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Dans mon chapeau...
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belgique
17 mars 2010

"Sans doute"

En un dixième de seconde
un peu moins sans doute
mon enfance s'est plombée
sur une détonation
et depuis c'est elle que je cherche
à mesure que tous les jours
un peu plus sans doute
mon enfance m'échappe
et je l'ai traversée sur les continents
dans la foule et la solitude
aussi sur des ventres matriciels
et j'ai fouillé les angles du monde
à l'envers j'ai dormi dans le lit des secrets
qu'on épluche un à un le dernier découvrant
le suivant comme poupées gigognes
pour refluer au point de départ
où tout commence quand l'enfance
finit je n'ai rien trouvé sinon rien
on a beau jouer le jeu le jour
feindre que vivre au coin d'un sourire
on sait quand même qu'au milieu de soi
quelque chose à l'écart pourrit
et qu'à cette rapide moisissure
il est inutile de rétracter
la dernière consonne de détonation
parce que ça sonne le temps à peine
d'un dixième de seconde vous aviez un père
et le voilà en allé avec votre enfance
sur son épaule puis il faudra bien vivre
devenir père et simuler peut-être
de croire en la poursuite
d'un temps révolu disparu
au moment mécanique du revolver
le temps d'annuler le temps
un peu moins un peu plus qu'importe
des bras chauds un modèle
une exigence et la belle et pure folie
entre lesquels loger notre enfance
à côté du coffre aux trésors
de tout ce qui est à jamais
sans nul doute
perdu.

Serge Delaive, "Le livre canoë (poèmes et autres récits)", Editions de la Différence/Clepsydre, 2001, pp. 23-24

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22 février 2010

Bleu je veux...

On n'y croyait plus mais, après des jours de grisaille, voici enfin un bout de ciel bleu et un timide rayon de soleil... insuffisant pour dégeler l'étang mais assez pour lui donner un petit air de fête.

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L'étang près de la ferme du Biéreau, Louvain-la-Neuve (Cliché Fée Carabine)

16 février 2010

Une jalousie pathologique

"Le cocu magnifique" de Fernand Crommelynck,
avec Anne-Catherine Regniers et Itsik Elbaz dans une mise en scène de Vincent Goethals

Atelier Théâtre Jean Vilar, Louvain-la-Neuve, le 12 février 2010

Jeunes mariés, Stella et Bruno sont un temps très heureux. Amoureux-fous. Avant de n'être plus que fous - fous tout court - et que leur bonheur ne parte en vrille à mesure que Bruno sombre dans une jalousie pathologique, éternellement insatisfait et préférant la certitude de son infortune au doute taraudant.

Dissection d'une folie destructrice, "Le cocu magnifique" dépend peut-être plus que d'autres pièces du charisme et du talent de son premier rôle masculin. Itsik Elbaz s'y révèle tout simplement formidable, tour à tour tendre, séduisant, enjôleur, perdu, odieux ou infiniment touchant, tandis qu'Anne-Catherine Regniers lui donne une réplique toute en justesse et en retenue. Et leur interprétation sert admirablement la langue de Fernand Crommelynck, tantôt si prosaïque, gouailleuse et terre à terre, tantôt emportée en pleine envolée lyrique mais toujours magnifique.

Présentation du spectacle sur le site de l'atelier théâtre Jean Vilar.

9 janvier 2010

Une belle balade en forêt

"Les peintres de la forêt de Soignes",
Musée Communal d'Ixelles (Bruxelles)

Considérée aujourd'hui encore comme le "poumon vert de Bruxelles", la forêt de Soignes a aussi inspiré de nombreux artistes, belges et étrangers, qui prirent dès les années 1850 l'habitude de venir y peindre "sur le motif", suivant en cela l'exemple des membres de l'école de Barbizon. Leurs oeuvres sont aujourd'hui rassemblées le temps d'une belle exposition au musée communal d'Ixelles, où elles se voient regroupées non selon leur chronologie ou leur appartenance à l'une ou l'autre école mais bien suivant les lieux qui y sont représentés, nous offrant ainsi une belle balade des alentours de l'avenue de Tervueren jusqu'aux chaussées de Waterloo et d'Alsemberg.

