143

(traduit de l'Albanais par Tedi Papavrami)

Deuxième étape de mon périple à travers l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré, auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.

Dans ce roman, écrit près de 18 ans après "La fille d'Agamemnon", Ismail Kadaré nous conte la suite de l'histoire de Suzana et de son père, lequel a poursuivi sa brillante carrière politique jusqu'à devenir rien de moins que le dauphin en titre du Guide de la Nation. Mais dans l'Albanie totalitaire, on ne s'élève si haut que pour mieux tomber. Et tel fut bien le sort du père de Suzana, retrouvé mort, "suicidé" d'une balle en pleine poitrine, par un froid matin de décembre.

Ismail Kadaré s'est ici inspiré d'un fait réel: la mort, restée à ce jour mystérieuse, d’un proche compagnon d'Henver Hodja, Mehmet Shehu, en 1981 *, dans un contexte politique très tendu, alors que l'Albanie et la Yougoslavie s'opposaient sur la question du Kosovo. Et partant, il nous offre un roman étrange, bruissant des multiples rumeurs d'une chute annoncée, puis des innombrables hypothèses suscitées par cette mort suspecte. Malgré la peur de la police secrète, les langues et les imaginations vont bon train, épinglant le ministre de l'intérieur, principal rival du Successeur, ou tourmentant la conscience de l'architecte qui signa son chef-d'oeuvre avec la rénovation de la maison du Dauphin en titre, au mépris de l'envie qu'une si belle demeure ne pouvait manquer d'éveiller...

Entretissant les nombreux fils de son récit, sans même se soucier de mener à terme les motifs ainsi esquissés, Ismail Kadaré livre, une fois de plus, un tableau implacable du régime totalitaire albanais, machine à broyer les hommes - disgrâciés, relégués, emprisonnés voire "suicidés" - et les sentiments humains - le nouvel amour de Suzana se voyant, lui aussi, sacrifié. Tout cela non sans s'offrir le luxe d'égratigner au passage les clichés obsolètes que l'Occident démocratique s'obstine à prendre pour la réalité albanaise, au cours de quelques rares moments d'un humour teinté de noir...

* Cette année-là, une manifestation de la population albanaise du Kosovo avait été violemment réprimée par le gouvernement yougoslave – un événement qu’Ismail Kadaré a traité dans le récit "Le cortège de la noce s’est figé dans la glace".

Extrait:

"Ce qui avait débuté comme une simple curiosité populaire prit des couleurs tragiques à l'occasion de la Fête nationale où le Guide et le Successeur se tenaient côte à côte. A la différence des années précédentes où ils s'étaient souri durant la cérémonie tout en échangeant quelques propos, le visage du Guide était cette fois demeuré de marbre. Non seulement il ne s'était pas adressé à lui une seule fois, mais comme pour mieux faire sentir son mépris, il avait par deux fois dit quelque chose à celui qui se tenait de l'autre côté: le ministre de l'intérieur." (pp. 25-26)

D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Eschyle ou l'éternel perdant", "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace".

1 décembre 2008

Une Iphigénie du XXème siècle

"La fille d'Agamemnon" d'Ismaïl Kadaré
4 1/2 étoiles
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Le livre de poche/Biblio, 2005, 123 pages, isbn 2253109150

(traduit de l'Albanais par Tedi Papavrami)

Première escale du périple Ismaïl Kadaré, auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture, et belles retrouvailles avec un auteur que j'avais apprécié il y a quelques années de cela, puis abandonné sans trop de raisons...

Iphigénie, c'est la fille aînée d'Agamemnon et de Clytemnestre, la fille que son père se résolut à sacrifier pour garantir aux troupes achéennes les vents favorables qui devaient leur permettre de gagner Troie, en Asie mineure, et là-bas de venger l'affront infligé par l'enlèvement d'Hélène. De la légende d'Iphigénie, Marguerite Yourcenar a écrit dans une lettre que "pour les Grecs eux-mêmes, [elle] avait déjà un fumet barbare; il serait presque impossible de faire entrer cette histoire d'égorgement rituel d'une enfant dans une transcription moderne. Ou alors, il faudrait remplacer le sacrifice physique par un sacrifice moral, ou encore faire d'Agamemnon un conservateur irréductible mettant à mort sa fille, jeune communiste." (Marguerite Yourcenar, "D'Hadrien à Zénon, Correspondance 1951-1956", Gallimard, 2005, p. 383).

