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Dans mon chapeau...

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14 mars 2011

La rencontre d'une comédienne et d'un rôle

"L'allée du roi", d'après le roman de Françoise Chandernagor,
adapté pour le théâtre et mis en scène par Jean-Claude Idée avec Jacqueline Bir

Théâtre Royal de Namur, le 11 mars 2011

Le parcours de Françoise d'Aubigné, épouse de Paul Scarron puis marquise de Maintenon, est bien loin de se ramener à une ligne droite, de la prison de Niort où elle vit le jour en 1635 à la maison royale de Saint-Louis, le pensionnat pour jeunes filles pauvres de bonne famille que le roi Louis XIV avait fondé à sa demande, et où elle rendit son dernier soupir en 1719. Célébrée tour à tour pour sa discrétion ou pour son esprit, la seconde épouse du Roi Soleil n'en était pas une contradiction près.

En portant sur les planches le roman que Françoise Chandernagor avait tiré de la vie mouvementée de Madame de Maintenon, Jean-Claude Idée faisait à la comédienne Jacqueline Bir le cadeau d'un rôle magnifique: un rôle taillé sur mesure pour celle que Jean-Claude Idée dépeint si justement comme "A la fois populaire et subtile, puissante et tendre, rieuse et grave, belle en somme, de cette beauté que tissent, sur nous, au fil des ans, nos bonheurs et nos blessures." Et c'est un vrai cadeau, aussi, pour le public témoin de cette merveilleuse rencontre d'une comédienne d'exception et d'un grand rôle.

Présentation du spectacle sur le site du Théâtre Royal de Namur.

Vous trouverez aussi sur Lecture/Ecriture un billet consacré aux "hypocrites" de Paul Scarron.

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12 mars 2011

Le combat d'un roi

MV5BMzU5MjEwMTg2Nl5BMl5BanBnXkFtZTcwNzM3MTYxNA____V1__SY317_CR1_0_214_317_"The King's Speech" de Tom Hooper,
avec Helena Bonham-Carter, Geoffrey Rush et surtout, surtout, Colin Firth

Après une pluie de prix (dont 4 Oscars) et de critiques élogieuses, il n'est sans doute plus nécessaire de résumer "The King's Speech", récit de la lutte du Roi Georges VI d'Angleterre contre un bégaiement décidément très invalidant alors que s'ouvre, avec le développement de la radio, une nouvelle ère de médiatisation. Et à peine utile de rappeler, ce que le film fait joliment au passage, que l'abdication de son prédécesseur, loin de se réduire à la question privée de son mariage avec une femme deux fois divorcée, était surtout un problème politique, Edward VIII ayant prêté une oreille bienveillante - tout comme sa future épouse, et une partie de la classe politique et de l'aristocratie britanniques - au chant des sirènes du nazisme.

Alors bien sûr, histoire d'un combat - remporté - contre l'adversité, "The King's Speech" est le prototype du feel-good movie. Grand-public, consensuel, offrant un rôle en or à son interprète principal, c'est de la graine à Oscar. Mais quand c'est si bien fait, et servi par de si bons acteurs - Colin Firth bien sûr, qui est absolument formidable, mais tous les autres sans exception sont parfaits -, qu'est-ce que c'est bon!

11 mars 2011

La mémoire, les images et les voix

"La Bible de Gustave Doré" de Torgny Lindgren51R_2BzUJNSZL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2008, 231 pages, isbn 9782742777211

(traduit du Suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus)

C'est une voix qui s'impose d'entrée de jeu à l'oreille du lecteur ouvrant "La Bible de Gustave Doré", la voix du narrateur qui entame alors la dictée du livre qu'il prévoit de consacrer à cette édition de la Bible, illustrée par le célèbre peintre et graveur français, qui a accompagné sa vie depuis sa plus tendre enfance. C'est que le narrateur de ce roman  est atteint d'alexie, qu'autrement dit il ne sait ni lire ni écrire, les lettres de l'alphabet menant devant ses yeux une danse diabolique à donner le tournis au coeur le mieux accroché. Et que ce qu'il faut bien qualifier d'infirmité dans nos sociétés occidentales fondées sur l'écrit lui valut de se voir un temps relégué par sa famille dans un foyer pour handicapés mentaux où il n'a pas plus trouvé sa place que dans l'école de son village perdu dans le Nord de la Suède.