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Joseph-Théodore Coosemans, Le chemin des Loups à Tervueren, Museum Hof van Melijn, Tervueren (source: Emmanuel Van de Putte, "Les peintres de la forêt de Soignes", Racine, 2009, p. 41)

C'est un vrai bonheur que de se promener ainsi dans un si bel écrin de verdure. Un bonheur qui ne va d'ailleurs pas sans un véritable sentiment de dépaysement devant la diversité des styles des artistes que l'on croisera au cours de cette promenande, et - aussi - tant certains des lieux portraiturés ont changé depuis le milieu du XIXème siècle.

Cette très belle exposition referme déjà ses portes demain soir. Courez-y vite, vraiment, ce n'est que du bonheur!

Présentation de l'exposition, sur le site du musée communal d'Ixelles

7 janvier 2010

Un roman-monde

"Argentine" de Serge Delaive31Hc8DaQfTL__SL500_AA240_
5 étoiles

Editions de la différence, 2008, 173 pages, isbn 9782729118013

Hernán à Buenos Aires, agitée par les remous de la crise économique qui a frappé de plein fouet l'Argentine en 2001, Lucas à Liège en 2017, le photographe néerlandais Henk Somers à Veerle en 2005... Chacun des chapitres d'"Argentine" nous balade d'un lieu, d'un personnage et d'une époque à l'autre. Chacun de ces chapitres pourrait passer pour une nouvelle totalement indépendante des autres, si certains personnages ne réapparaissaient pas, fil rouge de l'un à l'autre, et si le troisième de ces textes, intitulé "Fractales", ne venait nous proposer - sans qu'il y ait là d'autre pesanteur que celle d'un monde parfois bien dur, que ce monde où nous vivons et dans lequel nous replongent à chaque fin de décembre les habituelles rétrospectives des images de l'année - une autre clé de lecture: "Parvenu à cet endroit, emparons-nous du A, la voyelle noire de Rimbaud, A, la voyelle cerclée, et plaçons-la dans des mots qui composent les titres de textes eux-mêmes rassemblés en un livre. Chaque texte vit sa vie particulière, autonome, avec ses caractéristiques propres. Cependant, la récurrence de la voyelle noire, seule lettre commune aux différents titres - ainsi d'ailleurs que d'autres indices grossiers -, nous invite à tramer un récit plus vaste, à rassembler les fils qui unissent le texte untel à ceux qui le précèdent ou qui lui succèdent. Constatons enfin que ces récits de désagrégation noués en A tendent de près ou de loin vers l'Argentine - pays en A avec argent, comme un mauvais rêve, dedans - là où, récemment, le temps s'est regardé dans un miroir. Bien sûr, il s'agit ici d'un artifice, d'une vue de l'esprit. D'une construction mentale pas plus solide qu'un château de sable. Mais il se pourrait bien que, comme des objets fractals, les histoires s'emboîtent et se reproduisent à l'infini selon des schémas que nous ne maîtrisons pas." (pp. 45-46)

Roman expérimental, dont la forme très originale et soigneusement élaborée a de surcroît le grand mérite de parler d'elle-même et - pierre de touche à laquelle on reconnaît un bon roman -  de se tenir debout toute seule, "Argentine" est plus encore: un de ces romans dont rêve tout véritable amoureux des livres, un roman-monde qui vous emballe irrésistiblement, vous embarque dans son univers propre, vous étonne et vous émeut pour vous laisser, une fois tournée la dernière page, le regard tout chaviré. A croire que suivant le conseil d'un de ses personnages, le photographe Henk Somers qui, après avoir écumé toutes les scènes de conflit de la fin du XXème siècle, s'est tourné vers les nuages - "Ecoute un homme à la fois. Ecoute-le-bien. Parce que tu ne pourras jamais entendre tous les hommes. Le bruit du chaos." (p. 53) -, Serge Delaive a réussi l'improbable, sous la minceur trompeuse des 173 pages de son "Argentine": nous faire entendre très nettement quelques unes de ces voix humaines, si humaines, en même temps que le chaos du monde.

