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Dans mon chapeau...
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10 décembre 2010

Des fenêtres ouvertes...

"Appelle-moi Brooklyn" d'Eduardo Lago412YFwPMmCL__SS500_
5 étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 429 pages, isbn 9782234061583

(traduit de l'Espagnol par André Gabastou)

Sa vie entière, Gal Ackerman l'a passée à noircir page après page, en une tentative désespérée de fixer sur le papier, et de donner un semblant d'ordre, à sa vie ballottée au gré de courants contraires: son propre passé, l'engagement de ses parents dans les brigades internationales puis sa naissance à Madrid en pleine guerre civile, Sacco et Vanzetti, les longues promenades des dimanches de son enfance, en compagnie de son grand-père journaliste et membre de la confrérie des incohérents, un club d'artistes farfelus et secrets, de poètes-de-leurs-vies qui n'auraient pas déparé parmi les shandys* chers au coeur d'Enrique Vila-Matas (lequel se fend d'ailleurs d'une recommandation chaleureuse en quatrième de couverture**), à travers Brooklyn tel qu'aucun autre écrivain n'avait sans doute réussi à le montrer jusqu'ici, véritable cour des miracles, port d'accostage pour marins perdus auxquels le bar du Oakland, plongé dans la pénombre, offre un dernier refuge...

Et plus que tout, sa passion malheureuse pour Nadia Orlov, jeune violoniste d'origine russe à l'indépendance chevillée au corps, Nadia qui aurait tellement souhaité prénommer Brooklyn la petite fille qu'ils n'auront pas ensemble, Nadia dont l'existence seule suffit enfin à justifier la graphomanie de Gal, ainsi que celui-ci le lui confiera un jour: "Un jour, je donnerai forme à ce que j'écris. Je te rendrai par le biais de l'écriture tout ce que tu m'as donné. Je ne savais pas pourquoi j'écrivais, mais maintenant je sais que cela a un sens: pour toi. J'ai pensé écrire quelque chose sur Brooklyn. Je ne sais pas quel genre de livre ce sera, mais je le ferai. Je ne sais pas ce que je cherche, je sais seulement que c'est quelque chose qui se cache derrière les milliers de mots que je ne peux me retenir d'écrire. Je ne sais pas ce que c'est, ce que ça peut être, mais j'aimerais l'exhumer et lui donner forme, uniquement pour toi. C'est pour toi que j'écrirai ce livre, Brooklyn. Brooklyn verra le jour grâce à toi, par ta faute." (pp. 268-269) Confession à laquelle Nadia répondra:
"(...) ça ne dépend pas de toi, Gal, le livre existe déjà, bien qu'il soit encore éparpillé dans les cahiers.
Mais je ne suis pas sûr d'être capable de le récupérer.
En ce cas, quelqu'un le fera pour toi. Tu ne crois pas?"
(p. 30)

Et si improbable que cela puisse paraître, Nadia a raison. "Appelle-moi Brooklyn" s'ouvre en effet sur la scène de l'enterrement de Gal, dans le cimetière danois oublié de Fenners Point. Gal n'est plus là pour nous raconter son histoire, pour tenter de dégager du magma informe de ses innombrables cahiers un monde cohérent et le livre qui le contiendrait, mais son ami Nestor Oliver-Chapman – journaliste et aspirant-écrivain - le fera pour lui. Si bien que "Appelle-moi Brooklyn" n'est pas tant l'histoire de Gal Ackerman, avec ses nombreux tiroirs à secrets, que l'histoire de Nestor s'efforçant d'écrire un livre à partir des abondants matériaux que son ami lui a laissés, tout en affrontant ses propres angoisses, ses doutes et son questionnement personnel face à l'écriture, son pouvoir, ses limites et ses codes traditionnels qui se voient passés à la moulinette. La chronologie est allègrement bousculée, et on ne trouvera pas ici de guillemets ni d'italique pour nous signaler un discours rapporté par un tiers. Eduardo Lago développe son propre système typographique, et au final, seule la logique du fond impose la cohérence de la forme de son premier roman. Tout cela peut paraître très compliqué, et le serait sans doute si la réussite n'était pas si totale et la lecture si fluide et aisée en dépit d'une vraie complexité formelle. Car "Appelle-moi Brooklyn" est non seulement un roman dense et extraordinairement riche, dont chaque page se révèle une fenêtre ouverte sur le mal – à l'égal des carnets de notes de Gal sous les yeux de Nestor – l'amitié, la fatalité ou l'amour, mais c'est aussi un livre où la vie surgit à chaque instant du papier avec une intensité que l'on ne rencontre que rarement. C'est un livre qui happe son lecteur d'entrée pour ne plus le lâcher, le retenant captif - captivé, ému ou surpris plus souvent qu'à son tour - pour son plus grand bonheur. C'est en d'autres mots un roman-monde capable de rivaliser, même s'il recourt à de tout autres moyens, avec le très bel "Argentine" de Serge Delaive.

