"Le Successeur" d'Ismail Kadaré
4 étoiles
Le livre de poche/Biblio, 2007, 217 pages, isbn 9782253109143
(traduit de l'Albanais par Tedi Papavrami)
Deuxième étape de mon périple à travers l'oeuvre d'Ismaïl Kadaré, auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture.
Dans ce roman, écrit près de 18 ans après "La fille d'Agamemnon", Ismail Kadaré nous conte la suite de l'histoire de Suzana et de son père, lequel a poursuivi sa brillante carrière politique jusqu'à devenir rien de moins que le dauphin en titre du Guide de la Nation. Mais dans l'Albanie totalitaire, on ne s'élève si haut que pour mieux tomber. Et tel fut bien le sort du père de Suzana, retrouvé mort, "suicidé" d'une balle en pleine poitrine, par un froid matin de décembre.
Ismail Kadaré s'est ici inspiré d'un fait réel: la mort, restée à ce jour mystérieuse, d’un proche compagnon d'Henver Hodja, Mehmet Shehu, en 1981 *, dans un contexte politique très tendu, alors que l'Albanie et la Yougoslavie s'opposaient sur la question du Kosovo. Et partant, il nous offre un roman étrange, bruissant des multiples rumeurs d'une chute annoncée, puis des innombrables hypothèses suscitées par cette mort suspecte. Malgré la peur de la police secrète, les langues et les imaginations vont bon train, épinglant le ministre de l'intérieur, principal rival du Successeur, ou tourmentant la conscience de l'architecte qui signa son chef-d'oeuvre avec la rénovation de la maison du Dauphin en titre, au mépris de l'envie qu'une si belle demeure ne pouvait manquer d'éveiller...
Entretissant les nombreux fils de son récit, sans même se soucier de mener à terme les motifs ainsi esquissés, Ismail Kadaré livre, une fois de plus, un tableau implacable du régime totalitaire albanais, machine à broyer les hommes - disgrâciés, relégués, emprisonnés voire "suicidés" - et les sentiments humains - le nouvel amour de Suzana se voyant, lui aussi, sacrifié. Tout cela non sans s'offrir le luxe d'égratigner au passage les clichés obsolètes que l'Occident démocratique s'obstine à prendre pour la réalité albanaise, au cours de quelques rares moments d'un humour teinté de noir...
* Cette année-là, une manifestation de la population albanaise du Kosovo avait été violemment réprimée par le gouvernement yougoslave – un événement qu’Ismail Kadaré a traité dans le récit "Le cortège de la noce s’est figé dans la glace".
Extrait:
"Ce qui avait débuté comme une simple curiosité populaire prit des couleurs tragiques à l'occasion de la Fête nationale où le Guide et le Successeur se tenaient côte à côte. A la différence des années précédentes où ils s'étaient souri durant la cérémonie tout en échangeant quelques propos, le visage du Guide était cette fois demeuré de marbre. Non seulement il ne s'était pas adressé à lui une seule fois, mais comme pour mieux faire sentir son mépris, il avait par deux fois dit quelque chose à celui qui se tenait de l'autre côté: le ministre de l'intérieur." (pp. 25-26)
D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "La fille d'Agamemnon", "Eschyle ou l'éternel perdant", "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace".