Mauve vénéneux
"Le ciel de Bay City" de Catherine Mavrikakis
4 1/2 étoiles
Sabine Wespieser, 2009, 294 pages, isbn 9782848050744
On pourrait croire à un roman - un de plus - de la banlieue nord-américaine. Dans ce cas, d'une banlieue étouffée sous les fumées des usines des grandes villes industrielles, toutes proches, que sont Flint et Detroit, sans rien de commun avec les quartiers bien plus cossus où Richard Ford avait trouvé le décor des aventures de Frank Bascombe*. La jeune Amy Duchesnay est du reste bien loin de partager la tendresse du héros de Richard Ford pour cette vie si bien réglée. Et le comfort matériel somme toute modeste qui semble faire le bonheur des siens ne la satisfait pas le moins du monde.
On pourrait croire, vraiment, se trouver face à un portrait tout à la fois extrêmement réaliste, concret et très critique de la banlieue américaine, dressée par une adolescente rebelle. Et l'effet n'en est que plus saisissant lorsque nous découvrons enfin qu'il s'agit de tout autre chose, et que bien loin de n'être qu'une adolescente ordinaire confrontée à des problèmes qui le sont tout autant, Amy est littéralement, violemment et même très concrètement, hantée par le passé que sa mère et sa tante, seules rescapées d'une famille juive française presque totalement exterminée par les nazis, avaient cru laisser derrière elles en émigrant aux Etats-Unis.
Sous le ciel mauve de Bay City, ce ciel vide, inhabité et pourtant irréductiblement bouché, Amy incarne l'inanité de la fuite, si loin qu'elle ait pu mener. En nous contant son histoire, Catherine Mavrikakis poursuit jusque dans ses derniers retranchements une entreprise de déconstruction du rêve américain qui ne laisse plus une seule pierre debout. Malgré quelques moments très durs, "Le ciel de Bay City" dégage pourtant une curieuse sensation d'énergie et de vitalité, qui m'a rappelé Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, et cela même si l'écriture de Catherine Mavrikakis est bien plus sobre et classique que celle de la romancière autrichienne. "La vie est là tout le temps." (p. 173) dans ce roman magistral qui fait l'économie de tout bon sentiment, et l'on en viendrait presqu'à se demander si c'est vraiment une bonne nouvelle...
Extrait:
"Depuis que je suis toute petite, je ne pense qu'aux détails. Au manteau qu'une petite Sarah portait en descendant du train qui l'emportait vers Auschwitz. A Peter, qui tout le long du trajet infâme, pleurait d'avoir laissé son chat Mutsi sans personne. Aux repousses blanches de cheveux pour lesquelles une de mes grands-tantes coquette devait s'inquiéter en passant sa main sous son chapeau. Dieu gît dans les détails, dit-on. Je ne le crois pas. Ce n'est pas Dieu que je retrouve dans les moindres faits et gestes des gens, dans leurs inquiétudes vaines, lorsque le plus terrible a eu lieu. Ce n'est pas Dieu qui est là, non, certes pas. C'est la vie, dans ce qu'elle a de plus bête et de plus vivant. La vie absurde qui continue à parler devant la mort, l'horreur, l'immonde. La vie est là quand le condamné va se faire trancher la tête et qu'il regarde le ciel magnifique, qu'il respire à pleins poumons l'air frais du matin. La vie est là quand les parents viennent de quitter leur enfant mort à l'hôpital et que soudain monte en eux le désir brûlant de faire l'amour. La vie est là tout le temps. La vie est là quand après un accident de voiture, la merde sort du corps. La vie est là, toujours là. C'est une vraie saloperie qui nous quitte au tout dernier moment. Du moins, je l'espère." (pp. 173-174)
* Voir "Un week-end dans le Michigan", "Indépendance" et "L'état des lieux".