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Dans mon chapeau...

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12 mai 2011

Plaidoyer pour un art de bien lire

"Le vice de la lecture" d'Edith Wharton41TLnJ7Z0FL__SL160_AA160_
4 ½ étoiles

Les Editions du Sonneur/La petite collection, 2009, 38 pages, isbn 9782916136172

(traduit de l'Anglais par Shaïne Cassim)

Autant dire d'entrée que le titre de cet article, paru originellement en octobre 1903 dans la North American Review et longtemps resté inédit en français, n'a rien d'une boutade. Edith Wharton y attaque bel et bien une forme de lecture qu'elle considère comme vicieuse: celle pratiquée, sous la pression sociale et par obligation, par des lecteurs dépourvus de véritables talents pour cette activité – imagination, capacité d'empathie, goût du "vagabondage intellectuel" (p. 17)... - et qu'elle nomme lecteurs mécaniques par opposition à des lecteurs idéaux – ou presque - qu'elle qualifie eux d'intuitifs. Une forme de lecture vicieuse en effet car – revers de la médaille - ceux qui s'y livrent courent non seulement le risque de se bourrer le crâne de choses auxquelles ils ne comprennent goutte, mais surtout parce que, exprimant haut et fort leur avis sur ce qu'ils lisent, et - leur nombre aidant - faisant ou défaisant les succès commerciaux de ces ouvrages, ils sont susceptibles de détourner de jeunes écrivains prometteurs d'écrire l'oeuvre unique et originale qu'ils portaient en eux pour se consacrer plutôt à des productions capables de satisfaire la grande masse de ces lecteurs mécaniques, fussent-elles médiocres et convenues.

On le voit, le propos de ce bref essai peut sembler si anti-démocratique* – véritable pavé dans la mare de l'internet où à peu près n'importe qui revendique le droit de donner son avis sur à peu près n'importe quoi – qu'on ne peut que s'étonner que "Le vice de la lecture", publié en français il y a deux ans déjà, n'ait pas rencontré plus d'échos sur la toile**. Peut-être parce que, parmi les internautes qui se sont frottés à l'article d'Edith Wharton, nombreux sont ceux qui pensent qu'elle n'aurait pas du tout aimé l'univers des blogs et des sites de lecteurs. Nous en sommes bien sûr réduits aux conjectures à ce sujet, mais pour ma part, je ne suis pas de cet avis. La toile littéraire - tout comme le monde de l'édition sur papier - offre ses chemins de traverses et ses caches aux trésors, et il est probable qu'Edith Wharton aurait su les trouver et en tracer un portrait nuancé. Nuancé, son article l'est d'ailleurs au plus haut point, bien plus que ce que ce billet ne peut laisser supposer, et la principale difficulté que l'on éprouve à en parler tient bien à ce que – ce texte d'une vingtaine de pages à peine étant si dense – on ne peut le résumer sans le simplifier et ipso facto le dénaturer. Et émouvant et passionnant, "Le vice de la lecture" l'est aussi parce que – côté face de son propos –, il nous offre une réflexion magnifique d'intelligence sur l'art de bien lire. Et comment résister à cela?

* Encore faudrait-il s'entendre sur ce que recouvre ce terme de démocratie, mais c'est un autre débat ;-)...

** Il y a bien sûr quelques réactions, dont certaines sont d'ailleurs recensées par Blog-o-Book, mais pas autant que ce que ce livre ne mériterait à mon sens.

Extrait:

"Il est évident que le lecteur mécanique, tenant chaque livre isolément pour une entité suspendue dans les limbes, manque tous les chemins parallèles et les raccourcis. Il est comme un touriste qui passe d'un «site» à l'autre sans rien regarder qui ne soit recommandé dans le Baedeker. Des délices du vagabondage intellectuel, de la poursuite improvisée après une fugace allusion, suggérée parfois par la tournure d'une phrase ou par la simple essence d'un mot, il n'a pas la moindre conscience. Avec lui, le livre suffit: l'idée d'en user comme la clé d'harmonies non préméditées, comme d'une fuite dans quelque paysage choisi*, dépasse son entendement."