N'étant au fond pas plus handicapé que vous ou moi, mais seulement décalé – et même  complètement à l'ouest - parce que depuis sa plus tendre enfance il n'a pas reçu les mêmes informations que nous, ayant tiré "tout ce qu'il faut savoir. Tout sur l'existence de l'homme sur terre.(...) Le ciel et la terre, l'intelligence et le corps, les parents, les amis et les ennemis, les possessions et la pauvreté, le succès et le malheur, la santé et la maladie."(p. 40) des gravures de Gustave Doré, et des récits de son grand-père, ancien professeur de lettres qu'un accident a lui aussi privé de la capacité de lire mais qui n'en conserve pas moins des livres par dizaines bien au chaud dans sa mémoire. Et se trouvant d'ailleurs doté lui-même d'une mémoire hors-norme, qui lui permettra pendant une longue période où il se verra privé de sa précieuse Bible d'en reconstituer de mémoire chacune des illustrations dans les moindres détails: "C'est mon devoir, dis-je avec cette certitude absolue, candide et enfantine qui m'a caractérisé toute ma vie. Dans la mémoire, tout doit exister, c'est là que nous existons nous-mêmes. Rien ne doit manquer, tout doit être stocké dans l'écorce cérébrale. Je me souviens par exemple de la couleur verte des chaussettes en laine de grand-père, il les portait dans ses bottes en cuir. Et de l'odeur de l'haleine de Petterson du Réconfort, métayer de la couronne. Sans parler du toucher soyeux de la blague à tabac de grand-père. Tout, je me souviens de tout, c'est là que j'existe." (pp. 155-156)

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Gustave Doré, La lutte de Jacob avec l'ange (source)

Alors oui, le narrateur de "La Bible de Gustave Doré" est analphabète. Mais sa capacité à lire les images de sa précieuse bible ne peut que nous amener à nous interroger sur ce que nous lisons encore des images dont nous nous trouvons bombardés continuellement. Et si la vision qu’il se crée du monde à partir des gravures de Gustave Doré ne peut nous apparaître que comme une fiction qu’il s’invente pour pouvoir tout simplement continuer à vivre sa vie, vaille que vaille, elle nous laisse, une fois le livre refermé, sur cette question lancinante: n’en va-t-il pas de même des mots que son ami Manfred, le journaliste, jette sur le papier. Et de nos propres histoires... C’est une expérience étonnante. Et très forte.

Extrait:

"Il n'y a pas une ligne ni un personnage que je n'aie étudié. Les vagues sur la mer où Jésus marchait. Les mamelons de la Samaritaine sous son habit de lin. La tête d'Holopherne. La corde qui cient le brigand crucifié. L'épée à la main de Dieu quand il fait périr le serpent. J'ai consacré ma vie à Gustave Doré. Je vois le monde à travers ses yeux. En toute chose, je perçois son empreinte. Si on n'arrive pas à croire en Doré, c'est qu'on n'a pas la capacité de croire." (pp. 49-50)

Les illustrations de la Bible de Gustave Doré sont consultables en ligne ici.

Un autre extrait de "La Bible de Gustave Doré", dans mon chapeau: ici

Et d'autres livres de Torgny Lindgren sont présentés sur Lecture/Ecriture.

10 mars 2011

Un éditeur au coeur du courant symboliste

"Impressions symbolistes - Edmond Deman (1857-1918)"
Musée Félicien Rops, Namur
Jusqu'au 20 mai 2011

Galeriste, collectionneur et éditeur d'art, Edmond Deman a joué un rôle clé dans l'émergence du courant symboliste en Belgique, en favorisant les contacts et les collaborations entre des écrivains comme Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck ou Stéphane Mallarmé, et des peintres tels Fernand Khnopff, Théo Van Rysselberghe, Léon Spilliaert ou James Ensor. Ce n'est donc que justice si le Musée Félicien Rops de Namur, dont l'attention se porte tout spécialement sur la création de cette période charnière à la fin du XIXème et au début du XXème siècles, lui rend l'hommage d'une exposition consacré entièrement à ses activités de collectionneur et d'éditeur.

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Maximilien Luce, Usines près de Charleroi, Musée d'Orsay, Paris (source)

Cette exposition s'articule en trois temps. S'ouvrant sur une évocation des relations entre Edmond Deman et Félicien Ropsdont il fut un ami proche jusqu'à la mort de l'artiste en 1898, elle se poursuit par la présentation d'une série d'illustrations réalisées pour les ouvrages édités par Edmond Deman par Odilon Redon, Fernand Khnopff ou Théo Van Rysselberghe. Ces livres trouvent place quant à eux dans la salle du premier étage, en compagnie de quelques oeuvres de la collection personnelle d'Edmond Deman parmi lequels on rencontrera, aux côtés de symbolistes typés comme Jean Delville, quelques pièces d'artistes engagés dans les réalités sociales et économiques de l'époque: Georges Minne, Constantin Meunier ou encore Maximilien Luce... C'est encore une belle découverte à porter à l'actif du petit musée namurois dont le dynamisme fait décidément plaisir à voir!

Présentation de l'exposition sur le site du Musée Félicien Rops

Article dans Le Soir

Dans mon chapeau, vous trouverez aussi des billets consacrés:

7 mars 2011

En cas de "blues" vespéral ;-)

"Selon Marais, environ cinq pour cent de la population éprouvent un léger sentiment de vague à l'âme et d'angoisse entre chien et loup. Une sensation qu'il connaît bien et sur l'origine de laquelle il s'interroge. Au cours de ses recherches dans le Waterberg, il a remarqué que les babouins se rassemblent systématiquement au coucher du soleil, précisément au moment où ils sont les plus fatigués et où les prédateurs nocturnes font leur apparition. Est-ce à dire que les babouins sont mus par une angoisse semblable à celle des humains, qui les force, au moment le plus fragile du jour, à se protéger contre les prédateurs? Se peut-il que cette angoisse, apparemment inutile chez les êtres humains, ait eu un jour un sens? Marais part de l'hypothèse d'une continuité entre l'homme et l'animal. Cette  mélancolie quotidienne passagère, aurait été sélectionnée à la suite d'un processus complexe parce qu'elle offre de meilleures chances de survie. Toujours selon cette logique, les sujets les plus portés à la mélancolie seraient aussi les plus aptes à la survie. Voilà qui a au moins le mérite de me remonter le moral pour la soirée."

David Van Reybrouck, "Le Fléau", Actes Sud, 2008, pp. 193-194 (traduit du Néerlandais par Pierre-Marie Finkelstein)

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6 mars 2011

Pour les amateurs d'un cinéma contemplatif

noir_ocean_aff"Noir Océan" de Marion Hänsel,
avec Adrien Jolivet, Nicolas Robin et Tao le chien dans le rôle de Giovanni

Un bateau de la Marine Nationale française stationné à Mururoa, tel est le décor du nouveau film de Marion Hänsel, un décor où pendant une heure et demie, il ne se passera rien, ou presque, abstraction faite de la croissance soudaine d'un champignon nucléaire dont personne à bord ne semble véritablement enregistrer l'existence ou a fortiori mesurer pleinement toute la signification.