La publication de la correspondance de Marguerite Yourcenar est nettement postérieuse à l'écriture de ce bref roman, en Albanie encore communiste, et il est peu vraisemblable qu'Ismaïl Kadaré ait pu prendre connaissance de ce passage qui trouve pourtant une illustration parfaite dans sa "Fille d'Agamemnon". Car c'est bien un sacrifice moral que le père de Suzana, un haut-dignitaire du parti communiste albanais, exige de sa fille lorsqu'il lui demande de renoncer à son amour pour un modeste employé de la télévision d'état. Et ce sacrifice et ses conséquences, qui nous sont narrées par l'amoureux qui se voit ainsi rejeté, sont tout aussi tragiques que lorsqu'Agamemnon avait abandonné sa fille au couteau du grand-prêtre Chalcas: "L'une après l'autre se rompent les amarres tels d'ultimes espoirs. (...) Plus rien ne s'oppose au dessèchement de la vie." (p. 85)

Avec "La fille d'Agamemnon", Ismail Kadaré nous offre à la fois une métaphore implacable de la déshumanisation que l'Albanie d'Enver Hodja ou l'URSS de Staline ont imposée à leurs sujets, et une fable illustrant les conséquences terribles des compromissions auxquelles peut se livrer une soif de pouvoir sans conscience ou bien plus simplement la peur - l'humiliante, l'impitoyable, la pure et simple peur de perdre le peu qui constitue encore la vie de citoyens ordinaires dans un régime totalitaire. Faut-il encore préciser que ce roman, sorti clandestinement d'Albanie par l'éditeur français d'Ismail Kadaré avec la mission de le publier s'il arrivait malheur à son auteur, est une oeuvre magistrale?

"La fille d'Agamemnon" est le premier volet d'un diptyque qui se referme avec "Le Successeur" également présenté dans mon chapeau.

Extrait:

"Jamais je n'aurais imaginé que la soudaine parenté entre Suzana et Iphigénie - une de ces fulgurances aléatoires, aveuglantes et fugaces qui effleurent l'esprit humain plusieurs milliers de fois par jour - grandirait dans le mien jusqu'à y revêtir de telles proportions. L'identification était pour moi si complète que si j'avais entendu prononcer à la radio, à la télévision ou au théâtre une proposition telle que «Suzana, fille d'Agamemnon, etc», cela m'eût paru de prime abord tout ce qu'il y a de naturel. C'était cette identification qui m'amenait soudain à voir tout un pan du drame antique à travers le prisme de la situation de Suzana et de son père: les rapports Agamemnon/autres chefs, les luttes de pouvoir, les renforcements de positions, la raison d'Etat, l'application de châtiments exemplaires, la terreur..." (p. 82)

D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant", "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace"

10 novembre 2008

Désillusion conjugale

9782070389322"Mon Michaël" d'Amos Oz

4 étoiles

Gallimard/Folio, 1995, 320 pages, isbn 2070389324

(traduit de l'Hébreu par Rina Viers)

Troisième lecture d'Amos Oz, auteur des mois d'août et septembre 2008 sur Lecture/Ecriture. C'est ma première véritable rencontre avec son univers romanesque, mais je ne me suis pas trouvée le moins du monde dépaysée car la Jérusalem des années 1950 qu'il ressuscite ici est aussi celle de son autobiographie "Une histoire d'amour et de ténèbres". Deux livres en résonance, qui s'éclairent mutuellement...

Tout commence à Jérusalem en 1950. Hanna vient de trébucher dans les escaliers de l'université. Un jeune homme l'a rattrapée par le bras. Un rendez-vous suit, le même soir et quelques semaines - et un léger émoi - plus tard, Hanna se retrouve fiancée à son sauveur, Michaël, étudiant en géologie. Dès lors, une question ne cessera plus de la tarauder: "Que lui as-tu trouvé à cet homme, et que sais-tu de lui? Et si un autre que lui t'avait pris par le bras lorsque tu as trébuché dans l'escalier de Terra Sancta?" (p. 135)