Un prix Rossel (2009) amplement mérité!

Extrait:

"Organisée en vue de l'intérêt général, la société se voit le plus souvent décrite comme un mode de vie propre à l'homme et à certains autres animaux. Elle serait divisée en classes hiérarchiques plus ou moins évidentes, plus ou moins compatibles, sources de tensions à l'origine de mouvements ascendants et descendants. Il s'agirait donc d'une simple addition, ou plutôt d'un plus petit dénominateur commun, une nodosité. Voire encore d'un modèle imposé par les plus forts aux plus faibles. Mais, représentée sous forme d'objet fractal, elle changerait radicalement de nature. Elle deviendrait le reflet protéiforme, fluctuant, de chacune des individualités qu'elle englobe. Une abstraction référentielle où se rejoignent les milliards de rêves et de cauchemars qui la peuplent, tous distincts mais interconnectés. Un train de nuages dans un ciel inimaginable. Cristallisant les différences quand nous nous éloignons, agrégeant les aspirations quand nous nous rejoignons." (pp. 44-45)

D'autres livres de Serge Delaive, dans mon chapeau: "Le livrecanoë" et "Poèmes sauvages"

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6 décembre 2009

"La réconciliation de l'âme avec son corps sauvage"

"Diotime et les lions" d'Henry Bauchau51HQK21135L__SL500_AA240_
5 étoiles

Actes Sud/Babel, 1997, 61 pages, isbn 2760918386

Inéluctablement, la lecture du "régiment noir" – et tout particulièrement de cette scène extraordinaire où les hommes et les fauves chassent de concert – devait me ramener à l'histoire de Diotime et de son clan, une histoire que j'avais découverte pour la première fois dans la foulée des deux grands romans "grecs" d'Henry Bauchau.

Aux confins des mondes perse et hellénique, Cambyse et les siens s'affichent en effet comme les descendants des dieux lions, qu'ils affrontent chaque année au cours d'une guerre rituelle que suit une cérémonie de réconciliation des hommes et des grands fauves, "réconciliation - aussi - de l'âme avec son corps sauvage" (p. 23). Petite-fille de Cambyse, personnage secondaire des romans "Oedipe sur la route" et  "Antigone", où elle apparaît comme une figure bienfaisante, un peu magicienne, un peu guérisseuse, Diotime trouve dans ce bref récit un passé de très jeune fille rebelle et passionnée, déterminée à énoncer ses propres règles et à définir elle-même sa place dans la société. Elle se révèle par là le double d'Antigone, incarnant une même féminité teintée de sauvagerie autant que de douceur.

Mais relu à la lumière du "régiment noir", le destin de Diotime révèle d'autres accents. Et  dans sa recherche d'un accord entre la lignée fauve qui est celle de son père Kyros et de son grand-père Cambyse et "l'aspiration grecque à ordonner le monde à la mesure humaine" (p. 14) qu'incarnent sa mère et son fiancé Arsès, notre jeune héroïne apparaît comme celle qui mène à une étape ultérieure le cheminement qui fut celui de Pierre dans "Le régiment noir". Elle est celle qui, non contente de retrouver simplement la "terrible voix du sang" (p. 44), du sang qui "est mouvement, mouvement de la vie elle –même qui ne peut s'arrêter qu'à la mort" (p. 13), la ramène à plus de conscience et d'humanité.

Si dense et si riche, déjà, pour qui le découvre hors des repères de l'oeuvre d'une vie, "Diotime et les lions" apparaît ainsi, une fois recadré par l'évolution de son auteur, comme décidément inépuisable, à un point que sa brièveté et sa fausse simplicité ne peuvent laisser soupçonner...