Extraits:

"Tu m'as mis le cahier sous les yeux et tu m'as invité à l'ouvrir. Son organisation minutieuse a retenu mon attention. Un véritable catalogue des horreurs qu'est capable de commettre l'être humain, quelque chose avec quoi on coexiste en s'en rendant à peine compte, puisque tout est dans le journal. Les monstruosités se répétaient avec une monotonie hypnotique. C'était étrange, très étrange, de faire une chose pareille. Trop de souffrance s'agglutinait dans ces articles. J'ai feuilleté le cahier sans oser le lire, me contentant de survoler les titres. On aurait dit des fenêtres ouvertes sur le mal. La phrase n'est pas de moi, c'est toi qui l'as dite, mais pas à ce moment-là." (pp. 163-164)

* La conjuration littéraire et artistique des shandys parcourt presque toute l'oeuvre d'Enrique Vila-Matas, y ressurgissant à intervalles réguliers à partir de son premier grand succès: "Abrégé d'histoire de la littérature portative".
** "Eduardo Lago, la dernière grande révélation de la littérature espagnole, est un survivant qui appartient à l'étrange race de ceux qui croient encore au pouvoir de la parole écrite. Amour, solitude, amitié et désolation sont au rendez-vous dans ce roman que son solide et émouvant poids vital et culturel rattache à la branche la plus noble de la grande tradition nord-américaine." Et ce n'est sans doute pas par hasard si c'est André Gabastou, traducteur habituel d'Enrique Vila-Matas, qui met ici son talent au service du premier roman d'Eduardo Lago...

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8 décembre 2010

Tanka (1)

Comme le dragon, une fumée légère s'élance
puis se dissipe dans le ciel limpide
Je ne me lasse pas de la regarder

Ishikawa Takuboku, "L'Amour de moi", Arfuyen, p. 36 (traduit du Japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard)

6 décembre 2010

"Oui, les femmes fantasment aussi – et heureusement!"*

"Infrarouge" de Nancy Huston41cqlFBNjYL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2010, 315 pages, isbn 978274279107

Rena Greenblatt est photographe. Reporter sur tous les fronts de l'actualité mais aussi artiste et comme telle, elle a fait de la photographie infrarouge sa marque de fabrique, tout à son désir de découvrir ce qui se cache derrière la peau dénudée de ses amants de passage, ou selon ses propres termes: "Vingt ans déjà que je privilégie ce côté-là du spectre – le côté spectral justement, fantomatique, onirique -, les ondes courtes, de plus en plus courtes, invisibles à l'oeil nu, là où la lumière commence à se muer en chaleur. Je me sers de ma caméra pour me glisser sous la peau des gens. Faire ressortir les veines, le sang chaud, la vie qui court en chacun de nous. Révéler leur aura invisible, les traces qu'a laissées le passé sur leur visage, leurs mains, leurs corps. Explorer, dans les paysages ruraux ou urbains, le détail hallucinant des ombres. Transformer le fond en forme et la forme en fond. Mettre l'immobile en mouvement comme ne saurait le faire aucun film." (p. 66)