De son enfance, de ses lectures de Jules Verne et de ses jeux avec les enfants des voisins arabes, deux garçons jumeaux, Hanna a gardé des rêves de princesse aux pieds nus, des envies de confort et de fantaisie que la Jérusalem des années cinquante, et Michaël, si terne, terre-à-terre et raisonnable, peinent à satisfaire... Tout au long de "Mon Michaël", le lecteur se voit ainsi embarqué dans un va-et-vient entre les fantasmes d'Hanna et la réalité de sa vie quotidienne: l'argent qui manque, la grossesse difficile puis les confrontations avec son petit garçon, Yaïr, aussi épouvantablement raisonnable que son père ce qui ne manque pas d'horripiler sa mère. Bref, "Mon Michaël" dresse en quelque sorte l'inventaire des désillusions de son héroïne, pressenties dès avant son mariage dans la multiplication des signes de mauvais augures, et constatées ensuite simplement, d'un ton tout juste amer et désabusé...

Je mentirais si je disais que ce livre m'a passionnée ou enthousiasmée outre mesure. J'ai plutôt l'impression d'être restée sur le pas de la porte, observant à distance prudente les errements d'Hanna. C'est que l'héroïne de "Mon Michaël" est si bien perdue dans son propre monde, et que ses rêves conservent quelque chose de si enfantin ou pour mieux dire d'immature, qu'il me semble fort difficile de s'en approcher ou de s'y projeter. Mais cela ne m'a pas empêchée de poursuivre ma lecture de ce livre avec beaucoup d'intérêt. En fait, "Mon Michaël" m'a paru étonnant à plus d'un titre. D'abord, par son sujet et ce choix - surprenant pour un jeune écrivain, puisque qu'il s'agissait là seulement du deuxième roman d'Amos Oz - de se plonger dans la vie intérieure d'une femme aux prises avec le vieillissement qu'impose les aspirations inassouvies et les désillusions d'une vie étriquée, jusque et y compris dans les attentes de son corps, ses flambées de désir et ses envies brutales et soudaines de séduction. Enfin, par la maîtrise avec laquelle l'auteur conduit ce récit, les beautés et les richesses de son écriture, témoignant - déjà - d'un talent incontestable.

Extrait:

"Je dois écrire aussi ceci. A la fin de la soirée mon mari essaya de m'embrasser par surprise dans le cou. Il s'était approché de moi en catimini, par-derrière. Peut-être ses amis étudiants lui en avaient-ils donné l'idée. Au même instant je tenais un verre plein de vin que mon frère m'avait mis dans la main. Au moment où ses lèvres touchèrent ma peau j'eus très peur. Le vin éclaboussa ma robe blanche de mariée ainsi que le tailleur marron de tante Génia. Ce détail est-il important? Depuis le matin où ma propriétaire, Mme Tarnopoler, m'avait parlé après mes cris de la nuit, les signes n'avaient pas manqué. C'est comme mon père. Mon père savait écouter. Il a traversé l'existence comme si elle était un stage de préparation au cours duquel les leçons vous permettent d'acquérir une expérience en prévision de l'au-delà." (p. 63)

D'autres livres d'Amos Oz, dans mon chapeau: "Une histoire d'amour et de ténèbres", "Les voix d'Israël", "Scènes de vie villageoise" et "Un juste repos"

19 octobre 2008

Entre dessins préparatoires et pamphlet politique

8241244"Les voix d'Israël" d'Amos Oz

3 1/2 étoiles

 

Calmann-Lévy, 1983, 212 pages, isbn 270211274

(traduit de l'Hébreu par Guy Seniak)

Deuxième étape de ma découverte de l'oeuvre d'Amos Oz, auteur des mois d'août et septembre 2008 sur Lecture/Ecriture...

En 1982, Amos Oz s'est prêté à une série de rencontres avec quelques uns de ses concitoyens de tous bords - israëliens et arabes, juifs, musulmans ou tenants de la laïcité - pour des conversations à bâtons rompus qui lui ont fourni les matériaux de plusieurs articles publiés dans la journal "Davar". Ce sont ces articles qui sont reproduits tel quels dans "Les voix d'Israël", formant un livre un peu "patchwork", en prise directe avec l'actualité de cette année-là, et dont l'intérêt s'est sans doute quelque peu émoussé pour le lecteur de l'an de grâce 2008.