Extrait:

"Tout à coup, j'ai su, une danse très lente s'est emparée de moi et elle était comme un chant. Un voile rouge et obscur s'est étendu sur mes yeux, je suis devenue sourde et j'ai été pénétrée par l'odeur du lion et par le goût de son sang sur mes lèvres. Je descendais en dansant la pente d'un temps très obscur, je traversais des millénaires et je parvenais jusqu'à l'antre des ancêtres, au milieu des dieux lions. Le sang du lion, mêlé au mien, me faisait entrer dans une dimension où il n'y avait plus de passé, plus de futur ni aucune séparation entre le fauve et moi, car la barrière de la mort était abolie. Parfois, pour quelques instants, je revenais à la conscience, à la vue, et je découvrais sans surprise que nous dansions tous, dans la grotte originelle d'où les dieux lions étaient sortis un jour pour nous mettre au monde et avoir enfin des adversaires dignes d'eux." (p. 21)

D'autres livres d'Henry Bauchau, dans mon chapeau: "Le régiment noir", "Déluge" et "La pierre sans chagrin"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

3 décembre 2009

"Le maître des Passions"

"Rogier van der Weyden",
M Leuven
Du 20 septembre au 6 décembre 2009

Au terme de profondes transformations, doté d'un nouveau nom ("M Leuven"), le musée de la ville de Louvain a été inauguré le 20 septembre dernier. Et comment mieux marquer le coup que par une rétrospective consacrée à Rogier van der Weyden? Né à Tournai vers 1400, celui qui fut le peintre officiel de la ville de Bruxelles tout en jouissant des faveurs de la cour des ducs de Bourgogne, connut en effet un franc succès auprès d'une clientèle fortunée dans la ville brabançonne.

Si de nombreux éléments de la vie du maître nous restent inconnus, l'exposition du M offre une occasion rêvée de découvrir tout à la fois son oeuvre - fut-ce par l'intermédiaire de copies plus tardives ou de versions d'atelier - et son époque. S'ouvrant par une première salle consacrée aux témoignages de l'influence - et elle fut grande - que le maître exerça sur ses contemporains, l'exposition se poursuit au travers une série de salles thématiques évoquant successivement:

  • les portraits et diptyques de dévotion (dont certains se voyaient ici recontitués pour la première fois depuis des siècles)
  • les représentations de la Vierge à l'Enfant, et notamment celles de Saint-Luc dessinant la Vierge ou la 'Sacra Conversazione' importée d'Italie que Rogier van der Weyden contribua tout particulièrement à populariser.

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Rogier van der Weyden, Marie-Madeleine lisant (fragment d'une Sacra conversazione), Londres, National Gallery (source)

  • les dessins préparatoires
  • et bien sûr les Passions qui valurent au peintre tournaisien une réputation dépassant le cadre des frontières du plat pays, et auquel le très beau groupe sculpté de la Mise au tombeau de la collégiale Saint-Vincent de Soignies vient offrir un dernier écho.

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Rogier van der Weyden, Retable des Sept Sacrements, Anvers, Musées Royaux des Beaux-Arts (source)

Enfin, l'exposition se referme sur l'un des chefs-d'oeuvre incontesté de Rogier van der Weyden: le retable des Sept Sacrements peint pour Jean Chevrot, évêque de Tournai et proche conseiller du duc de Bourgogne Philippe le Bon. Exposition tout à fait passionnante, faut-il encore le dire, parce qu'elle permet véritablement de se replonger dans la vie artistique du XVème siècle, et même si à y regarder de près les copies d'après l'oeuvre de Rogier van der Weyden ou les oeuvres d'atelier s'y révèlent bien plus nombreuses que les oeuvres originales du maître dont beaucoup sont perdues ou trop fragiles pour supporter d'être déplacées. Je vous la recommanderais chaudement... si je ne la savais pas quelque peu victime de son succès et complètement sold out jusqu'à son dernier jour.