Sa vie très remplie ne lui laisse donc que rarement le temps de prendre des vacances, et ce n'est que poussée par un vague sentiment d'urgence – la vieillesse et son cortège d'empêchements de plus en plus prégnants – qu'elle s'est enfin résolue à se libérer pour passer une semaine en Toscane avec son père, Simon, et Ingrid, la seconde épouse de ce dernier. Mais entre un employeur qui la rappelle soudainement en France, pour fixer sur la pellicule les révoltes de la banlieue parisienne en ce mois d'octobre 2005, et les petites contrariétés ou grandes déceptions du voyage, rien ne se passe comme prévu. Les relations de notre héroïne avec son père et sa belle-mère sont souvent tendues, laissant Rena bien plus seule, au cours de ces vacances familiales, qu'elle ne le prévoyait: seule avec ses souvenirs – souvenirs de sa mère qui un jour sortit brutalement de sa vie et de celle de Simon pour n'y plus revenir, souvenirs de son frère aîné auquel la relie un lien compliqué mais pourtant indéfectible d'amour-haine, souvenirs de ses enfants, de ses trois mariages ou encore de ses amours pour le moins tumultueuses, et dont elle a le plus souvent pris l'initiative –, autant d'images qui tournent en boucle dans sa tête et qu'elle ne peut confier qu'à Subra**, son double, son amie imaginaire. Ces vacances tragicomiques se muent donc pour Rena en une occasion inattendue de se retourner sur son passé, ses blessures les plus secrètes et les désirs qu'elle s'est toujours refusée à réprimer, au mépris des conventions, ce qui lui valut de se voir qualifier ça et là, dans la presse ou sur la toile, de prédatrice, qualificatif très exagéré à mon avis, et qu'on n'appliquerait en aucun cas à un homme se comportant de même.

Retraçant d'une plume franche et directe le parcours - parcours toscan mais aussi parcours de vie - de son héroïne, Nancy Huston nous offre avec "Infrarouge" le portrait d'une féministe engagée dont le discours à l'emporte-pièce peut certes être agaçant par moments, mais qui ne nous apparaît pas moins comme un très beau personnage de femme. Une femme de chair et au sang chaud, une femme libre, profondément humaine, et finalement bien plus attachante qu'agaçante.

* (p. 40)
**  Pour la petite histoire, c'est l'anagramme du nom de la photographe américaine Diane Arbus.

D'autres livres de Nancy Huston sont présentés sur Lecture/Ecriture.

1 décembre 2010

Chostakovitch et les romantiques

Récital de Plamena Mangova (piano)

Théâtre Royal de Namur, le 26 novembre 2010

Enchaînant la sonate Appassionata de Ludwig van Beethoven puis des oeuvres de Frédéric Chopin (Etude n°7 op. 25, Ballade n°1 op. 23) et de Franz Liszt (la célèbre et très brillante Méphisto Valse), le récital donné par Plamena Mangova au théâtre Royal de Namur vendredi dernier avait presque tout d'un programme hyper-classique. Et l'on ne s'en plaindra pas car ces oeuvres sont magnifiques et pourquoi bouder son plaisirde les réentendre une fois de plus? Mais la belle découverte de la soirée n'en reste pas moins l'interprétation par la pianiste bulgare de quelques uns des préludes op. 34 de Dimitri Chostakovitch: ces petites pièces souvent négligées se révélant sous ses doigts comme autant de miniatures d'une infinie variété, tour à tour lyriques, sarcastiques, mélancoliques ou joyeuses...

41v_2BVusWJKL__SL500_AA300_C'est là un très beau moment de musique que l'on peut d'ailleurs retrouver au disque, grâce à un CD Fuga Libera proposant outre les préludes op. 34 de Dimitri Chostakovitch sa deuxième sonate pour piano.

Présentation du concert, sur le site du Théâtre Royal de Namur

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