Adaptant au grand écran deux nouvelles d'Hubert Mingarelli*, Marion Hänsel a en effet choisi d'en restituer toute la lenteur, la vacuité, l'extrême économie et ce parfum d'illusions perdues qui faisaient tout le prix des textes de l'écrivain français. Comme dans les nouvelles, ce sont les petites cruautés ordinaires, inconséquentes presque, des rapports entre les jeunes matelots, dont le col marin et le petit béret à pompon accentuent encore l'apparence de premiers communiants montés en graines, qui filent toute la matière du récit. Et, comme dans les nouvelles, c'est le manque de bonté des hommes qui crève l'écran dans ce film dont l'heure et demie est très exactement calculée pour nous sembler longue, vraiment longue sans l'être trop... Le manque de bonté des hommes et Giovanni, incarné avec un naturel criant par le chien Tao, seule touche de lumière dans toute cette noirceur océane. C'est là donc une belle adaptation, fidèle en esprit à l'oeuvre d'Hubert Mingarelli, mais qui plaira surtout aux amoureux d'un cinéma très,très contemplatif.

*"Océan Pacifique" et "Giovanni", du recueil "Océan Pacifique"

Pour en savoir plus: le site officiel du film

6 mars 2011

De l'océan et du manque de bonté des hommes

"Océan Pacifique" d'Hubert Mingarelli 9782020827034
4 étoiles

Editions du Seuil, 2006, 185 pages, isbn 2020827034

La Marine Nationale, dans laquelle Hubert Mingarelli s'était lui-même engagé à l'âge de dix-sept ans, assure le lien entre les trois nouvelles qui forment ce recueil. Les héros des deux premières – "Océan Pacifique" et "Giovanni" – y sont en poste, l'un à Mururoa, l'autre Dieu-seul-sait-où mais en tout cas bien loin de chez lui. Quant à Svevo, le jeune narrateur de "Bateau sous la neige", il passe sa dernière soirée dans sa famille avant de rejoindre sa première affectation.

L'ensemble est long et lent, à l'égal de l'océan illimité et du temps qui s'étire à l'infini pendant les heures de quart, de minuit à quatre heures, ces heures que les personnages d'Hubert Mingarelli - adolescents trop vite montés en graines - passent à lutter contre le sommeil, tout en songeant à la vacuité de leur vie à bord et au manque de bonté des hommes. La présence affectueuse du chien Giovanni (qui donne son titre à la deuxième nouvelle) n'y change rien. Ni la belle complicité de Svevo et de son père dans "Un bateau sous la neige" qui, par proximité, se voit comme contaminé par la mélancolie des deux textes précédents.

Il flotte décidément sur ces nouvelles une vague tristesse. Un air d'attentes déçues. Un parfum d'illusions perdues. C'est – bizarrement - très beau et cela serre le coeur. Et c'est admirablement rendu par la toute récente adaptation cinématographique, réalisée par Marion Hänsel sous le titre "Noir Océan", des nouvelles "Océan Pacifique" et "Giovanni".

Extrait:

"J'ai terminé ma cigarette là-bas, en regardant le large. Des cumulus blancs se formaient sur l'horizon à des milles de là. Mais à part ces nuages, il n'y avait rien à voir que la ligne courbe et immense de l'horizon, et chaque fois que j'avais sous les yeux cette immense courbe vide, cela suscitait en moi tout le temps la même impression d'irréalité. J'étais là et l'horizon courbe était là-bas, voilà tout, et je ne ressentais rien en particulier. J'étais à des milliers de milles des endroits où j'avais vécu, et je ne me sentais ni heureux ni malheureux." (p. 31)

3 mars 2011

David Seymour, alias Chim

"David Seymour, un photographe humaniste",
Musée juif de Belgique, Bruxelles,
Jusqu'au 27 mars 2011

Né en 1911 à Varsovie, sous le nom de David Szymin, cofondateur de l'agence Magnum venu à la photographie un peu par hasard, à Paris, alors que les revers financiers essuyés par sa famille l'avaient contraint à interrompre les études de chimie qu'il avait entreprises à la Sorbonne, David Seymour n'a pas atteint à la célébrité de ses amis et complices, Robert Capa et Henri Cartier-Bresson. La belle rétrospective que lui consacre en ce moment le musée juif de Belgique constitue donc une excellente occasion de le (re)découvrir. Ou pour mieux dire, c'est une excellente occasion de découvrir que, si le nom de David Seymour a sombré dans une relative discrétion, certaines de ses photos - une femme allaitant son bébé pendant un meeting des paysans d'Estrémadure, la petite Terezka, rescapée du camp de Treblinka ou encore la frimousse d'Audrey Hepburn, captée sur le tournage de "Funny face"de Stanley Donen, autant d'images profondément ancrées dans notre mémoire collective, et bien plus célèbres que leur auteur - bénéficient en revanche d'une notoriété certaine.