Le site officiel de l''exposition.

Et celui du M Leuven.

21 novembre 2009

Une traversée des instincts fauves

"Le régiment noir" d'Henry Bauchau51PD0ZjKMCL__SL500_AA240_
4 étoiles

Labor/Espace Nord, 1992, 425 pages, isbn 2804007669

Le régiment noir, c'est le premier du nom, celui qui fut formé par des affranchis et des esclaves fugitifs, engagés au service des armées nordistes pendant la guerre de Sécession. Mais si le roman d'Henry Bauchau nous entraîne bel et bien à travers les grandes batailles de la guerre civile américaine, de Bull Run à Gettysburg et à l'incendie d'Atlanta, ce n'est pas un roman historique. Le lecteur est d'ailleurs prévenu d'entrée: ici, rien n'est vrai. Et la matière du "régiment noir" est le passé qu'un fils, dans la tranquillité d'une petite ville brabançonne - "ses maisons de brique, ses maisons de pierre et la vie, un peu tiède, un peu manquée" (p. 188) - rêve pour son père au mépris de la vérité factuelle et même de la chronologie la plus élémentaire, puisque ce père, en réalité, n'est venu au monde que bien après la fin de la guerre civile.

Récit rêvé, et où le rêve tient d'ailleurs une place cruciale, guidant continuellement les héros et leur dictant même, à la veille de la bataille de Gettysburg, la stratégie qui leur assurera la victoire, "Le régiment noir" apparaît bien plutôt comme un roman initiatique dont les héros - le jeune Pierre, père rêvé du narrateur, et ses compagnons d'armes – se voient formés insensiblement par la confrontation avec d'autres façons d'être au monde, celles des racines africaines, oubliées puis retrouvées, et celles des amérindiens qu'incarne la figure un peu magicienne, tout à la fois bienveillante et dangereuse, de Shenandoah. Au coeur des horreurs de la guerre et de ses impulsions mortifères, c'est aussi le récit d'une traversée des instincts les plus primitifs, qui culmine, déjà, dans la rencontre de l'homme avec les grands fauves, les lions qui réapparaîtront plus tard, reprenant le même rôle, dans le très beau récit intitulé "Diotime et les lions".

Roman psychanalytique, écrit à l'issue de la seconde analyse de l'auteur menée en compagnie de Conrad Stein, roman nourri déjà de toute la puissance du mythe, "Le régiment noir" n'atteint pas à la force ni à l'étrange sentiment d'évidence d'"Oedipe sur la route", d'"Antigone ou de "L'enfant bleu" qu'il préfigure pourtant à bien des égards. Mais s'il ne s'impose que très progressivement, et s'il peut en effet paraître moins abouti que les oeuvres ultérieures d'Henry Bauchau, "Le régiment noir" n'en distille en fin de compte qu'un trouble plus intense, doublé d'un réel pouvoir de fascination. Et l'on aurait bien tort de croire ce récit d'une colère qui cesse d'être souterraine et d'une révolte contre l'ordre bourgeois, froid et calculateur, complètement déconnecté du monde où il a vu le jour. Après tout, ainsi que le souligne justement Myriam Watthee-Delmotte dans la lecture qui complète cette édition du "régiment noir", ce n'est sans doute pas un hasard si Henry Bauchau entreprit l'écriture de ce qui devait devenir son deuxième roman en 1968.