Et je dis bien "émoussé", car "Les voix d'Israël" n'en continue pas moins à proposer quelques aliments consistants à ses lecteurs. A commencer par la transcription, sans filtre, noir sur blanc, des convictions politiques de l'auteur dont l'engagement pour "La paix maintenant" est du reste bien connu. On lira ainsi un vibrant plaidoyer pour une société israëlienne pluraliste: "Au sein de la famille sioniste, plus d'un membre aurai bien voulu se débarasser de moi, et il en est d'autres qu'il ne m'est pas trop agréable d'avoir comme proches parents. Mais le pluralisme est un fait, il faut s'en accommoder, fû-ce en grinçant des dents. Ne pas se laisser aller à des excommunications, des bannissements et des refoulements de l'autre côté de la barrière. La diversité du peuple juif et de l'Israël d'aujourd'hui impose le pluralisme, que cela nous réjouisse ou nous inquiète. Personnellement, je m'en réjouis. Je n'y vois pas «un mal nécessaire», une étape à franchir «avant que ne se dessillent tous les yeux» et que nous nous retrouvions tous réunis autour de la même Vérité. Je crois en la nécessité d'un pluralisme spirituel, en une floraison de courants, d'approches diverses, de traditions et de styles de vie - y compris de «produits d'importation» intellectuels, car ainsi naîtra une tension féconde et productive." (p. 115)

Mais l'on trouvera aussi dans ces pages - et c'est ce à quoi j'ai été la plus sensible - des croquis pris sur le vif des multiples visages de l'Israël des années 1980, des portraits aux traits parfois un peu trop appuyés mais très vivants, de véritables dessins préparatoires que l'on verra réapparaître dans les vastes tableaux des romans. J'en vois un bel exemple dans ce croquis de Kerem Avraham, quartier de Jérusalem où Amos Oz a passé toute son enfance et où il a situé une grande partie d'une "histoire d'amour et de ténèbres": "Que n'y avait-il pas dans ces rues du temps de mon enfance? Le monde entier s'y trouvait réuni. Des officiers anglais assis dans les cafés, deux missionnaires finlandaises venues emprunter des livres à mon père, des policiers et des ouvriers en salopette qui se retrouvaient là pour parler politique, des artisans, dont l'un connaissait l'oeuvre de Jung sur le bout des doigts. Des gamins, en chemise bleue d'uniforme, couraient vers le local de leur mouvement de jeunesse. Il y avait aussi un dentiste qui prétendait obstinément avoir connu personnellement Staline, dont il aurait presque réussi à modifier l'attitude à l'égard du sionisme en particulier et de l'intelligentsia en général." (pp. 22-23)

En bref, "Les voix d'Israël" n'est sans doute pas le livre le plus représentatif de l'oeuvre d'Amos Oz, mais il présente un réel intérêt documentaire.

D'autres livres d'Amos Oz, dans mon chapeau: "Une histoire d'amour et de ténèbres", "Mon Michaël", "Scènes de vie villageoise" et "Un juste repos"

18 octobre 2008

De mots et de pénombre

"Une histoire d'amour et de ténèbres" d'Amos Oz

4 étoiles41FHGCVT3EL__SL500_AA240_

Gallimard/Folio, 2005, 853 pages, isbn 9782070318551

(traduit de l'Hébreu par Sylvie Cohen)

Amos Oz était l'auteur des mois d'août et septembre 2008 sur Lecture/Ecriture. Pour moi, c'était une découverte complète, que j'ai entamée avec ce livre monumental (plus de 850 pages). Et à la réflexion, je me dis que ce n'était pas une très bonne idée de commencer justement par ce livre-ci, qui ne prend tout son sens qu'à la lumière d'une oeuvre romanesque qu'il vient à son tour éclairer... Un livre sans aucun doute indispensable à une connaissance en profondeur de l'oeuvre d'Amos Oz, mais qu'il vaut mieux lire plus tard au fil de l'exploration de cette oeuvre.