* En français dans le texte

(pp. 17-18)

Un autre extrait, dans mon chapeau: ici

D'autres livres d'Edith Wharton sont présentés sur Lecture/Ecriture.

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11 mai 2011

L'eau à la bouche

18369077_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20031203_043650"Chère Martha" de Sandra Nettelbeck,
avec Martina Gedeck et Sergio Castellitto

Nous plongeant dans les états d'âme d'une jeune chef-cuisinière d'un restaurant de Hambourg qui ne vit que pour son art et dont le train-train se trouve bouleversé suite à la mort soudaine de sa soeur, lorsqu'elle doit prendre soin de la fille de cette dernière, Lina, huit ans, "Chère Martha" a tout naturellement trouvé sa place dans le cadre d'une soirée thématique d'Arte, consacrée ce dimanche à la nourriture. Car c'est la nourriture, bien plus que l'intrigue sentimentale, qui était au coeur de ce joli film: la nourriture, les soins infinis et la passion que Martha ou son collègue Mario mettent à la préparer, la mémoire familiale qui s'y dissimule, et tout ce qu'elle révèle de la relation de Martha et de sa nièce.

Le décor portuaire de Hambourg en arrière-plan, la bande-son minimaliste (voyez Arvo Pärt et Cie) et l'interprétation très sobre de Martina Gedeck (la magnifique Christa-Maria Sieland de "La vie des autres") et de Sergio Castellitto, campant deux héros très ordinaires et donc humains, achèvent de faire de "Chère Martha" un film touchant et savoureux parce que réaliste et vrai. Autant de qualités que la comparaison avec le remake hollywoodien qui en a découlé - "Le goût de la vie" de Scott Hicks avec Catherine Zeta-Jones et Aaron Eckhart, film bien plus convenu et par là-même insipide, un comble! - ne rend que plus appréciables.

8 mai 2011

Dans les gestes les plus simples

"Le coeur régulier" d’Olivier Adam41hFT7hMOYL__SL500_AA300_
4 étoiles

Editions de l’Olivier, 2010, 233 pages, isbn 9782879297460

Selon les normes en vigueur dans son milieu, Sarah mène une vie idéale: un bon travail, un mari qui poursuit lui aussi une belle carrière, une maison agréable (mais pour qui ?) et deux enfants étudiant dans une école bien cotée. Mais suite à la mort soudaine de Nathan, son frère empêcheur de tourner en rond, éternel réfractaire au système, dont la voiture est allée s’encastrer dans un arbre – accident ou suicide ? -, il lui devient tout à coup impossible de continuer à tricher, impossible de se cacher plus longtemps que cette vie n’est pas  - n’a jamais été – ce qu’elle voulait: "Dans ces moments, je voyais combien j’étais apte à la dérive, je voyais se matérialiser sous mes yeux le réseau serré de fils que j’avais tissé pour me tenir à la surface, la succession de tâches professionnelles, sociales, amoureuses, domestiques qui me donnaient une contenance, un emploi, oui je voyais clairement l’ampleur de la construction, la grossièreté de l’artifice, la part de la comédie." (p. 28) Partant de cette prise de conscience, "Le coeur régulier" est le récit de la quête de Sarah pour renouer tout à la fois, et fut-ce a posteriori, les liens distendus avec son frère, et les fils de sa propre vie, une quête qui l’entraînera - abandonnant sans guère d'états d'âme mari et enfants - jusqu’au Japon où Nathan avait longuement séjourné dans un petit village, niché au pied de falaises bien connues des aspirants au suicide.

Il y a certes un paradoxe dans le fait que Sarah, qui s’est prise au piège des normes d’un milieu où la réussite se juge selon des critères financiers et superficiels, trouve un refuge temporaire en un lieu et dans une société où les diktats de l’économie de marché se font encore plus prégnants qu’ailleurs, acculant au suicide de trop nombreux travailleurs, épuisés, dégoûtés ou tout simplement remerciés par leur entreprise. Pourtant c’est là que se cache peut-être la plus grande réussite du "Coeur régulier": dans l’évolution d’une héroïne que sa rancoeur, ses récriminations et son égoïsme rendent dans un premier temps parfaitement déplaisante, voire même imbuvable aux yeux du lecteur – on peine d’ailleurs à comprendre comment elle a pu s’enferrer si longtemps, si loin, si profond, dans une vie si contraire à ses aspirations, et comment elle trouve encore le moyen d’en rejeter la faute sur son entourage! – renouant insensiblement avec une vie plus pleine.

