"La Bible de Gustave Doré" de Torgny Lindgren
4 étoiles
Actes Sud, 2008, 231 pages, isbn 9782742777211
(traduit du Suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus)
C'est une voix qui s'impose d'entrée de jeu à l'oreille du lecteur ouvrant "La Bible de Gustave Doré", la voix du narrateur qui entame alors la dictée du livre qu'il prévoit de consacrer à cette édition de la Bible, illustrée par le célèbre peintre et graveur français, qui a accompagné sa vie depuis sa plus tendre enfance. C'est que le narrateur de ce roman est atteint d'alexie, qu'autrement dit il ne sait ni lire ni écrire, les lettres de l'alphabet menant devant ses yeux une danse diabolique à donner le tournis au coeur le mieux accroché. Et que ce qu'il faut bien qualifier d'infirmité dans nos sociétés occidentales fondées sur l'écrit lui valut de se voir un temps relégué par sa famille dans un foyer pour handicapés mentaux où il n'a pas plus trouvé sa place que dans l'école de son village perdu dans le Nord de la Suède.
N'étant au fond pas plus handicapé que vous ou moi, mais seulement décalé – et même complètement à l'ouest - parce que depuis sa plus tendre enfance il n'a pas reçu les mêmes informations que nous, ayant tiré "tout ce qu'il faut savoir. Tout sur l'existence de l'homme sur terre.(...) Le ciel et la terre, l'intelligence et le corps, les parents, les amis et les ennemis, les possessions et la pauvreté, le succès et le malheur, la santé et la maladie."(p. 40) des gravures de Gustave Doré, et des récits de son grand-père, ancien professeur de lettres qu'un accident a lui aussi privé de la capacité de lire mais qui n'en conserve pas moins des livres par dizaines bien au chaud dans sa mémoire. Et se trouvant d'ailleurs doté lui-même d'une mémoire hors-norme, qui lui permettra pendant une longue période où il se verra privé de sa précieuse Bible d'en reconstituer de mémoire chacune des illustrations dans les moindres détails: "C'est mon devoir, dis-je avec cette certitude absolue, candide et enfantine qui m'a caractérisé toute ma vie. Dans la mémoire, tout doit exister, c'est là que nous existons nous-mêmes. Rien ne doit manquer, tout doit être stocké dans l'écorce cérébrale. Je me souviens par exemple de la couleur verte des chaussettes en laine de grand-père, il les portait dans ses bottes en cuir. Et de l'odeur de l'haleine de Petterson du Réconfort, métayer de la couronne. Sans parler du toucher soyeux de la blague à tabac de grand-père. Tout, je me souviens de tout, c'est là que j'existe." (pp. 155-156)
Gustave Doré, La lutte de Jacob avec l'ange (source)
Alors oui, le narrateur de "La Bible de Gustave Doré" est analphabète. Mais sa capacité à lire les images de sa précieuse bible ne peut que nous amener à nous interroger sur ce que nous lisons encore des images dont nous nous trouvons bombardés continuellement. Et si la vision qu’il se crée du monde à partir des gravures de Gustave Doré ne peut nous apparaître que comme une fiction qu’il s’invente pour pouvoir tout simplement continuer à vivre sa vie, vaille que vaille, elle nous laisse, une fois le livre refermé, sur cette question lancinante: n’en va-t-il pas de même des mots que son ami Manfred, le journaliste, jette sur le papier. Et de nos propres histoires... C’est une expérience étonnante. Et très forte.
Extrait:
"Il n'y a pas une ligne ni un personnage que je n'aie étudié. Les vagues sur la mer où Jésus marchait. Les mamelons de la Samaritaine sous son habit de lin. La tête d'Holopherne. La corde qui cient le brigand crucifié. L'épée à la main de Dieu quand il fait périr le serpent. J'ai consacré ma vie à Gustave Doré. Je vois le monde à travers ses yeux. En toute chose, je perçois son empreinte. Si on n'arrive pas à croire en Doré, c'est qu'on n'a pas la capacité de croire." (pp. 49-50)
Les illustrations de la Bible de Gustave Doré sont consultables en ligne ici.
Un autre extrait de "La Bible de Gustave Doré", dans mon chapeau: ici
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