Ni roman - ce n'est pas une oeuvre de fiction -, ni autobiographie car l'auteur y parle finalement fort peu de lui-même, "Une histoire d'amour et de ténèbres" est un livre inclassable. C'est le récit, touffu et foisonnant, d'une quête des origines qui suit bien des méandres, emprunte bien des détours, s'égare à plusieurs reprises en autant d'atermoiements de l'auteur pour éviter - mais en vain, puisqu'il s'y résoudra finalement à la page 843 - d'avoir à écrire la mort de sa mère, d'une overdose de somnifères, alors qu'il avait douze ans.

"Une histoire d'amour et de ténèbres" est peut-être la trace de la tentative d'Amos Oz pour comprendre le geste de sa mère, comprendre qui elle était, qui était son père et l'échec sans drame, sans un haussement de voix, de leur mariage. C'est un livre qui se perd à tenter l'impossible: raviver les souvenirs, replonger dans la pénombre du minuscule appartement de Kerem Avraham et mettre le doigt sur les signes qui avaient échappé à l'enfant d'autrefois sans la liberté qu'offre la fiction de "donner une seconde chance à ce qui n'en avait et ne pouvait en avoir" (p. 48), percer le secret d'un couple qui n'extériorisait guère ses sentiments même s'il maniait les mots avec la virtuosité et la justesse que seule peut conférer la passion du langage. Une passion des mots que les parents d'Amos Oz ont transmise à leur fils: s'il y a une passion, un amour, dans ce livre, c'est bien celui-là, l'amour des mots, de leur flux, de leur respiration, de l'art de les sertir dans une phrase et de l'espace qu'il faut savoir leur laisser... Et s'il y a un fil conducteur dans ce livre, c'est aussi celui des mots, guidant l'auteur vers ce qu'il ne se sait pas savoir, vers un dénouement et une révélation qu'il découvre en même temps que son lecteur:"Je comprenais enfin d'où je venais: d'un morne écheveau de chagrin et de faux-semblants, de nostalgie, d'absurde, de misère et de suffisance provinciale, d'éducation sentimentale et d'idéaux anachroniques, de peurs rentrées, de résignation et de désespoir. Un désespoir du genre acerbe, domestique où de minables imposteurs se prenaient pour de dangereux terroristes et d'héroïques défenseurs de la liberté (...)" (p. 787)

C'est un livre étonnant: pas vraiment une réussite, ou plutôt pas exactement ce que l'on a l'habitude d'associer à la notion de réussite. Un livre beaucoup trop long, et répétitif à un point irritant: on y retrouve à plusieurs reprises des phrases entières, presque sans variation, les mêmes personnages nous sont présentés, puis re-présentés 200 pages plus loin, presque dans les mêmes termes. Peut-être que l'âge venant, et la mémoire se débinant en proportion, je deviendrai plus indulgente à cet égard. Mais en attendant j'ai trouvé ce travers franchement irritant: je ne vois pas d'autres mots. Et pourtant, le temps passant depuis que j'ai tourné la dernière page d' "Une histoire d'amour et de ténèbres", et à mesure que l'image que je conserve de ce livre se modifie, ce sentiment d'irritation s'estompe pour céder la place à l'admiration devant les subtiles nuances de gris qui s'y déploient. Amos Oz a su développer une palette d'une infinie richesse - avec si peu de couleurs - pour nous dépeindre la vie d'un milieu à la fois provincial et cosmopolite, étriqué et curieux du monde... Si bien qu'à la fin - et cela ne s'explique pas - ce qui fait qu' "Une histoire d'amour et de ténèbres" n'est pas un livre réussi est exactement ce pour quoi il faut le lire.

Extrait:

"Tous deux avaient débarqué à Jérusalem directement du XIXème siècle: papa avait été nourri à un romantisme national, théâtral, sanguinaire et belliqueux (le printemps des peuples, Sturm und Drang) et, sur ces sommets de massepain, giclait, pareil à un flot de champagne, quelque chose de la frénésie virile de Nietzsche. Ma mère, elle vivait un romantisme d'un autre type, un mélange d'introversion, de mélancolie, de solitude sur le mode mineur, imprégné de la souffrance poignante et sensible des solitaires, dans les parfums d'automne affadis d'une décadence «fin de siècle»." (p. 419)

D'autres extraits: ici et là.

D'autres livres d'Amos Oz, dans mon chapeau: "Les voix d'Israël", "Mon Michaël", "Scènes de vie villageoise" et "Un juste repos"

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