Plaidoyer pour un art de bien lire
"Le vice de la lecture" d'Edith Wharton
4 ½ étoiles
Les Editions du Sonneur/La petite collection, 2009, 38 pages, isbn 9782916136172
(traduit de l'Anglais par Shaïne Cassim)
Autant dire d'entrée que le titre de cet article, paru originellement en octobre 1903 dans la North American Review et longtemps resté inédit en français, n'a rien d'une boutade. Edith Wharton y attaque bel et bien une forme de lecture qu'elle considère comme vicieuse: celle pratiquée, sous la pression sociale et par obligation, par des lecteurs dépourvus de véritables talents pour cette activité – imagination, capacité d'empathie, goût du "vagabondage intellectuel" (p. 17)... - et qu'elle nomme lecteurs mécaniques par opposition à des lecteurs idéaux – ou presque - qu'elle qualifie eux d'intuitifs. Une forme de lecture vicieuse en effet car – revers de la médaille - ceux qui s'y livrent courent non seulement le risque de se bourrer le crâne de choses auxquelles ils ne comprennent goutte, mais surtout parce que, exprimant haut et fort leur avis sur ce qu'ils lisent, et - leur nombre aidant - faisant ou défaisant les succès commerciaux de ces ouvrages, ils sont susceptibles de détourner de jeunes écrivains prometteurs d'écrire l'oeuvre unique et originale qu'ils portaient en eux pour se consacrer plutôt à des productions capables de satisfaire la grande masse de ces lecteurs mécaniques, fussent-elles médiocres et convenues.
On le voit, le propos de ce bref essai peut sembler si anti-démocratique* – véritable pavé dans la mare de l'internet où à peu près n'importe qui revendique le droit de donner son avis sur à peu près n'importe quoi – qu'on ne peut que s'étonner que "Le vice de la lecture", publié en français il y a deux ans déjà, n'ait pas rencontré plus d'échos sur la toile**. Peut-être parce que, parmi les internautes qui se sont frottés à l'article d'Edith Wharton, nombreux sont ceux qui pensent qu'elle n'aurait pas du tout aimé l'univers des blogs et des sites de lecteurs. Nous en sommes bien sûr réduits aux conjectures à ce sujet, mais pour ma part, je ne suis pas de cet avis. La toile littéraire - tout comme le monde de l'édition sur papier - offre ses chemins de traverses et ses caches aux trésors, et il est probable qu'Edith Wharton aurait su les trouver et en tracer un portrait nuancé. Nuancé, son article l'est d'ailleurs au plus haut point, bien plus que ce que ce billet ne peut laisser supposer, et la principale difficulté que l'on éprouve à en parler tient bien à ce que – ce texte d'une vingtaine de pages à peine étant si dense – on ne peut le résumer sans le simplifier et ipso facto le dénaturer. Et émouvant et passionnant, "Le vice de la lecture" l'est aussi parce que – côté face de son propos –, il nous offre une réflexion magnifique d'intelligence sur l'art de bien lire. Et comment résister à cela?
* Encore faudrait-il s'entendre sur ce que recouvre ce terme de démocratie, mais c'est un autre débat ;-)...
** Il y a bien sûr quelques réactions, dont certaines sont d'ailleurs recensées par Blog-o-Book, mais pas autant que ce que ce livre ne mériterait à mon sens.
Extrait:
"Il est évident que le lecteur mécanique, tenant chaque livre isolément pour une entité suspendue dans les limbes, manque tous les chemins parallèles et les raccourcis. Il est comme un touriste qui passe d'un «site» à l'autre sans rien regarder qui ne soit recommandé dans le Baedeker. Des délices du vagabondage intellectuel, de la poursuite improvisée après une fugace allusion, suggérée parfois par la tournure d'une phrase ou par la simple essence d'un mot, il n'a pas la moindre conscience. Avec lui, le livre suffit: l'idée d'en user comme la clé d'harmonies non préméditées, comme d'une fuite dans quelque paysage choisi*, dépasse son entendement."
* En français dans le texte
(pp. 17-18)
Un autre extrait, dans mon chapeau: ici
D'autres livres d'Edith Wharton sont présentés sur Lecture/Ecriture.