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Le musée juif de Belgique affiche en façade les photos de David Seymour (cliché Fée Carabine)

Des manifestations du Front Populaire, dans le Paris des années 1930, à Cinecitta, en passant par l'Espagne de la guerre civile, les ruines de Berlin à la fin de la seconde guerre mondiale, le tout jeune état hébreu ou encore Port-Saïd, en pleine crise de Suez, David Seymour est allé partout. Et partout - ou presque -, ses photos témoignent de la même attention, et de la même empathie, pour tous ses sujets, people ou simples anonymes, les photos qu'il a rapportées de Dachau, et des procès d'anciens officiers SS, constituant les seules - et frappantes - exceptions à cette règle, les seules photos d'une réelle froideur au milieu d'une oeuvre par ailleurs si vivante, chargée d'humanité, de sens et d'émotion. Une oeuvre qui est à (re)découvrir, absolument! 

Le site du musée juif de Belgique

Les photographies de David Seymour, sur le site de l'agence Magnum

2 mars 2011

Une poésie ancrée dans la vie

"Tombes de verre" d'Abbas Beydoun51RiTuPK0aL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud/Sindbad, 2007, 144 pages, isbn 9782742767021

(traduit de l'Arabe par Madona Ayoub, Antoine Jockey et Bernard Noël)

En reprenant quatre longues séquences poétiques extraites originellement de quatre recueils différents, "Tombes de verre" nous propose en quelque sorte une anthologie traversant près de vingt ans de la création poétique d'Abbas Beydoun, de 1985 ("Tombes de verre") à 2005 ("Une saison à Berlin", "Personne dans la demeure du cyclope"). L'ensemble impose pourtant la cohérence d'une oeuvre à l'inspiration autobiographique avouée. La première de ces quatre suites poétiques, "Tombes de verre", évoque en effet l'emprisonnement de l'auteur dans un camp militaire israélien, lors de l'invasion israélienne au Liban en 1982. "Les païens de Paris" et "Une saison à Berlin" trouvent leurs sources dans les séjours d'Abbas Beydoun dans ces deux villes: ses sentiments d'exil ou de dépaysement, mais aussi ses impressions diverses, en forme de cartes postales de la place de Potsdam ou d'un concert de Stockhausen. Et enfin, "Personne dans la demeure du cyclope" lui fut directement inspiré par la maladie et le suicide de son neveu, Ziad.

Autobiographique, la poésie d'Abbas Beydoun est aussi profondément ancrée dans la vie, dans ce qu'elle peut avoir de plus concret, cru, violent, déchirant et douloureux, dans les larmes, le sang et la sanie. Tant et si bien qu'il semble que l'auteur aurait pu faire siens ces mots qu'il place dans la bouche de son neveu Ziad: "Leurs voix souffrent beaucoup avant de prononcer ces vocables. C'est comme si on coupait une tempête ou si on l'étouffait pour extraire ces créatures minuscules et subtiles appelées mots et que même le tonnerre fuit. Il faudrait se demander combien de vents et d'éclairs nous avons liquidés pour les obtenir, ces petits insectes tordus. Combien de tonnes de rires, de hurlements et de bruit, ou combien de tonnes de silence nous avons épuisés." (p. 140) De forme libre, cette poésie-là n'a sans doute rien pour plaire aux amateurs exclusifs de sonnets proprets et bien peignés. Aux lecteurs plus aventureux, elle révélera en revanche un regard sur le monde original et radicalement neuf.

