"Règlements de contes" de Vera Feyder
4 étoiles
Lansman, 1997, 59 pages, isbn 2872821775
Entretissant les trajectoires de deux personnages tout droit sortis d’un poème de Victor Hugo ("Bon conseil aux amants") aux destinées des héros des contes de Perrault, Vera Feyder nous en propose une relecture quelque peu iconoclaste - à tel point que Charles et Victor assistant au spectacle, du lieu où ils se trouvent, s’en voient fort marris. Ainsi, Corentin, chat botté de son état, met toute sa diligence et son astuce, non à servir son maître, monsieur de Kara, fausse noblesse fort peu sympathique au demeurant, mais bien à lui piquer sous son nez sa fiancée. Et Rossetta, militante communiste qui n’a pas peur du loup, porte haut ses couleurs politiques dans son capuchon rouge…
Comme dans "Petite suite de pertes irréparables", le texte séduit par son rythme endiablé et par son irrésistible drôlerie. Mais il se révèle aussi plus grave, plus profond et par là-même plus subversif qu’on ne pourrait le penser à première vue. Car en passant ainsi à la moulinette les contes de fée de notre enfance, Vera Feyder nous invite à préserver l’irrévérence, l’imagination et la liberté face aux enchantements clé-sur-porte de notre monde contemporain. Et elle offre une résonance inattendue à cette confidence du prince charmant: "Je viens d’un pays où les gens meurent d’ennui. C’est une épidémie qui s’est abattue comme cela, un jour, amenée par on ne sait quel marchand cousu d’or et d’images, dont il s’est mis à gaver les gens. Nul n’a plus alors vécu que d’images toutes faites et d’argent comptant. Au début, c’était de la folie; une fièvre inaccoutumée que certains ont pu prendre d’abord pour une poussée de vie. Mais c’était plutôt la mort aiguillonnant la vie, la refoulant dans ses manifestations les plus simples. Les gens, soudain, ne se sont plus parlé. Ni bonjour, ni bonsoir. Plus aucune considération sur le temps qu’il fait, ni sur celui qui passe. Plus personne n’a eu quoi que ce soit à dire à qui que ce soit. La fureur de voir et de posséder a dépassé celle de vivre et l’a absorbée. C’est pourquoi tout ce qui est vivant et combattant me touche." (p. 43)
Extrait :
Kara (le poursuivant) : Elle aura honte de vous… Elle n’osera vous présenter à personne. (Il le suit dans les couloirs) Ah, vous ne vous êtes jamais regardé… Quatre pattes, des poils partout, deux canines longues comme ma main… et faux-jeton avec ça…
(Il a rejoint Corentin sur le seuil. Tonnerre. La pluie tombe, drue)
Corentin (souriant) : J’ai de belles moustaches. Un bon et bel esprit. De très beaux yeux. Beaucoup d’hommes ne peuvent en dire autant. (Il descend les marches du perron) N’allez pas plus avant, vous n’êtes pas sortable. Ah, j’oubliais, une dernière chose… Ce chat dont je vous ai parlé, qui était mon ami, on l’appelait "le chat-qui-s’en-va-tout-seul"... Eh bien, il a fait son chemin dans la vie. Et dans l’histoire. La liberté lui a réussi.
Kara : Jamais entendu parler.
Corentin : Vous lisez peu, il est vrai. Les bêtes pas plus que les gens ne vous intéressent.
Kara: J’ai d’autres chats à fouetter.
Corentin: C’était vrai. C’était. Moi parti, vous allez bien vous ennuyer. (Il s’éloigne) Il reste un peu de ragoût pour le dîner. J’ai ôté la mouche, il devrait être mangeable…
(pp. 31-32)
D'autres livres de Vera Feyder, dans mon chapeau: "Petite suite de pertes irréparables", "Caldeiras" et "Liège".
Et l'avis de Mapero sur un autre de ses livres: "Le derelitta"