Extrait:

"Les hommes épuisés qui se couchaient hier n'importe où, se redressent, se rassurent, le choc des armes les excite, le mouvement des ordres et le martèlement des pas les entraînent. Nous ne sommes plus dix, plus cent, plus mille. Nous sommes dix mille, vingt mille, trente mille qui allons dans le même sens, qui voulons la même chose. Matin, masse, puissance, le chant est le bord des lèvres, la plaisanterie jaillit, les intestins s'apaisent, le coeur est riche et rapide. Sur le seuil de la caverne, l'esprit blessé hésite encore un instant entre le doute et l'impatience. Le corps tranche cet état insupportable, d'un coup de masse il jette son poids dans la balance. La gorge profère sourdement des sons, des cris: En avant, à la baïonnette et autres fariboles, mais sous ces manifestations de détresse, Pierre entend que le corps en a pris son parti et qu'il y a longtemps, oui, très longtemps, qu'il est intérieurement en marche. Pour aborder l'ennemi, le mordre, l'abattre, lui couper son phallus. Et le coeur étreint déjà cette grande nature, blanche et carnivore, que le couteau devine pleine de sang." (p. 48)

D'autres livres d'Henry Bauchau, dans mon chapeau: "Diotime et les lions", "Déluge" et "La pierre sans chagrin"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

11 novembre 2009

Images, matières, textures....

Tessa1"L'incendiée, l'approchant" de Francis Tessa
3 étoiles

L'arbre à paroles, 1999, 120 pages, isbn 287406047x

Chacune des six sections de ce recueil se veut hommage ou invocation à l'oeuvre d'un artiste, artistes plasticiens pour les cinq premières - Véronique Boseret, Annie Gaukema, Dominique Grodos, Claire Mambourg, Carlo Fia, dont je ne connais pas du tout les oeuvres -, poète enfin pour la sixième partie qui nous entraîne dans les pas d'André Doms.

Chacune des six sections de ce recueil apparaît comme une suite de textes très courts, tout au plus deux ou trois lignes - le terme de vers ne convenant pas ici -, dont certains se font éminemment suggestifs d'images, de matières, de textures, de sensations, et d'autres non. Il est troublant d'associer ainsi à des textes un monde probablement très différent de celui qui les a inspirés et nourris, et qu'ils revendiquent ouvertement. Et c'est peut-être ce trouble qui, gênant le lecteur aux entournures, explique somme toute ce simple fait: certains des textes de "L'incendiée, l'approchant" vivent de leur vie propre, et d'autres non.

Extraits:

spirale écrite (sur des tableaux de Véronique Boseret)

"Et la mer n'est plus la mer, mais ciel peut-être: nommer est gageure ou vêtement provisoire comme on se dévêt pour aimer" (p. 16)

Matière éclose (Sur l'oeuvre d'Annie Gaukema)

"Blé et ocre, sinople, couleurs de terre où l'espace reflété se conjugue, éclate, se recompose. Vivre est une sensation pulsante" (p. 21)

échelles, échancrures (sur l'oeuvre de Dominique Grodos)

"Fusains, cercles et courbes. Chevaux captent l'espace, projettent cerceaux, volutes; hanches et cuisses. Toute ressemblance serait douleur" (p. 36)

vitraux (en suivant le sculpteur, peintre et verrier Carlo Fia)

"A l'ouest la montagne ferme l'horizon et dénoue l'histoire. Des cascades de pierres disent l'immense à jamais effleuré" (p. 57)

"Dans la tiédeur des noyers tout est clos par le midi d'été. Battent seulement les poitrines, touches dispersées en silence" (p. 61)

"Parfum de cyclamens. Un vin - fragolino peut-être - court dans le sang comme une saveur rêvée. Nous attendrons le soir" (p. 67)

"Oliviers plantés dans les moraines. La géologie des terres bouleversées pour dire à l'homme ses limites" (p. 72)

et l'infini pénètre (André Doms)

"Regarde, nous sommes la fraîcheur des volets clos. La bouche de l'âtre où couvent feux sous cendre" (p. 80)

"(De mémoire nous fîmes enfances communes de fondrières, d'ajoncs, de glanes)" (p. 82)

"Ton corps au frémissement des paumes pour que s'envolent gazelles en plein midi" (p. 91)

"Le silence ensuite où les bruits se meurent sur l'ombre des persiennes. Ainsi l'on se déchausse dans l'attente que l'infini pénètre" (p. 94)

"A l'aube, double gisant, nous sommes dunes tièdes en un seul champ de blé" (p. 119)

22 octobre 2009

Et une duvel bien fraîche!

