Une Iphigénie du XXème siècle
"La fille d'Agamemnon" d'Ismaïl Kadaré
4 1/2 étoiles
Le livre de poche/Biblio, 2005, 123 pages, isbn 2253109150
(traduit de l'Albanais par Tedi Papavrami)
Première escale du périple Ismaïl Kadaré, auteur des mois d'octobre et novembre 2008 sur Lecture/Ecriture, et belles retrouvailles avec un auteur que j'avais apprécié il y a quelques années de cela, puis abandonné sans trop de raisons...
Iphigénie, c'est la fille aînée d'Agamemnon et de Clytemnestre, la fille que son père se résolut à sacrifier pour garantir aux troupes achéennes les vents favorables qui devaient leur permettre de gagner Troie, en Asie mineure, et là-bas de venger l'affront infligé par l'enlèvement d'Hélène. De la légende d'Iphigénie, Marguerite Yourcenar a écrit dans une lettre que "pour les Grecs eux-mêmes, [elle] avait déjà un fumet barbare; il serait presque impossible de faire entrer cette histoire d'égorgement rituel d'une enfant dans une transcription moderne. Ou alors, il faudrait remplacer le sacrifice physique par un sacrifice moral, ou encore faire d'Agamemnon un conservateur irréductible mettant à mort sa fille, jeune communiste." (Marguerite Yourcenar, "D'Hadrien à Zénon, Correspondance 1951-1956", Gallimard, 2005, p. 383).
La publication de la correspondance de Marguerite Yourcenar est nettement postérieuse à l'écriture de ce bref roman, en Albanie encore communiste, et il est peu vraisemblable qu'Ismaïl Kadaré ait pu prendre connaissance de ce passage qui trouve pourtant une illustration parfaite dans sa "Fille d'Agamemnon". Car c'est bien un sacrifice moral que le père de Suzana, un haut-dignitaire du parti communiste albanais, exige de sa fille lorsqu'il lui demande de renoncer à son amour pour un modeste employé de la télévision d'état. Et ce sacrifice et ses conséquences, qui nous sont narrées par l'amoureux qui se voit ainsi rejeté, sont tout aussi tragiques que lorsqu'Agamemnon avait abandonné sa fille au couteau du grand-prêtre Chalcas: "L'une après l'autre se rompent les amarres tels d'ultimes espoirs. (...) Plus rien ne s'oppose au dessèchement de la vie." (p. 85)
Avec "La fille d'Agamemnon", Ismail Kadaré nous offre à la fois une métaphore implacable de la déshumanisation que l'Albanie d'Enver Hodja ou l'URSS de Staline ont imposée à leurs sujets, et une fable illustrant les conséquences terribles des compromissions auxquelles peut se livrer une soif de pouvoir sans conscience ou bien plus simplement la peur - l'humiliante, l'impitoyable, la pure et simple peur de perdre le peu qui constitue encore la vie de citoyens ordinaires dans un régime totalitaire. Faut-il encore préciser que ce roman, sorti clandestinement d'Albanie par l'éditeur français d'Ismail Kadaré avec la mission de le publier s'il arrivait malheur à son auteur, est une oeuvre magistrale?
"La fille d'Agamemnon" est le premier volet d'un diptyque qui se referme avec "Le Successeur" également présenté dans mon chapeau.
Extrait:
"Jamais je n'aurais imaginé que la soudaine parenté entre Suzana et Iphigénie - une de ces fulgurances aléatoires, aveuglantes et fugaces qui effleurent l'esprit humain plusieurs milliers de fois par jour - grandirait dans le mien jusqu'à y revêtir de telles proportions. L'identification était pour moi si complète que si j'avais entendu prononcer à la radio, à la télévision ou au théâtre une proposition telle que «Suzana, fille d'Agamemnon, etc», cela m'eût paru de prime abord tout ce qu'il y a de naturel. C'était cette identification qui m'amenait soudain à voir tout un pan du drame antique à travers le prisme de la situation de Suzana et de son père: les rapports Agamemnon/autres chefs, les luttes de pouvoir, les renforcements de positions, la raison d'Etat, l'application de châtiments exemplaires, la terreur..." (p. 82)
D'autres livres d'Ismaïl Kadaré, dans mon chapeau: "Le Successeur", "Eschyle ou l'éternel perdant", "Invitation à un concert officiel et autres nouvelles" et "L'année noire - Le cortège de la noce s'est figé dans la glace"