Et c’est qu’il a fallu à l’auteur déployer beaucoup de finesse et de sensibilité pour rendre un si juste compte du miracle opéré par le contact avec un Japon qui, se libérant lentement d’une imagerie de cartes postales, s’ancre dans les gestes, les sensations et les saveurs les plus simples d’un quotidien où l’essentiel garde toute sa place: "J’ignore pourquoi ce lieu, la répétition de ces gestes, l’eau sortant du tuyau de bambou et courant sur mes paumes et mes poignets, l’odeur de cèdre brûlé m’apaisent à ce point. Mais j’aime qu’ici l’on chérisse ses morts en plein coeur de la vie, qu’à tout instant l’on interrompe le cours des choses pour se recentrer sur l’essentiel, ses souhaits les plus profonds, le sens de ses actes, l’amour qu’on porte à ses proches, sa famille, ses amis." (pp. 40-41)

Extrait:

"Alors, je faisais demi-tour, pressais le pas sur le bitume lissé, les odeurs de fleurs pourrissantes m’enveloppaient et me tournaient la tête. Je refermais la porte derrière moi, la gorge serrée, mon coeur battait vite, je m’étais sauvée de rien. La maison m’avalait, ses teintes douces et mornes, sa lumière fade, sa décoration sans âme parce que Alain n’aimait pas la fantaisie, ses baies vitrées sans croisillons parce que Alain voulait de la lumière, ses meubles design parce que Alain n’aimait pas les vieilleries, ses pièces rangées parce que Alain ne supportait pas le désordre, son bourdonnement électrique parce que Alain raffolait des dernières nouveautés technologiques, son absence de livres parce que Alain ne voyait pas l’intérêt de les garder une fois lus, parce que nous ne lisions pas « faute de temps », son absence de disques parce que Alain n’aimait pas particulièrement la musique et s’en vantait presque, « j’aime un peu de tout, disait-il, j’écoute ce qui passe », tout ce raffinement, ce dépouillement froid m’étranglaient." (pp. 27-28)

D'autres livres d'Olivier Adam sont présentés sur Lecture/Ecriture.

7 mai 2011

Naissance de l'écriture (2)

"J'ai parlé avec eux, Kathryn. Ils voulaient que je leur parle des alphabets antiques. Nous avons discuté de l'évolution des lettres. La forme de l'homme en prière du Sinaï. Le pictogramme du boeuf. Aleph, alpha. Partant de la nature, comprenez-vous. Le boeuf, la maison, le chameau, la paume de la main, l'eau, le poisson. Du monde extérieur. Ce que voyait l'homme, les choses les plus simples. Les objets quotidiens, les animaux, les parties du corps. Cela m'intéresse, la manière dont ces marques, ces signes qui nous apparaissent si purs et abstraits, ont commencé comme des objets existants, des choses vivantes dans bien des cas."

Don DeLillo, "Les noms", Actes Sud/Babel, 2008, pp. 163-164 (traduit de l'Anglais par Marianne Véron)

"Naissance de l'écriture (1)"

6 mai 2011

A lire attentivement

"Rétrospective Luc Tuymans",
Palais des Beaux-Arts, Bruxelles,
Jusqu'au 8 mai 2011

L'adage l'affirme: "Nul n'est prophète en son pays". Et Luc Tuymans, né en 1958 à Mortsel, dans la région d'Anvers, en a fait l'expérience. Peintre figuratif en un temps où la mode était plutôt à l'abstraction, il a trouvé la reconnaissance aux Etats-Unis ou au Japon, bien avant de retenir l'attention des musées de son pays natal. Mais cette époque est bien révolue, ce dont témoigne la rétrospective que lui consacre en ce moment le palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en collaboration avec plusieurs grands musées américains.

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Luc Tuymans, Schwarzheide, Collection privée (© Luc Tuymans, source)

Au premier abord, les couleurs très douces - camaïeux de gris, de vert ou de bleu - y créent une impression d'harmonie qui ne résiste cependant pas longtemps à un second examen, dès lors que les cadrages se révèlent insolites voire franchement déstabilisants. Puis, à la lecture des cartels, ces peintures à l'allure inoffensive prennent insensiblement une dimension de plus en plus inquiétante. L'air paterne du modèle de "The Heritage VI" révèle un leader du Ku Klux Klan. La table si bien dressée ou les valseurs de "Proper" dissimulent un acharnement malsain à sauver les apparences. Et les stries verticales qui perturbent le tranquille alignement des pins de "Schwarzheide" renvoient l'observateur aux dessins que les prisonniers de ce camp de concentration nazi avaient coutume de découper en bandes plus petites dont ils se partageaient ensuite la garde, persistant ainsi à créer dans les circonstances les plus extrêmes. D'une toile à l'autre, les tableaux de Luc Tuymans s'imposent donc comme autant d'images dont le sens ne s'épuise décidément pas en un instant: autant d'images exigeant une lecture attentive.

Présentation de l'exposition sur le site du Palais des Beaux-Arts

Vous trouverez aussi, dans mon chapeau, une lecture du livre consacré à Luc Tuymans dans la collection "Art contemporain" des éditions Phaidon: ici

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3 mai 2011

Naissance de l'écriture (1)

"Le soir même, j'étais assis dans mon lit avec du papier et un stylo pour m'inventer une signature. Elle figurait un bout de berge du ruisseau d'Ava, trois petits buissons, deux pierres anguleuses et pour finir encore deux buissons presque rampants."

Torgny Lindgren, "La Bible de Gustave Doré", Actes Sud, 2008, p. 101 (traduit du Suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus)

"Naissance de l'écriture (2)"

2 mai 2011

Signes d’une vie intransigeante

“Correspondance complète (1793-1811)” de Heinrich von Kleist415F1XJFP7L__SL500_AA240_
4 étoiles

Gallimard/Le Promeneur, 2000, 484 pages, isbn 9782070757497

(traduit de l’Allemand par Jean-Claude Schneider)

La fréquentation du théâtre d’Heinrich von Kleist – et en particulier de son ultime chef-d’œuvre, “Le prince de Hombourg” – m’a laissé la forte impression d’une œuvre aussi lumineuse que troublante, échappant résolument à toute rationalisation facile, à toute tentative d’enfermement. Mais rien, dans le souvenir que je garde de l’œuvre, ne laissait présager ce que j’ai découvert de son auteur – ou du moins des traits les plus saillants de sa personnalité - à la lecture de sa correspondance. A tel point qu’il me semble nécessaire, et j’y reviendrai, de reprendre l’œuvre à la lumière de ces lettres.

Car si l’on laisse de côté une première lettre isolée, datée de 1793 et adressée par un Heinrich von Kleist adolescent à l’une de ses tantes, la sensation qui s’impose dès la deuxième missive, datée, elle, de 1799, alors que Kleist s’apprête à quitter l’armée pour reprendre ses études et qu’il détaille son projet de formation à l’intention de son ancien précepteur, est bien celle d’un enfermement dans un “plan de vie” qui ne laisse aucun espace de jeu. Le cadre de la réflexion de Kleist à ce moment est celui, très étroit, de la pensée rationnelle, des Lumières de la Raison, dont le jeune homme se fait le zélé prosélyte auprès de ses correspondants, de sa sœur Ulrike qu’il exhorte à se choisir elle aussi un projet de vie, et de sa fiancée, Wilhelmine von Zenge, qu’il encourage à se “former” assidûment, sans jamais relâcher ses efforts: “Oui, Wilhelmine, si tu pouvais me faire le plaisir de progresser sans cesse en cultivant ton cœur et ton esprit, si tu pouvais me permettre de faire de toi une épouse comme j’en souhaite une pour moi, une mère comme j’en souhaite une pour mes enfants, éclairée, instruite, dépourvue de préjugés, obéissant toujours à la raison et s’abandonnant volontiers à son cœur (…)” (p. 119)

