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Dans mon chapeau...
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espagne
8 octobre 2008

La pesanteur des temps passés

"Le vent de la lune" d'Antonio Muñoz Molina
4 1/2 étoiles4166gwVupML__SS500_

Seuil, 2008, 297 pages, isbn 9782020914666

(traduit de l'Espagnol par Philippe Bataillon)

Le 16 juillet 1969, Apollo XI vient de décoller de Cap Kennedy avec à son bord Neil Armstrong, Edwin Aldrin et Michael Collins. Quelques jours plus tard, la capsule spatiale s'arrachera à l'attraction terrestre et, le 20 juillet, l'homme posera pour la première fois le pied sur la lune. Au même moment, dans la petite ville andalouse de Mágina - ville fictive qui emprunte beaucoup de ses traits à Ubeda, la ville natale de l'auteur située justement au pied de la Sierra de Mágina -, une jeune garçon se prend d'une véritable passion pour les reportages télévisés couvrant les étapes cruciales de ce périple lunaire. La mission d'Apollo XI est devenue à ses yeux le symbole de tout ce que sa vie dans une petite ville provinciale de l'Espagne franquiste ne peut lui offrir: liberté, confort, légèreté, en bref les infinies possibilités de la modernité... "Le vent de la lune" file ainsi une longue métaphore, opposant l'extraordinaire aventure de Neil Armstrong et de ses camarades à une vie quotidienne où le poids du passé est omniprésent.

Les plaies de la guerre civile continuent à faire sentir leurs effets par de multiples encore que discrètes allusions glanées au fil des conversations familiales, et surtout par les rancoeurs toujours à vif, plombant la vie du quartier et suscitant la révolte du jeune narrateur: "Je ne sais rien du passé et il ne m'importe guère, mais je perçois son énorme pesanteur plombée, sa force de gravité accablante, semblable à celle que ressentirait un astronaute sur une planète dotée d'une masse beaucoup plus grande que celle de la Terre, ou d'une atmosphère beaucoup plus dense." (p. 79) Le régime franquiste vit des dernières années, mais la peur qu'il inspire est toujours bien réelle. La seule image du généralissime sur le petit écran de la télévision suffit à plonger les spectateurs dans un silence craintif et prudent: "lorsqu'apparaissait le général Franco, avec son air de petit vieux décati, son complet mal coupé de fonctionnaire et sa voix flûtée, (...) ils gardaient le silence, très sérieux, comme à la messe, comme dans la crainte que s'ils bougeaient inconsidérément, ou ne prêtaient pas l'attention nécessaire, ou faisaient un commentaire à contretemps, le Généralissime ne les voie et ne fasse tomber instantanément sur eux la disgrâce, d'un simple mouvement clérical de sa main tremblotante." (p. 45)

Mais si le passé qui recouvre Mágina d'une chape de plomb est un passé historique et politique, il est aussi - banal, ordinaire - tissé des habitudes de la vie quotidienne, du travail des champs, des fruits et des légumes soignés avec amour et grande peine, des olives que l'on ramasse à la main dans le froid de décembre, des journées de cours passées dans la crainte de la férule, au collège des Salésiens...

Erigeant la pesanteur et l'attraction des espaces intersidéraux en leitmotiv, Antonio Muñoz Molina nous offre - une fois de plus - un magnifique tableau d'une Espagne d'autrefois, somme toute pas si lointaine, admirablement servi par l'extraordinaire puissance d'évocation que l'on lui connait depuis ses premiers livres.

Extrait

"Quand il sera deux heures et demie de l'après-midi, Apollo VIII aura décollé de Cap Kennedy en brûlant, pendant les quatre premières secondes qui suivront l'allumage, deux mille tonnes de combustibles; quand il sera cinq heures et que ma mère, mon grand-père et moi serons en train de rentrer à Mágina par les chemins à nouveau inondés de monde, ajoutant la fatigue du retour à pied à l'épuisement du la journée de travail, les moteurs du dernier étage de la fusée se seront allumés pour atteindre la vitesse de séparation d'avec l'orbite terrestre. Alors, plus que jamais, pèsera sur nous la force de gravité de la planète tandis qu'eux flotteront à l'intérieur de la capsule, nos jambes endolories nous pèseront, comme nos pieds et les chaussures aux semelles desquelles colle la boue, nos bras et nos mains blessées nous pèseront, comme les lentes heures de travail ainsi que la conscience de devoir à nouveau nous lever demain à la nuit, et passer une journée identique à celle d'aujourd'hui, et à celle d'après-demain, chacune prenant sa place dans une succession aussi monotone que celle des alignements d'oliviers." (pp. 241-242)

Une belle lecture par Mapero de "Beatus ille", le tout premier roman d'Antonio Muñoz Molina.

Du même auteur, dans une veine un peu différente, moins romanesque, plus purement historique encore qu'assez libre, j'avais aussi aimé "Cordoue des Omeyyades". (Mais bon, j'avoue... Suis-je encore bien objective, s'agissant d'Antonio Muñoz Molina? J'ai lu une bonne dizaine de ses livres et ceux-ci ont généralement eu pour effet de me plonger dans une admiration sans borne...)

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