"Le carré de la vengeance (Pieter Van In, 1)" de Pieter Aspe51caySMio8L__SL500_AA240_
4 étoiles

Albin Michel, 2008, 334 pages, isbn 9782226183873

(traduit du Néerlandais par Emmanuèle Sandron)

Tout avait commencé par ce qui ressemblait au banal cambriolage d'une bijouterie, dans le vieux centre de Bruges. Mais voilà, les propriétaires – la famille Degroof – appartiennent au gratin de la bourgeoisie locale, et ils entretiennent des relations priviliégiées avec le bourgmestre. Aussi la police et le parquet se donnent-ils le mot pour traiter l'affaire avec toute l'attention qu'elle ne mérite sans doute pas vraiment... Encore que... Pieter Van In - commissaire adjoint que son ami Léo Vanmaele, expert près de la police judiciaire, décrit en ces termes: "[Il] avait quarante et un ans, il fumait comme une usine du dix-neuvième siècle et il consommait autant [de duvel*]  qu'une Land Rover en régime tout terrain." (p. 64), le coeur en compote et le compte en banque dans le rouge depuis que sa femme l'a quitté en emportant leurs économies et en lui laissant l'emprunt hypothécaire de leur charmante maisonnette de l'impasse du Poisson-Gras – ne tarde pas à subodorer une anguille sous roche et donc pas mal d'ennuis en perspective... Les bijoux n'ont en effet pas été emportés, mais dissous dans un aquarium rempli d'eau régale. Et un mystérieux message en latin vient par-dessus le marché piquer la curiosité de notre fin limier.

Ce n'est pas tous les jours que des cambrioleurs détruisent leur butin sur les lieux-mêmes du crime! Et ce n'est pas tous les jours que Mme la substitut du procureur – il est vrai fraîchement nommée à ce poste -, se déplace sur la scène d'un délit de ce genre. Hannelore Martens – sa silhouette de rêve, ses taches de rousseur et sa délicieuse odeur... ces messieurs de la police en sont tout chose, jusqu'au brigadier Guido Versavel qui a pourtant, selon la formule consacrée, d'autres préférences, et tout particulièrement Pieter Van In qui ne s'en remet pas – fait donc elle aussi son entrée en scène au cours de cette première enquête concoctée par Pieter Aspe dans sa bonne ville de Bruges, la première d'une longue série couronnée par un succès phénoménal auprès du public néerlandophone, avec vingt-cinq titres à ce jour, plus d'un million de livres vendus et une série télévisée qui cartonne sur la chaîne privée VTM.

Et de fait, cette sombre histoire de vengeance et de secrets familiaux, digne de l'Angleterre victorienne d'Anne Perry, mais qui se voit ici assaisonnée d'une bonne dose de gouaille et de verve, m'a offert un très bon moment de détente. Une agréable escapade dans la jolie ville de Bruges qui sous la plume de Pieter Aspe n'est pas morte pour deux sous!

* Il s'agit bien sûr d'une bière: blonde, légèrement amère et titrant à 8.5% d'alcool, elle tire son nom du patois brabançon "duvel", qui signifie "diable". Produit-phare des brasseries Moortgat, elle est très populaire en Belgique.

Extrait:

"Van In connaissait Grote Thems, le quartier de villas cossues où vivait Degroof. Habiter là, c'était affirmer sa respectabilité. Cela grouillait de médecins, de commerçants pleins aux as, d'agents de change, de banquiers, de rentiers... Les titres de noblesse y étaient tenus en haute estime, mais il était également bien vu de faire partie du Rotary Club ou du Kiwanis, d'être chevalier de l'ordre de Malte ou surnuméraire de l'Opus Dei..."  (p. 80)

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