De l’abandon de ses projets d’études à la rupture des fiançailles avec Wilhelmine von Zenge, puis au fil des tentatives (comme éditeur, journaliste, dramaturge…) et des échecs se succédant jusqu’à l’issue fatidique et au double suicide d’Heinrich von Kleist et d’Henriette Vogel au bord du Wannsee, en 1811, l’intransigeance du jeune homme changera parfois d’objet, l’idéal qui l’anime changera parfois de forme, mais sans jamais rien rabattre de ses terribles exigences. Celles-ci durent sans nulle doute peser lourdement sur les proches de Kleist, sa sœur Ulrike, sa cousine Marie ou encore Wilhelmine von Zenge. Et leur fréquentation assidue se révèle pesante aussi pour le lecteur d’aujourd’hui pourtant bien à l’abri, à près de deux siècles de distance, loin de ces temps où Kleist ne trouve décidément pas sa place, loin de la tourmente de la révolution française et des guerres napoléoniennes… La tension est pour ainsi dire constante, ne se relâchant qu’un court instant devant la beauté d’une madone de Raphaël ou la splendeur d’un paysage. Mais si éprouvante que soit la lecture de cette correspondance, celle-ci est essentielle à la connaissance de la personnalité d’Heinrich von Kleist et de sa trajectoire fulgurante, et elle se révèle par ailleurs fascinante à plus d’un titre, offrant ample matière à réflexion, historique comme psychologique.

Extrait :

“Hélas, tu ne sais pas ce qu’il y a au fond de mon être. Cela pourtant t’intéresse? – Oh, certainement! Et j’aimerais te faire tout partager, si cela était possible. Mais ce n’est pas possible, même s’il n’y avait pas d’autre obstacle que celui-ci: le défaut d’un moyen pour communiquer. Le seul que nous possédions, la langue, y est déjà impropre, elle ne peut peindre l’âme, et ce qu’elle nous donne n’est que fragments en lambeaux. Aussi ai-je chaque fois comme un sentiment d’effroi quand je dois révéler à quelqu’un le fond de ma nature; non pas que je craigne de le mettre à nu, mais parce que je ne peux pas tout montrer, ne le peux pas, et qu’il me faut redouter alors d’être mal compris à cause de cette image fragmentaire.” (p. 186)

29 avril 2011

Pour les enfants, petits et grands ;-)

50158"Dragons et princesses" de Michel Ocelot

Réalisateur de ces deux bijoux de dessins animés que sont "Kirikou et la sorcière" et "Azur et Asmar", Michel Ocelot avait fait ses premières armes avec "Princes et princesses", une série de courts-métrages en ombres chinoises: une fille, un garçon et un vieux technicien se retrouvaient dans un cinéma désaffecté pendant six soirées, le temps de jouer pour nous six contes de fées.

Avec "Dragons et princesses", il nous propose sur le même principe une nouvelle série de dix contes, avec un peu plus de moyens techniques, et donc davantage de couleurs dans les décors, mais toujours autant de poésie. On retrouve là toutes les qualités qui font la marque de fabrique de Michel Ocelot. Une vraie réflexion esthétique qui se nourrit aux quatre coins de monde et à tous les temps de l'histoire de l'art, et un imaginaire inépuisable. Du "pont du petit cordonnier"qui nous emmène à Prague au fabuleux conte russe d' "Ivan Tsarevitch et la Princesse Changeante", en passant par l'Afrique du "Garçon Tamtam" ou les Antilles de "Ti Jean et la Belle-sans-Connaître", on se régale d'un bout à l'autre de ces dix nouveaux épisodes. Ce sont dix petites merveilles de fantaisie et de beauté que je ne pourrais trop recommander aux petits enfants. Et aux grands aussi ;-).