Extrait:

Tombes de verre (16)

Il y avait cependant des décors très hauts qui ne dormaient jamais
Des yeux de sentinelles vigilants comme des drogues
D'immenses pharmacies pour les épidémies
Et de grands crachoirs qui veillaient
Eveil du monde de la nuit où une pomme se gâte de l'extérieur
Eveil des bêtes dans le bâtiment de la tour
Des cadavres montant dans l'air du salon
Des tables froides dans les caves
Hommes et machines enlacés devant les fenêtres
Des fossés qui bâillaient
Et salive concentrée et colorant du corps (p. 30)

25 février 2011

Intime et distancié

"L’amour des Maytree" d’Annie Dillard511EplZHXiL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Christian Bourgois, 2008, 278 pages, isbn 9782267019827

(traduit de l’Anglais par Pierre-Yves Pétillon)

Une rencontre, des fiançailles, un mariage, la naissance d’un enfant, une séparation et une mort. L’histoire de Lou Bigelow et de Toby Maytree est une histoire tout aussi ordinaire et commune qu’elle n’est unique aux yeux des intéressés... puisque, tout simplement, c’est leur histoire. Et installés dans un petit village de pêcheurs à la pointe du Cap Cod, adeptes d’une vie spartiate, sans voiture ni télévision pour les détourner de ce qui est pour eux l’essentiel – la poésie, la peinture, et la beauté de l’infini des dunes posées entre le ciel et l’océan -, les Maytree ont beau être ce genre de gens dont le nez est perpétuellement plongé dans un livre, toute cette littérature ne leur est d’aucune utilité, ainsi que le note Lou: "L’amour lui avait si soudainement bondi dessus qu’elle pensait sérieusement que personne n’avait jamais analysé d’un peu près ce phénomène. Où en était-il question dans la littérature? Quelqu’un avait bien dû écrire quelque chose à ce sujet? Ça avait dû lui échapper. Il était temps de tout relire." (p. 45)

De ce paradoxe d’une histoire à la fois si commune et si personnelle, Annie Dillard a su tirer parti – par un humour à froid qui ne va pas tout à fait jusqu’au sourire, et par un ajustement perpétuel du regard, du distancié au plus intime - pour faire de son "Amour des Maytree" un roman universel et unique, sans décidément plus rien d’ordinaire. Un roman parcouru aussi des embruns balayant la pointe du Cap Cod, des parfums des pinèdes du Maine - "La beauté du Maine n’est pas du ciel, mais de la terre. La lumière du soleil tombait sur des pins noirs, et mourait, ou bien se répandait sur les champs. Cette froide forêt finit par le séduire. Les aiguilles de pin qu’on foulait aux pieds devinrent son sable. Il humait l’humus noir, humait le roc à l’odeur de tuyau mouillé." (p. 136) -, ou encore des allers et venues de toute une communauté d’estivants – artistes, universitaires new yorkais en quête d’air pur et d’espace - excentriques et quelque peu bohêmes. Un roman aux multiples échos sous ses dehors modestes, et qui m’a bien donné l’envie de poursuivre au plus tôt ma découverte de l’oeuvre d’Annie Dillard...

Extrait:

"Certes, il avait pensé qu’il aimerait Lou et resterait avec elle pour toujours. Une vie entière, s’était-il imaginé, ne serait pas assez longue. (Pourquoi se donnait-il tant de mal et pour entraîner sa mémoire si elle ne devait que le tarabuster?) Mais, bien sûr, durant presque toute l’histoire de l’espère humaine, l’espérance de vie avait tourné autour de dix-huit ans. Les quatorze années où il avait honoré son mariage avec Lou auraient naguère probablement constitué un record du monde d’endurance. Il avait déjà passé avec une seule et unique personne l’équivalent de plusieurs vies monogames d’autrefois. Il avait quarante-quatre ans. Il n’avait jamais vraiment aimé Lou, il s’en apercevait maintenant. Il s’était seulement aimé lui-même à travers ses yeux. Son silence était du papier blanc sur lequel il écrivait. Elle aimait plus que tout le rendre heureux. Dans ces conditions, s’appartenait-il lui-même, ou non?" (p. 96)

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