28 avril 2011

"La société du spectacle"

"Valparaiso" de Don DeLillo311JZCVPTNL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud/Papiers, 2001, 54 pages, isbn 2742732047

(traduit de l’Anglais par Dominique Hollier)

Pour s’être retrouvé à Valparaiso au Chili, à la suite d’un enchaînement de petits dérapages idiots d’un aéroport à l’autre, alors que son employeur l’avait envoyé en mission à Valparaiso dans l’Indiana – mésaventure cocasse, peut-être un peu ridicule mais surtout franchement sans intérêt -, Michael Majeski s’est vu emporté dans un véritable tourbillon médiatique, les quinze minutes de célébrité qu’Andy Warhol avait promis à tout un chacun s’étirant dans son cas au long de dizaines et de dizaines d’interviews – dont un montage forme le premier acte de "Valparaiso" - et finalement d’une participation à un talk show - qui fait lui l’objet du second acte.

Du plus trivial au plus intime, rien n’échappe au grand déballage, au besoin acharné des journalistes de tout dévoiler, ni les détails de la mésaventure de Michael, ni l’accident de voiture dont il s’était rendu responsable, ni la tenue que sa femme Livia porte pour dormir, "En pyjama peut-être? Ou avec une chemise de nuit à l’ancienne? Nous avons besoin de savoir. Un grand T-shirt? Qu’est-ce qu’il y a écrit, sur le T-shirt? Dites-nous exactement ce que vous avez vu. Ou bien nue dans les draps emmêlés, ne réagissant que lentement à votre toucher. Dites-nous tout. Ou bien agitée et palpitante. Cette espèce de murmure de sommeil rance et des draps froissés et de chaleur corporelle." (p. 10)

Cet argument très simple au fond laisse attendre un portrait-charge, une caricature au vitriol de notre société du spectacle, de ses reality shows et de la peopelisation qui en résulte. Attente déçue en l’occurrence car l’une des grandes forces de cette pièce à la mécanique parfaitement réglée est que Don DeLillo n’y force pas le trait, qu’il n’y exagère rien ou si peu, que l’on se voit bien obligé à reconnaître la justesse du portrait qu’il y trace, avec une l’intelligence froide et aiguisée dont il est coutumier, de la société dans laquelle nous vivons: celui d’un spectacle pathétique, superficiel et cruel, offrant à ses spectateurs avec l’illusion d’une vie plus pleine, une compensation à leurs frustrations, une réponse à leurs besoins les plus secrets et obscurs.

Extrait:

"MICHAEL. Ils m’ont appelé trois fois aujourd’hui. Ce sont des gens tellement tristes, tellement comme il faut, tellement fatigués, tellement moyens. Je leur ai dit. J’ai dit que je ne pouvais plus assumer. Il n’y a que tant d’heures dans une journée. J’ai besoin d’un peu d’espace pour changer. J’ai besoin d’un peu d’espace pour changer. J’ai besoin de temps pour souffler. Trop d’engagements. Trop de voyages éprouvants.
LA JOURNALISTE. Ce qui signifie.
MICHAEL. Oui.
LA JOURNALISTE. Vous refusez toute nouvelle demande d’interview.
MICHAEL. Non. Je quitte mon boulot. Je démissionne. Ils sont tellement dociles, tellements sinistres, tellement vérolés. Voulez-vous que je parle vite, lentement... ce que vous voudrez.
(...)
LA JOURNALISTE. Qu’est-ce que je devrais dire?  Que ma vie est si peu remarquable que c’est à peine si je me reconnais dans le miroir.
MICHAEL. Moi aussi j’étais comme ça.
LA JOURNALISTE. Qu’est-ce que je devrais dire? Querien que le mot – ma vie – est une effroyable hyperbole.
MICHAEL. Moi aussi j’étais comme ça.
LA JOURNALISTE. Alors vous savez. Comme certaines personnes sont capables en prononçant ce mot de vous faire imaginer une entreprise débordante d’activité." (pp. 19-21)

D'autres livres de Don DeLillo, dans mon chapeau: "Body Art", "Les noms" et "Coeur-saignant-d'amour"

23 avril 2011

"Certes, Occident, je me scinde..."

Khatibi"La mémoire tatouée" d'Abdelkébir Khatibi
4 étoiles

Denoël/Les lettres nouvelles, 1971, 195 pages, sans isbn

Sociologue formé à la Sorbonne où il a défendu en 1965 une thèse consacrée au roman maghrébin, Abdelkébir Khatibi a tout justement tenté, dans "La mémoire tatouée" - son premier roman d'ailleurs sous-titré "autobiographie d'un décolonisé" - de se démarquer d'une tradition littéraire restée prisonnière des conceptions occidentales*.

Tout à la fois roman et autobiographie, le texte de "La mémoire tatouée" épouse aussi l'allure d'une longue méditation poétique et désordonnée, organisée selon deux "séries hasardeuses": deux séries de chapîtres eux mêmes fragmentés en de brèves évocations de l'enfance de l'auteur à El Jadida - alors que son pays est engagé malgré lui dans une guerre (la deuxième guerre mondiale) qui n'est pas la sienne -, de ses années d'étude au collège franco-musulman de Marrakech, des troubles qui ont conduit le Maroc à retrouver son indépendance ou encore de son long séjour parisien, entre le microcosme des pavillons de la cité universitaire internationale et les cafés de Saint-Germain-des-Prés, alors que la guerre d'Algérie battait son plein.

Le français lui aussi y est fragmenté, trituré et comme passé à la moulinette d'une – ou de plusieurs – langue(s) étrangère(s) dont la syntaxe réapparaîtrait ici, comme les os pointant sous la peau de la langue de Voltaire. Et il faut bien reconnaître que le résultat est déroutant, oscillant entre une réelle puissance d'évocation, incantatoire et poétique, et une obscurité cryptique qui pourrait rebuter... Mais au final, l'on voit bien qu 'Abdelkébir Khatibi n'avait d'autre choix que de se forger ainsi sa propre forme littéraire et sa propre langue – fut-elle obscure -, pour recréer en toute fidélité le monde de son enfance et de sa jeunesse. Un monde fragmenté entre l'espace des populations locales et celui des occidentaux, entre l'univers des hommes et celui des femmes, où le petit garçon fut toléré pendant un temps: "Aïcha est le nom même de ma mère et nos femmes brodent à loisir sur le fantastique pour dire non à la religion des hommes. Quand elles te disent: l'inconscient est maternel, réponds: je suis patriarche et ordonne le système." (p 47) Un monde complexe enfin que le jeune enfant se trouvait incapable de penser, faute de maîtriser le spectre complet d'une langue: "A l'école, un enseignement laïc, imposé à ma religion; je devins triglotte, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de l'arabe écrit, et parlant le dialecte comme quotidien. Où, dans ce chassé-croisé, la cohérence et la continuité?" (p. 54)

Texte inclassable, à force de se jouer de la chronologie et de fluctuer entre le roman, l'autobiographie et la poésie, "La mémoire tatouée" se lit en filigrane comme le récit de la construction d'une identité aux multiples facettes, entre l'Occident et le Maghreb, entre raison et merveilleux: "Certes, Occident, je me scinde, mais mon identité est une infinité de jeux, de roses de sable, euphorbe est ma mère, désert est ma mère, oasis est ma mère, je suis protégé, Occident!" (p. 173) Cela reste donc une lecture difficile mais d'autant plus nécessaire que celle de ce livre qui mérite vraiment une (re)découverte.

* A l'exception notable de "Nedjma" de Kateb Yacine, qu'Abdelkébir Khatibi évoque d'ailleurs ici avec une profonde admiration.

Extrait:

"Est-ce possible, le portrait d'un enfant? Car le passé que je choisis maintenant comme motif à la tension entre mon être et ses évanescences se dépose au gré de ma célébration incantatoire, elle-même prétexte de ma violence rêvée jusqu'au dérangement ou d'une quelconque idée circulaire. Qui écrira son silence, mémoire à la moindre rature?
Qui dira mon passé dans l'effacement d'une page, qui saura varier l'obscurité au seul arrachement d'ailes? Plus que mon vouloir, le voici, le souvenir plaintif, le voici libre de sa figure! Durée de lierre qui ne trahisse pas l'enfant que j'étais, l'enfant fertile qui n'est pas mort en moi!" (p. 18)

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